Galilée, mon contemporain
Piste verte Le 25 juillet 2019 Voir les commentaires (1)
Les articles récents d’É. Ghys et J. Leys sur Galilée me rappellent à un article sur ce personnage, que je voulais vous proposer. Cet article prend la forme d’un portrait de Galilée en physicien et mathématicien novateur, que j’ai rencontré à travers deux de ses écrits.
Note. Que la longueur de cet article ne vous décourage pas ! J’ai essayé de réaliser une piste verte : la longueur est plutôt, j’espère, signe que la pente est douce, suivant les traces de Galilée sans heurt.
En rédigeant un petit cours de géométrie il y a quelque temps, j’ai voulu insérer une note historique. Ceci m’a amené à lire Galilée — son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde [G1] et surtout son Discours concernant deux sciences nouvelles [G2] —, ainsi qu’un peu Newton [N] et Einstein [E].
J’ai été émerveillé par Galilée, que je n’avais jamais lu, et c’est ce simple émerveillement que je voulais vous faire partager. J’ai pu admirer :
- sa créativité parfois totalement novatrice,
- son habileté — il est malin, parfois rusé —,
- sa rigueur,
- sa clarté.
Mais surtout, j’ai rencontré un véritable contemporain. Nul besoin, pour apprécier l’essentiel du texte et les quatre qualités ci-dessus énumérées, d’un « passeur », commentateur qui resituerait le texte dans le contexte de l’époque, les habitudes intellectuelles, sociales ou de langage ... Avec Galilée, c’est un contemporain scientifique qui me parle. Presque un voisin de bureau. Bien sûr, ses outils mathématiques, par exemple, sont infiniment moins développés que ceux dont je dispose, mais sa démarche est une démarche scientifique contemporaine. Et pour cause : il est sans doute l’un des créateurs de cette démarche, il y a presque quatre siècles — d’où mon émerveillement.
À vrai dire, un physicien serait probablement plus qualifié que moi pour un tel article. C’est en effet d’abord le caractère novateur de la démarche de physicien de Galilée qui m’a frappé, dans son articulation avec les mathématiques. Par ailleurs, je ne suis pas historien des sciences et peux commettre des erreurs d’appréciation, par exemple en jugeant Galilée plus novateur qu’il ne l’est, par méconnaissance du contexte etc. Ces réserves posées, je vous invite à me suivre dans ma rencontre de Galilée, « mon contemporain » :
- mon contemporain physicien,
- mon contemporain mathématicien,
- mon contemporain pour une troisième raison encore.
Galilée étudie la chute des corps
Pour développer ces trois points, je dois déjà indiquer ce que j’allais chercher dans [G1] et [G2]. Ma question, en préparant la note historique de mon cours, était la suivante : comment le concept d’immobilité absolue a-t-il été abandonné, vraiment reconnu comme vide de sens ?
Je m’explique. Être immobile « absolument », c’est-à-dire sans indiquer par rapport à quoi, n’a pas de sens : on n’est immobile que par rapport à quelque chose, pris comme référence !
Pourtant, au premier regard, il est tentant de considérer la surface de la terre comme « vraiment immobile », c’est-à-dire de la considérer comme une référence naturelle pour juger si un objet bouge ou pas. C’était la conception admise jusque Galilée. Si un objet bouge par rapport à la surface de la terre, il est « vraiment » en mouvement, sinon il est « vraiment » immobile (on dit « au repos »). Bien sûr, vous pouvez choisir une autre référence, par exemple, un train qui passe devant vous : vous appellerez alors « immobile » un objet s’il l’est par rapport au train qui passe, c’est-à-dire, de votre point de vue, s’il se déplace à la même vitesse et dans le même sens que le train. Cette référence bizarre est mathématiquement possible, mais semble être une façon de se compliquer la vie, sans intérêt et bien peu naturelle (quoique : remarquez qu’elle est naturelle pour les passagers du train ... ) .
Galilée a montré qu’au contraire, prendre la terre ou le train (un bateau plutôt, pour l’époque) comme référence sont deux solutions possibles, ni plus, ni moins naturelles l’une que l’autre . En effet, les lois physiques, c’est-à-dire simplement le comportement des objets, sont identiques dans le train ou dehors, malgré le déplacement du train [1]. Galilée l’a clairement fait remarquer, alors que ce n’était pas évident à l’époque. Le livre-clé où il le montre est son Discours [G2], à travers son étude de la chute des corps. Des prémices sont déjà présentes dans son Dialogue [G1] (il y a un lien entre la célèbre défense, par Galilée, de l’idée que la terre tourne autour du soleil, et sa théorie de la chute des corps : voir le commentaire sous la référence [G1]). J’ai donc ouvert ces livres [2].
