Exercices de calcul... et de probabilités
(en Allemagne il y a soixante quinze ans)
Piste verte Le 27 mai 2015 Voir les commentaires (9)Lire l'article en


Les mathématiciens sont des êtres humains. Les nombres eux-mêmes sont une invention humaine, ils n’ont donc rien d’inhumain. Ils jouent les rôles que nous décidons de leur assigner.
Après des articles se déroulant dans des lieux charmants tels que les arts plastiques, la bande dessinée, la géométrie belge, la littérature, la peinture, ses trompe l’œil et ses anamorphoses, le théâtre, la rubrique « mathématiques ailleurs » vous propose un ailleurs plus sinistre.
Les mathématiciens sont des êtres humains. Les nombres eux-mêmes sont une invention humaine, ils n’ont donc rien d’inhumain. Ils jouent les rôles que nous décidons de leur assigner [1].
Que pensez-vous du nombre 116 800 ?
Rien, je suis sûre, pas trop petit, mais pas vraiment grand, rien de particulier. Je vois des lecteurs qui l’ont déjà décomposé en facteurs premiers (2 puissance 6 fois cinq au carré fois soixante-treize).
Un exercice sur la multiplication.
Le voici pourtant apparaître, ce nombre 116 800, dans un exercice sur la multiplication, issu d’un véritable livre d’arithmétique destiné à des élèves de l’école primaire.
L’entretien d’un malade mental coûte 8 Reichsmarks par jour. Combien de Reichsmarks ce malade mental aura-t-il coûté au bout de 40 ans ?
8 fois 365 (je ne compte pas les années bissextiles) fois 40...
Et voilà une instrumentalisation terrifiante du nombre 116 800.
Livres de mathématiques
Comme le nom de la monnaie utilisée le laisse deviner, l’exercice qui précède est extrait d’un livre d’arithmétique destiné aux élèves des écoles primaires, publié en Allemagne pendant la période nazie [2].
Les thèmes utilisés pour enseigner ces notions anodines que sont les quatre opérations sont bien les leitmotive de la propagande nazie. Je me concentre ici sur les notions de base d’arithmétique.
Il y a aussi dans cette série des livres de géométrie, deux par niveau, un pour les garçons et un pour les filles. Aux uns la géométrie dans l’espace et la préparation au combat, aux autres la broderie [3].
Exercices sur la division
Dans un autre manuel [4], on trouve l’énoncé :
La construction d’un asile d’aliénés a coûté 6 millions de Reichsmarks. Combien de pavillons à 15 000 Reichsmarks chacun aurait-on pu construire pour cette somme ?
Après le coût des malades mentaux [5], l’« espace vital »...
1. En 1914, la superficie de l’Empire (Reich) allemand était de 540 000 kilomètres carrés et sa population de 65 millions d’habitants. Quelle était la densité (nombre d’habitants par kilomètre carré) ?
2. En 1937, le Reich allemand était peuplé de 68 millions d’habitants pour 471 000 kilomètres carrés. En 1938 vivaient dans la Grande Allemagne (Grossdeutschland) 78 millions d’habitants pour 583 000 kilomètres carrés. Calculer les densités de population.
Exercice sur l’addition et la soustraction
Après l’espace vital, le traité de Versailles...
Les pertes allemandes dues au Versailler Diktat [6] consistent en
France (Alsace-Lorraine) 14521,8
Belgique
1035,8
Danemark
3992,7
Dantzig
1914,2
Lituanie
2656,7
Pologne (Prusse Orientale)
501,4
" (Prusse Occidentale)
15864,5
" (Poméranie)
9,6
" (Pologne)
26041,8
" (Silésie)
3732,8
Tchécoslovaquie
316,2
Avant la guerre, la superficie de l’Allemagne était de 542 622 kilomètres carrés. Quelle était cette superficie avant 1938 ?
On aura noté la subtilité : en 1938, l’agrandissement de l’Allemagne avait commencé...
Le problème des deux races (première version)
Et après l’espace vital, bien sûr, la politique raciste... Cet exercice vient du manuel cité par Herbert Mehrtens :
Deux races $R_1$ et $R_2$ se mélangent dans un rapport $p:q$ où $p+q=1$ [...]
Ce n’est qu’au bout de deux générations de métissage libre qu’on se rend compte qu’il est néfaste. On interdit aux personnes de race pure et aux personnes ayant des grands-parents $R_1$ et $R_2$ de se marier avec des personnes ayant deux grands-parents $R_2$ ou plus. Quelle est la répartition des ascendants après deux nouvelles générations ?
