Faire des mathématiques par lettres
(Sur les traces de Lagrange 2)
Piste verte Le 22 octobre 2013 Voir les commentaires
Cet article a été écrit en partenariat avec L’Institut Henri Poincaré
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Le deuxième des six articles consacrés aux traces que nous a laissées Joseph-Louis Lagrange, à partir des documents inédits exposés à l’École polytechnique du 23 septembre au 15 décembre 2013,au CIRM, près de Marseille, les 18 et 19 octobre, et à la mairie du 5e arrondissement de Paris du 9 au 19 décembre 2013.
Pas plus au XVIIIème siècle qu’aujourd’hui, l’activité d’un savant ne se réduit aux lieux géographiques dans lesquels celle-ci s’exerce. Où Lagrange apprend-il les mathématiques ? Au collège de Turin, bien entendu, mais aussi dans les ouvrages des maîtres du calcul différentiel, comme Newton, Halley, Euler, Bernoulli et D’Alembert. À qui parle-t-il de mécanique ? Certes, à ses élèves de l’École d’artillerie de Turin où il enseigne à partir de l’âge de 19 ans. Mais surtout avec d’autres savants disséminés à travers l’Europe. Ainsi, Lagrange n’a que 18 ans lorsqu’il engage une correspondance avec Giulio Carlo Fagnano et Leonhard Euler.
La lettre adressée à ce dernier le 12 août 1755 contient les idées clefs de l’une des grandes innovations de Lagrange : le calcul des variations. [1] Ce calcul, ainsi que ses applications mécaniques, se déploie au cours des premières années de correspondance entre les deux savants. Il jouera un rôle important au XIXème siècle, notamment dans les travaux de Jacobi et Hamilton ; le principe variationnel sera plus tard perçu comme un ancêtre des idées de relativité (invariance par transformation) et sera l’une des grandes inspirations de la physique et des mathématiques du XXème siècle (20ème problème de Hilbert sur l’existence de solutions d’équations aux dérivées partielles quand les valeurs sur les frontières d’une région sont données).
Au XVIIIème siècle, problèmes, résultats, ou encore controverses circulent à l’échelle européenne au sein de correspondances scientifiques. Ces circulations sont souvent bien organisées : afin de réduire les frais postaux et délivrer les missives et ouvrages dans des zones de conflits, les savants s’appuient sur les réseaux des libraires ainsi que sur les voyages de diplomates, marchands ou aristocrates. Il n’est pas rare que le contenu scientifique d’une lettre soit recopié et diffusé à un grand nombre de correspondants. Ce commerce épistolaire joue d’ailleurs un rôle important dans le développement de la presse scientifique : la frontière entre lettre et article n’est pas nette au XVIIIème siècle et de nombreuses missives adressées à un savant sont imprimées telles quelles dans des journaux. Lagrange lui-même sollicite ses correspondants pour des contributions au journal Miscellanea Taurinensia qu’il contribue à fonder en 1758.
Lagrange à d’Alembert, 20 mars 1765
[...] Je recevrai avec le plus grand plaisir le Mémoire dont vous voulez bien honorer notre troisième Volume [de l’Académie de Turin] [...]. J’ai lu le Mémoire de M. Daniel Bernoulli sur la théorie des tuyaux d’orgues ; il n’a fait que délayer dans un long verbiage ce que j’avais mis, dans quelques formules algébriques, dans mes deux Mémoires sur le son ; encore ne l’a-t-il fait qu’imparfaitement et dans le seul cas particulier de l’isochronisme des vibrations. Cependant il a le front de dire qu’il n’a trouvé dans aucun Traité les vibrations de l’air exactement décrites ; mais je lui donnerai bien sur les doigts.
Ces réseaux de correspondances ont aussi un impact sur l’espace géographique qu’expérimentent les savants. Ainsi, le premier voyage à Paris de Lagrange en 1763 est surtout marqué par la rencontre avec Jean le Rond D’Alembert qui marque le début de vingt ans de correspondance scientifique et d’amitié épistolaire.