Je note aussi que le fait de lire animé d’un objectif précis m’a également rendu plus sensible. Je n’aurais peut-être pas remarqué les mêmes choses dans une simple lecture pour le plaisir. Je constate encore par là que je ne découvre vraiment une chose que lorsque je dois l’expliquer ou l’utiliser...
Reprenons donc les trois raisons pour lesquelles j’ai rencontré en Galilée un contemporain.
Galilée, physicien contemporain
Sa démarche physique est novatrice : il s’agit de la démarche expérimentale, que j’ai trouvée incroyablement aboutie chez lui. En voici les étapes, soigneusement enchaînées, décrites dans le Discours [G2], troisième journée (le livre prend la forme d’un dialogue entre trois personnages, divisé en quatre journées).
- 1. Il essaie de distinguer les facteurs influant sur le mouvement de chute d’un objet qu’on lâche (poids, résistance de l’air).
- 2. Il fait alors abstraction de la résistance de l’air, pour ne s’intéresser qu’au poids. Il fait l’hypothèse que ce mouvement suit une certaine loi mathématique : celle où la vitesse augmente proportionnellement au temps de chute. C’est-à-dire, si au bout d’une seconde, un objet qu’on a lâché a atteint une certaine vitesse $V$, alors au bout de deux secondes, il atteint la vitesse double $2V$, et la vitesse triple $3V$ au bout de trois secondes, etc . Mais comment vérifier cette hypothèse ? Arrivez-vous à mesurer à chaque instant la vitesse d’une pierre que vous laissez tomber devant vous, en écarquillant suffisamment les yeux ?
- 3. Alors il tire une conséquence mathématique de son hypothèse — la distance parcourue est proportionnelle au carré du temps : une distance $D$ au bout d’une seconde, $4D$ après 2 secondes, $9D$ après 3 secondes etc . : $n^2D$ après $n$ secondes. Cette conséquence, elle, est plus facilement vérifiable par une mesure.
- 4. Il élabore une expérience susceptible de confirmer, ou pas , la prédiction construite en 3. Je note qu’il prend soin de vérifier au préalable que des phénomènes annexes inévitables — ici les frottements — sont négligeables dans son cadre de travail. Il exécute l’expérimentation : les résultats coïncident avec ce que la loi prédisait. Ceci valide donc la loi dont il a fait l’hypothèse en 2. [3].
Rappelons ici qu’historiquement, Galilée avait d’abord supposé que la vitesse de l’objet était proportionnelle à la distance parcourue. Il s’est ensuite rendu compte que les conséquences mathématiques de cette hypothèse ne cadraient pas avec la réalité.
Cette lecture m’a donné l’impression de voir la démarche mathématico-expérimentale jaillir, comme Athéna, toute armée de la cuisse de Jupiter. Ce n’est sans doute pas vrai à 100% — encore une fois, je n’ai pas le recul d’un historien des sciences —, mais il y a quelque chose de cela, qui m’a donc émerveillé.
En outre Galilée n’a pas été pionnier sur le seul plan de la démarche. Il a également innové expérimentalement, avec une belle ruse expérimentale, ses plans inclinés. Lâcher une bille sur un plan incliné, plutôt que la lâcher tout court, ralentit son mouvement de descente, mais sans le perturber : il obéit toujours à la même loi. Et cette fois, on a le temps d’observer, de noter des temps de parcours précis etc. Cette ruse est tout aussi importante que l’innovation théorique. Un scientifique complet !
Des comptes-rendus d’expériences de Galilée : un regard sur des manuscrits non publiés.