Aux lecteurs qui souhaitent faire l’exercice, ajoutons que « race pure » veut bien entendu dire « race $R_1$ ».
Le « problème de deux races » (antidote) — un peu d’humour
Le temps où les adolescents allemands apprenaient ce que l’on voulait qu’ils apprissent (dans les manuels dont nous venons de citer quelques extraits), ce temps avait obligé de nombreux mathématiciens — dont beaucoup de la race $R_2$ — à quitter l’Allemagne. Pour rester dans l’esprit (et les dimensions) d’un article sur Images des mathématiques, je me concentrerai sur Richard von Mises (1883—1953) [7] et sur un article de ce probabiliste.
Cet article d’un Allemand professeur en Turquie fut publié en français (avec une traduction en russe) dans un journal soviétique en 1934 [8]. Il s’agit d’étudier un caractère distinctif chez les individus d’un ensemble composé de deux classes. Comme les lecteurs du texte complet (proposé ici dans les notes) le constateront, il s’agit d’un authentique article de mathématiques. Avec des applications.
En voici une :
Dans un pays d’Europe, dont le nombre d’habitants est d’environ $65\cdot 10^6$, la population se compose de deux races aux chiffres relatifs $\alpha=0,009$ et $\beta=0,991$. Un tout petit nombre de ces habitants s’occupent des recherches scientifiques dans les domaines de la physique et de la chimie. Une échelle absolue pour mesurer la capacité scientifique (la valeur $z$) d’un physicien ou d’un chimiste n’existe pas. Toutefois on pourra admettre que les titulaires du prix Nobel constituent un ensemble des plus grandes valeurs du caractère distinctif. La liste des titulaires des années 1901 à 1933 comprend 27 noms originaires du dit pays, parmi lesquels 5 appartenant à la classe $A$.
Le nombre d’habitants (et les énoncés des exercices précédents) comme le nombre de prix Nobel de physique et chimie indiquent clairement de quel pays il s’agit. Quant aux deux « races »... [9]
Bref, il s’agit de déterminer si les Allemands juifs sont meilleurs en physique que les autres Allemands... Après une belle et longue page de calcul, voici la conclusion de von Mises :
Il y a une probabilité d’à peu près 85% pour le fait que, parmi les individus de la classe $A$, la probabilité d’un talent éminent en physique ou chimie soit au moins 20 fois et au plus 42 fois plus grande que dans la classe $B$.
On s’en doute, l’humour de von Mises ne fut pas apprécié de tous ses collègues. Le président de la Société mathématique allemande se plaignait en 1938 [10] de ce que les émigrants qui avaient quitté l’Allemagne faisaient une propagande contre le troisième Reich... et, écrivit-il à ses collègues du bureau de la Société :
Von Mises a publié un article à Moscou dans lequel il prétend montrer que les juifs sont supérieurs intellectuellement aux nordiques.
Je n’en dirai pas plus ici [11].
Cet article a été écrit pour être publié en mai 2013, quatre vingts ans après les grands bûchers où des livres ont flambé dans les villes d’Allemagne, comme le rappelle la plaque commémorative (avec la citation « Où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes » de Heinrich Heine — dont on a brûlé les livres, justement) qui sert de logo à cet article [12].
La prise en main de l’éducation mathématique (ou par les mathématiques) de la jeunesse allemande fait partie du même mouvement.
Je remercie Sylvie Roelly de m’avoir amicalement apporté à Strasbourg et prêté ses « manuels nazis » et Reinhard Siegmund-Schultze de m’avoir envoyé l’article de von Mises.
La photographie de Richard von Mises vient du site de Saint-Andrews, celle d’Albert Einstein de wikipedia.
Je m’associe à la rédaction d’Images des mathématiques pour remercier les relecteurs et relectrices qui signent des noms de girod, Damien Gayet, Sébastien Kernivinen et Claire Wenandy pour leurs suggestions et commentaires, grâce auxquels une première version de cet article a pu être améliorée.
Notes
[1] « Ceci nous rappelle que les mathématiques ne sont ni neutres ni objectives, elles font partie de la culture et de la société. Elles sont ce que nous en faisons. » avais-je écrit il y a déjà longtemps dans un « portrait d’été », et une relectrice m’avait demandé des exemples. En voici.
[2] Le directeur de la collection était un mathématicien nommé Otto Zoll.