Lagrange à D’Alembert, 30 mai 1764,
Mon cher et respectable ami, j’ai passé à Genève comme je me l’étais proposé, et, à la faveur de votre recommandation, j’ai eu l’honneur de diner chez M. de Voltaire, qui m’a fait un très-gracieux accueil. Il était ce jour-là en humeur de rire, et ses plaisanteries tombaient toujours, comme de coutume, sur la religion, ce qui amusa beaucoup toute la compagnie. C’est, en vérité, un original qui mérite d’être vu. [...]
Adieu, mon cher Monsieur, portez-vous bien et conservez-moi votre précieuse amitié, que je regarde comme le principal avantage que mon voyage de France m’ait procuré. Je vous aime autant que je vous estime, et c’est dans ces sentiments que je serai toujours.
Alors que certains de ses principaux correspondants, comme D’Alembert ou Condorcet, sont des figures de l’universalité du siècle des Lumières, la figure de Lagrange est davantage celle d’un savant spécialisé. Son emploi du temps quotidien est monotone, consacré à l’étude des sciences mathématiques, et ne laisse que peu de place à la culture des arts ou aux distractions mondaines.
D’Alembert à Lagrange, 21 septembre 1767
[...] on me mande que votre santé est fort dérangée, que la vie que vous menez en est vraisemblablement la cause, que vous prenez trop de café et de thé, que vous vivez trop en solitaire.
Lagrange à son père, Berlin, 18 dec 1877
Je devrais être honteux d’avoir été si longtemps sans vous donner de mes nouvelles si je ne vous avais prévenu plusieurs fois d’être toujours tranquille sur mon sujet tant que vous n’en recevez point, et surtout de ne point imputer mon silence à indifférence et moins encore à oubli, mais de l’attribuer uniquement à mes occupations ordinaires et au genre de vie uniforme que je mène, lequel fait que les jours se suivent et que les années mêmes s’écoulent sans presque que je m’en aperçoive. Ajoutez à cela que je n’ai jamais rien de particulier à vous mander de ce pays qui puisse vous intéresser, et ma longue absence de ma patrie m’a déjà rendu assez indifférent sur les petits évènements qui peuvent y arriver ; déjà qu’il n’y a à proprement parler que votre santé et la mienne qui puisse être des objets intéressants dans notre
commerce.
À suivre ...
Pour naviguer dans la suite des articles consacrés à l’exposition Lagrange à l’École polytechnique :
- Episode 1 : Les lieux de Lagrange
- Episode 2 : faire des mathématiques par lettres
- Episode 3 : les Académies
- Episode 4 : la Révolution
- Episode 5 : du savant au professeur
- Episode 6 : Lagrange, comte d’Empire
Pour en savoir plus :
Les captations audiovisuelles des exposés de la journée Lagrange du Séminaire d’histoire des mathématiques de l’Institut Henri Poincaré
Borgato, M.T. et Pepe, L., The family letters of Joseph-Louis Lagrange (Italian), Boll. Storia Sci. Mat. 9 (2) (1989), 192- 318.
Passeron, I., La république des sciences : réseau des correspondances, des académies et des livres scientifiques au 18e siècle, Dix-huitième siècle, 20 (2008), p. 5-28.
Peiffer, J., Faire des mathématiques par lettres, Revue d’histoire des mathématiques, 4 (1998), p. 143-157
Peiffer, J. et Vittu, J.P. 2008, Les journaux savants, formes de la communication et agents de la construction des sa- voirs (17e-18e siècles), Dix-huitième siècle, 40 (2008), p. 241-259.
La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient Nicolas Juillet pour sa relecture attentive et ses commentaires.
Notes
[1] On pourra visionner à ce sujet l’exposé « Calcul des variations et mécanique analytique chez Lagrange », donné par Jean Mawhin à la journée Lagrange du Séminaire d’histoire des mathématiques de l’Institut Henri Poincaré
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Pour citer cet article :
Frédéric Brechenmacher — «Faire des mathématiques par lettres» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013
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