Il faut ici préciser que le recours à l’expérimentation, plus exactement à l’expérimentation quantitative, n’allait pas de soi à l’époque. La physique était toujours dominée par la pensée d’Aristote (4ème siècle avant notre ère), qui s’était contenté d’expériences ... de pensée pour bâtir ses théories physiques, notamment celle du mouvement. En somme, Aristote utilise l’« expérience », mais seulement en ceci qu’il bâtit sa théorie sur une mise en ordre de notre expérience du quotidien. L’idée qu’il faille se salir les mains à interroger la nature par des expériences quantitatives au sens de Galilée, destinées à mettre en évidence tel phénomène très précis, séparé soigneusement des autres, et que le résultat n’aille pas de soi, cette idée a dû être construite. Au point que le recours à de vraies expériences, par Galilée, a été mis en doute par certains historiens : après tout, on n’avait pas de preuve qu’il ait bien effectué les expériences dont il rend compte. Ne s’était-il pas contenté d’expériences en pensée, comme les aristotéliciens de son temps l’auraient fait [4] ? Le débat est tranché depuis 1972 (voir [D]), où ont été retrouvés à la bibliothèque centrale de Florence des comptes-rendus d’expérience de Galilée, non publiés. Dans ce manuscrit, Galilée a noté par exemple des relevés de longueurs de parcours d’objets lâchés, et différentes autres mesures relatives à ses expériences sur des plans inclinés, confirmant ses hypothèses sur la forme parabolique (voir plus bas, Galilée mathématicien) des trajectoires d’objets lancés et sur l’évolution de leur vitesse. Les relevés sont datés d’environ 1608, trente ans avant la parution de sa théorie du mouvement dans le Discours [G2]. On est donc sûr qu’au moins ces expériences-là ont été réalisées.
Sur quelques feuillets cruciaux, on aperçoit le tâtonnement expérimental de Galilée, avec des dispositifs qui ne se sont pas montrés satisfaisants, et probablement aussi son tâtonnement théorique. En effet, la présentation bien ordonnée « 1°) je pose une hypothèse théorique, 2°) je vérifie qu’elle est confirmée par l’expérience » que Galilée donne dans le Discours n’est pas nécessairement son véritable parcours de chercheur. Celui-ci a pu comporter des allers-retours entre des expériences partiellement à l’aveuglette et sa théorie en construction.
Parmi les feuillets cruciaux, voici le folio 175. On y voit probablement, selon [D], un dispositif expérimental qui n’a pas été retenu : un plan incliné très raide, à droite, pour donner de la vitesse à une bille lâchée d’en haut, articulé à un autre plan incliné, montant en pente douce, pour mesurer jusqu’où la bille remonte. Cliquer sur l’image pour la voir, sur le site où elle est stockée, avec commentaires techniques. Pour l’agrandir, recliquez alors dessus sur ce site. Droits réservés Bibliothèque Centrale de Florence.

Voici un autre feuillet important, le folio 116 verso. Une bille est lâchée d’une table, avec plus ou moins de vitesse initiale (horizontale). Galilée dessine alors sa trajectoire, parabolique, mais surtout repère la distance à laquelle la bille atterrit. Ce feuillet est bien un compte-rendu d’expérience. Cliquer de même.

Voici aussi le folio 117 recto. On y voit, au milieu de la colonne de droite, un dessin de parabole, avec des abscisses et des ordonnées repérées par un quadrillage. Pivoté d’un quart de tour, ce dessin est très semblable au dessin de la quatrième journée, théorème I, du Discours [G2], que j’ai reproduit plus bas (dernier dessin de cet article, parabole en rouge). L’auteur de l’article [D] affirme aussi y avoir repéré des données chiffrées correspondant à la mesure de différentes distances, parcourues en des temps successifs égaux par une bille lâchée. Cliquer de même.

Et si vous voulez voir la science expérimentale en train de naître, juste pour le plaisir des yeux (comprendre est délicat, ce sont des brouillons personnels de Galilée), voyez l’intégralité du recueil de manuscrits non publiés.
Ainsi, avec Galilée, comme annoncé en début d’article, le fait que le « référentiel » (le concept est chez Galilée, mais pas le mot) soit immobile ou en mouvement uniforme devient indifférent pour décrire le mouvement d’un objet soumis à son seul poids. Dit plus simplement, les lois de Galilée, qui décrivent la chute des objets qu’on lance, sont les mêmes sur la terre ferme ou dans un train à 150 km/h. Ainsi, la notion d’un lieu de référence qu’il serait naturel de considérer comme immobile, ne peut plus avoir cours. Newton entérinera clairement la rupture (et, après Galilée mais avant lui, Descartes et Gassendi), mais c’est vraiment Galilée qui a disqualifié la notion. Il s’agit d’une nouveauté majeure, et dont il est parfaitement conscient . C’était une de mes questions en lisant Galilée : parfois, l’importance d’une découverte ou d’un changement de point de vue peut échapper à son auteur même. Ce n’est pas le cas ici. M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, mais Galilée n’a pas fait de l’innovation scientifique radicale sans le savoir.