[3] Qui contient de beaux problèmes de géométrie, comme chacun sait. Chacune des deux images présentées ici est extraite d’un de ces livres de géométrie.
[4] Sous la direction d’Adolf Dorner. Celui-là est cité dans un remarquable article de Herbert Mehrtens, « Mathématiques, sciences de la nature et national-socialisme : quelles questions poser ? » paru il y a déjà vingt ans dans « La science sous le Troisième Reich », sous la direction de Josiane Olff-Nathan, au Seuil.
[5] Damien Gayet me signale la citation
A raison d’une dépense moyenne de 15 francs par jour, un malade qui a séjourné [à l’asile] pendant 10 ans a coûté 55000 francs. C’est-à-dire bien plus qu’il serait nécessaire pour élever dans des conditions heureuses un enfant ; on a donc raison de dire qu’il vaut bien mieux laisser mourir un aliéné et sauver un enfant.
d’Édouard Herriot, maire radical de Lyon, en 1937, qu’il a lue dans le livre L’Hécatombe des fous d’Isabelle von Bueltzingsloewen (Aubier, 2007), où sont décrites les raisons du nombre collossal de morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la seconde guerre mondiale.
[6] Traité de Versailles, en français.
[7] Ce mathématicien probabiliste allemand était professeur à l’Université de Strasbourg (alors allemande) depuis 1909 (il avait 26 ans), il fut nommé à Berlin en 1919. Catholique et ancien combattant, mais d’origine juive, il quitta l’Allemagne pour prendre un poste à Istambul. Qu’il quitta en 1939 pour les États-Unis où il resta jusqu’à la fin de sa vie.
[8] Les lecteurs intéressés, ou spécialistes, trouveront cet article ici.
[9]
Rappelons que le plus célèbre physicien allemand (titulaire du prix Nobel) de l’époque avait été chassé d’Allemagne par les nazis parce qu’il était juif.
[10] C’est-à-dire au moment où cette Société décidait d’exclure tous ses membres juifs. À ce sujet, je renvoie à un article consacré à Max Dehn.
[11] Aux lecteurs intéressés, qui lisent l’anglais, et qui sont capables de se le procurer (par exemple, en cliquant ici), je signale un article de Reinhard Siegmund-Schultze et Sandy Zabell, paru dans Historia Math. en 2007 et intitulé « Richard von Mises and the “problem of two races” : A statistical satire in 1934 ».
[12] La citation semble prophétique... rappelons qu’elle est extraite d’Almansor, une tragédie écrite par Heine en 1821, et qu’elle faisait là référence à la destruction de la civilisation arabe et islamique en Espagne après la Reconquista, et peut-être aussi, implicitement à des bûchers de livres en Allemagne en 1817 (fête de la Wartburg).
Partager cet article
Pour citer cet article :
Michèle Audin — «Exercices de calcul... et de probabilités» — Images des Mathématiques, CNRS, 2015
Laisser un commentaire
Actualités des maths
-
5 mars 2023Maths en scène : Printemps des mathématiques (3-31 mars)
-
6 février 2023Journées nationales de l’APMEP, appel à ateliers (9/4)
-
20 janvier 2023Le vote électronique - les défis du secret et de la transparence (Nancy, 26/1)
-
17 novembre 2022Du café aux mathématiques : conférence de Hugo Duminil-Copin (Nancy et streaming, 24/11)
-
16 septembre 2022Modélisation et simulation numérique d’instruments de musique (Nancy & streaming, 22/9)
-
11 mai 2022Printemps des cimetières
Commentaire sur l'article
à propos d’eugénisme
le 25 mai 2013 à 11:38, par guillaume destivère
à propos des « manuels scolaires »...
le 27 mai 2013 à 11:26, par alex
Exercices de calcul... et de probabilités
le 27 mai 2013 à 17:38, par Michèle Audin
Exercices de calcul... et de probabilités
le 27 mai 2015 à 22:47, par ranicki
Exercices de calcul... et de probabilités
le 28 mai 2015 à 00:08, par Rémi Peyre
Exercices de calcul... et de probabilités
le 30 mai 2015 à 16:35, par Frédéric Millet
Exercices de calcul... et de probabilités
le 30 mai 2015 à 16:37, par Frédéric Millet
Exercices de calcul... et de probabilités
le 2 juin 2015 à 15:55, par Jérôme Buzzi
Exercices de calcul... et de probabilités
le 20 avril 2019 à 00:15, par Andrés Navas