Derrière cette innovation de Galilée se cachent deux conceptions théoriques nouvelles sur le mouvement. Elles sont données si vous le désirez, avec une autre remarque, plus bas dans un complément historique un peu plus technique, mieux compréhensible après la partie suivante.
Galilée, mathématicien contemporain
J’ai aussi été frappé par l’habileté et la créativité mathématique de Galilée. Et là encore, il participe d’une histoire qui en est à ses balbutiements, mais qui est bien la même que celle dont je suis partie prenante, malgré la rusticité de son outillage conceptuel mathématique — par exemple il ignore le calcul différentiel : les dérivées ...
Pour être honnête cependant, il ne nous est, mathématiquement, pas exactement contemporain :
- Il l’est dans la mesure où il crée ou utilise des concepts mathématiques nouveaux, qui éclairent et rendent compréhensible un problème qu’on ne voyait pas comment aborder efficacement. Abstraire judicieusement pour comprendre une situation semblant confuse au premier abord, je retrouve bien là la pratique contemporaine des mathématiques.
- En revanche, même si ses raisonnements sont parfaitement rigoureux, il ne peut définir ses concepts avec la rigueur de mise aujourd’hui. Sur ce plan cependant, les mathématiques ne deviennent vraiment « contemporaines » que progressivement, à partir du milieu du 19ème siècle.
En quoi Galilée crée-t-il ou utilise-t-il donc une abstraction judicieuse pour éclairer le problème de la chute des corps ? Il introduit le concept de vitesse instantanée , c’est-à-dire de valeur mathématique de la vitesse, à chaque instant. Plus précisément il donne à ce concept une forme suffisamment précise pour le mettre en jeu dans des raisonnements mathématiques quantitatifs ([G2], 3ème journée, théorèmes I et II). Ce concept nous est aujourd’hui familier, notamment par exemple avec l’indicateur de vitesse des voitures. On comprend [5] ce que signifie « faire une pointe à 100 km/h » — on atteint, « à un certain instant », la vitesse de 100 km/h. On comprend que, lorsqu’on accélère depuis l’arrêt, la vitesse, nulle au départ, prend à chaque instant une valeur numérique précise, qui évolue. Comme annoncé plus haut, Galilée suppose que la vitesse d’un objet lâché augmente proportionnellement au temps, et en déduit que la distance parcourue est proportionnelle au carré du temps.
Je vous propose de découvrir son raisonnement, beau de simplicité, et efficace et rigoureux alors qu’il n’avait aucune notion moderne. Il est compréhensible par un collégien je pense.
Pour les lecteurs qui connaissent les notions de dérivée et d’intégrale, ce résultat est presque immédiat.
Je reformule à présent légèrement la démonstration de Galilée. Il démontre déjà un résultat intermédiaire, on dirait un « lemme », aujourd’hui.
Lemme. Supposons qu’un objet, au départ à l’arrêt, se déplace en ligne droite pendant une durée $T$, avec une vitesse qui augmente proportionnellement au temps qui s’écoule (je répète : au bout d’une seconde, la vitesse vaut une certaine valeur $v$, au bout de deux secondes, elle vaut $2v$, de trois secondes, $3v$ etc.), et qu’à la fin, il a atteint une certaine vitesse $V$. Alors il a parcouru la même distance qu’un objet qui se serait déplacé à la vitesse constante $\frac12 V$ pendant la même durée $T$.
Preuve du lemme. ([G2], troisième journée, partie « du mouvement uniformément accéléré », théorème I) Elle tient en un dessin de Galilée, que je reproduis ici, en le pivotant de 90 degrés pour l’adapter à nos habitudes de représentation d’une fonction au cours du temps. Les indications « temps », « vitesse » sont de moi. Je conserve les noms des points pour que vous puissiez identifier ce dessin dans [G2]. Les ajouts de ma part y sont en rouge.

Voici représentée la vitesse de l’objet au cours du temps, en trait gras noir. Au temps $A$, l’objet démarre, au temps $B$ que j’appelle $T$ dans le lemme, il arrive. Sa vitesse est nulle au début, à la fin, elle vaut $E$, que j’appelle $V$ dans le lemme. Imaginons alors un deuxième objet se déplaçant à la vitesse $G=\frac12 E=\frac12 V$. Sa vitesse, constante au cours du temps, est représentée par le trait gras bleu. Pendant la première moitié de la durée, sa vitesse est supérieure à celle du premier objet. À l’instant $\frac12 T$, moitié de la durée $T$, les deux objets ont même vitesse. Après cet instant, la vitesse du deuxième objet est cette fois inférieure à celle du premier objet.
Comparons ce qui se passe pendant la première moitié de durée, et pendant la deuxième. Pour cela, choisissons un moment au hasard dans la première moitié, disons un certain temps t avant la moitié $\frac12 T$ de la durée. Ce moment est noté J sur le dessin ci-dessous. La vitesse du deuxième objet vaut, comme toujours, $\frac12 V$. Celle du premier vaut moins : elle vaut $\frac12 V$ moins une certaine quantité de vitesse mesurée par le segment gras rouge et notée W sur le dessin. Regardons à présent ce qui se passe au temps t après la moitié $\frac12 T$ de la durée. Ce moment « symétrique » est noté K sur le dessin ci-dessous. La vitesse du deuxième objet vaut encore $\frac12 V$. Cette fois, celle du premier vaut plus : elle vaut $\frac12 V$ plus une certaine quantité de vitesse mesurée par le deuxième segment gras rouge. Comme on a justement choisi la vitesse du deuxième objet égale à $\frac12 V$, le trait bleu est à mi-hauteur et donc la longueur de ce deuxième segment gras rouge est égale à celle du premier, W. Le défaut de vitesse, à chaque instant de la première moitié de la durée $T$, est compensé par un surplus de vitesse égal, à chaque instant « symétrique » de la deuxième moitié de la durée $T$.

Ainsi, les deux objets :
- celui dont la vitesse a augmenté régulièrement de 0 à $V$,
- celui dont la vitesse a constamment été égale à $\frac12 V$,
ont parcouru la même distance, au bout du temps $T$.
Résultat principal. Supposons qu’un objet, au départ à l’arrêt, se déplace en ligne droite avec une vitesse qui augmente proportionnellement au temps qui s’écoule. Alors la distance qu’il parcourt est proportionnelle au carré du temps qui s’écoule.
Preuve du résultat. ( [G2], troisième journée, partie « du mouvement uniformément accéléré », théorème II) La vitesse $v$ est proportionnelle au temps $t$, on peut donc la noter $v=k.t$, avec une certaine constante de proportionnalité $k$. Regardons la distance parcourue au bout d’un certain temps $T$ quelconque. La vitesse atteinte au bout du temps $T$ est $k.T$. D’après le lemme, l’objet a parcouru la même distance que s’il avait eu la vitesse constante fictive $\frac12 k.T$ depuis le début. Donc la distance parcourue est : \[\begin{align*}D&=(\text{temps écoulé}).(\text{vitesse constante fictive})\\&=T.(\frac12 k.T)\\&=\frac12 k T^2.\end{align*}\]
On vient bien de montrer que la distance parcourue, $D$, est proportionnelle à $T^2$, le carré du temps écoulé.
Jolie façon d’intégrer une fonction en ignorant les notions modernes de dérivée et d’intégrale (vous n’êtes pas obligés de comprendre cette phrase) ! Cette méthode rappelle des techniques ... d’Archimède, un autre génie (3ème siècle avant notre ère).
Par ailleurs, Galilée décompose la vitesse en sa composante horizontale et sa composante verticale (il utilise des propriétés du « vecteur vitesse » et projette les équations, dirions-nous aujourd’hui), pour effectuer ensuite son raisonnement séparément sur une composante, puis sur l’autre. Le dessin suivant présente cette décomposition. La flèche penchée est le vecteur vitesse : sa direction indique à chaque instant dans quelle direction l’objet se déplace, et sa longueur indique à quelle vitesse il se déplace.

Par cette abstraction judicieuse, il découvre que le mouvement des solides lancés a la forme d’un morceau de parabole. Une parabole peut se définir de multiples façons. Le définition historique, en usage à l’époque, est la suivante : c’est la courbe obtenue lorsqu’on coupe un cône de révolution par un plan parallèle à une génératrice du cône, et ne contenant pas le sommet. Mieux vaut un simple dessin qu’une phrase compliquée ; voici une parabole, en rouge :

Cette fois, je vous renvoie à [G2], quatrième journée, pour le détail de la preuve. Galilée montre déjà qu’une parabole est une courbe qu’on dirait en langage moderne « d’équation $y=x^2$ ». C’est-à-dire que, dans la partie inférieure du dessin ci-dessous, quand $x$ prend les valeurs successives $b$, $c$, $d$, $e$, l’altitude $y$ de la parabole, la courbe rouge, prend les valeurs successives $b^2$, $c^2$, $d^2$, $e^2$. Si vous aviez déjà entenu parler de paraboles, il y a d’ailleurs de fortes chances que ce soit par cette définition, scolairement usuelle aujourd’hui. Galilée montre alors qu’un objet lancé suit effectivement une trajectoire ayant cette propriété, donc une parabole. Le dessin se trouve chez Galilée, [G2], quatrième journée, théorème I. J’ai seulement ajouté de la couleur et les symboles modernes « $x$ » et « $y$ » des coordonnées.

Note un peu plus technique. Par ailleurs, la démarche même de Galilée montre que cette parabole peut se lire indifféremment avec les abscisses représentant de l’espace — la parabole est alors la trajectoire d’un solide lancé avec une vitesse initiale horizontale —, ou représentant du temps — la parabole est alors le graphe de la fonction distance parcourue, au cours du temps, par un objet initialement au repos, et lâché.
Sans cet arsenal conceptuel : vitesse instantanée d’une part, décomposition de la vitesse en ses composantes horizontale et verticale (projections) d’autre part, il n’aurait pu construire sa physique.
Galilée inaugure une nouvelle façon de faire de la physique
Dans son travail physique et mathématique, Galilée, m’apparaît donc créateur et « contemporain » au sens donné ci-dessus. Sur le plan de la physique, théorique et expérimentale, il va cependant plus loin, et également plus loin qu’une simple découverte :
- il a inauguré une nouvelle physique du mouvement, qui s’est immensément développée et dont nous ne sommes pas sortis, même si elle a subi un certain nombre de « mutations génétiques » depuis le 17ème siècle,
- il a révolutionné la science de son temps en contribuant à créer une nouvelle démarche scientifique, qui reste la nôtre aujourd’hui.
Ainsi, Galilée est célèbre pour sa défense de l’héliocentrisme (« Et pourtant, elle [la terre] tourne [autour du soleil] ! ») qui lui a valu sa condamnation par l’Église, et aussi pour sa première utilisation d’une lunette en astronomie. Il l’est peut-être moins, auprès du grand public, pour cette question du mouvement des objets lâchés ou lancés. Pourtant, c’est peut-être là qu’il a été le plus profondément novateur, fondateur même.
J’insiste enfin sur le caractère vivant et, en très grande partie, clair du Discours [G2] et du Dialogue [G1]. Tous les écrits de Galilée n’ont pas cette clarté. Ici, le plus souvent, on comprend tout, pas à pas, dans une mise en scène sous forme de dialogue, avec deux interlocuteurs non « scientifiques », dont un contestataire « conservateur » (aristotélicien), Simplicio. D’autres problèmes, moins marquants, sont aussi traités dans ces œuvres. Voici un scientifique fondateur qui se comprend dans le texte !
La troisième raison
Et la troisième raison faisant de Galilée mon contemporain, direz-vous ? Elle est très simple. Regardez le pied de la page donnée en lien : il publie chez Elsevier [6].
Remerciements
Je remercie Jean-Pierre Friedelmeyer pour l’information au sujet des recherches historiques sur la réalisation effective d’expériences par Galilée, notamment la référence [D], ainsi que pour m’avoir fait penser à Archimède. Je remercie Michel Paty pour ses précisions historiques, notamment ayant abouti au complément historique en fin de partie Galilée mathématicien. Je remercie André Stoll pour m’avoir fait remarquer la
note un peu plus technique placée en fin de partie Galilée mathématicien. Je remercie enfin tous les relecteurs qui m’ont aidé à améliorer l’article.
Bibliographie
- [D] Stillman Drake, Galileo’s experimental confirmation of horizontal inertia : unpublished manuscripts, Isis 64 (223), (1973), pages 291 à 305.
La revue d’histoire des sciences Isis, éditée par University of Chicago Press (« Chicago journals ») est un peu difficile à trouver, en France, même en bibliothèque universitaire. Le numéro cité ici est accessible électroniquement sur JStor pour ceux qui y ont accès.
- [E] Albert Einstein, Zur Elektrodynamik bewegter Körper. Annalen der Physik 27 (1905), pages 891 à 921. Traduction française : Sur l’électrodynamique des corps en mouvement. Paris, Jacques Gabay, 2005. Édité aussi dans [H] et dans les œuvres complètes d’Einstein.
C’est le bref et célèbre article de 1905 introduisant la relativité restreinte.
- [G1] Galileo Galilei, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo. Florence, Landini, 1632. Traduction française : Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. Trad. de René Fréreux avec le concours de François de Gandt, Paris, Points Sciences, 1999.
Il s’agit de l’œuvre où Galilée montre que la terre tourne autour du soleil, et non l’inverse. C’est le livre qui lui a valu sa condamnation par l’Église. Cette question de la terre qui tourne autour du soleil a un lien avec le sujet de cet article. En effet, si la terre tourne autour du soleil, et surtout sur elle-même, elle ne serait donc pas « immobile » ... mais que veut dire « immobile » ? Et notamment, serait-il possible que, habitant sur une terre mobile (comme un train), tounant sur elle même à très grande vitesse — environ 1000 km/h en Europe —, on puisse avoir sincèrement l’impression d’habiter un lieu immobile ? Dans [G1], Galilée répond qualitativement à cette question. Il a déjà en tête des considérations quantitatives, qu’il publiera dans [G2].
- [G2] Galileo Galilei, Discorso e dimonstrazioni matematiche, intorno a due nuove scienze attenenti alla meccanica e i movimenti locali. Leiden, Elsevir, 1638. Traduction française : Discours concernant deux sciences nouvelles. Trad. de Maurice Clavelin, Paris, Armand Colin, 1970 et PUF, 1985. Édité aussi dans [H].
Ce livre a la forme d’une conversation, divisée en quatre journées. Outre une théorie du mouvement des objets, développée dans les troisième et quatrième journées, le livre aborde d’autres sujets, comme la question : « pourquoi un même type de bateau, réalisé à petite ou grande échelle, est-il plus fragile à grande échelle ? ». Je n’y ai cependant pas trouvé Galilée partout aussi « contemporain » ni aussi clair que dans sa théorie du mouvement.
- [H] Stephen Hawking, Sur les épaules des géants. Paris, Dunod, 2002. (Textes collectés de Copernic, Galilée, Kepler, Newton, Einstein.)
Intéressant seulement si vous voulez vraiment lire dans le texte tous ces auteurs. Ici, le physicien S. Hawking se borne à avoir rassemblé ces (célèbrissimes) textes et à les introduire (très) succintement.
- [N] Isaac Newton, Philosophiae naturalis principia mathematica, livres I, II et III. Londres, Joseph Streater, 1687. Traduction française : Principia : Principes mathématiques de la philosophie naturelle. Trad. D’Émilie du Châtelet (Paris, Clairaut, 1756), édition actuelle : Paris, Dunod, 2005. Édité aussi dans [H].
Isaac Newton y présente sa théorie physique de la gravitation, qui régit aussi bien le mouvement des objets lancés, sur terre (comme chez Galilée), que celui des planètes autour du soleil. La traduction est d’Émilie du Châtelet, une femme de science du 18ème siècle (il n’y en a pas beaucoup, allez la découvrir !).
Illustration d’en-tête de l’article : portrait de Galilée par Justus Sustermans (1597-1681), détail. Image téléchargée sur wikimedia commons.
Notes
[1] Du moins si le train n’est pas en train de freiner ou d’accélérer. C’est ce que vous constatez d’ailleurs à chaque fois que vous prenez le train : dans ces circonstances, il vous est impossible, yeux fermés, de dire si le train avance ou s’il est à l’arrêt (en supposant les rails parfaitement lisses pour éviter les cahots).
[2] Bien sûr, de nombreux historiens se sont penchés avant moi sur cette question : l’évolution du concept d’’immobilité au cours de l’histoire, et le rôle joué par Galilée. Ils y ont répondu avec un point de vue bien plus large et assuré que moi. Mais je suis mathématicien, et ne savais donc pas bien où chercher ces réponses ... j’avais la flemme. Et puis le Discours [G2] de Galilée me tendait les bras, là dans mon bureau, offert par un beau-frère il y a quelque temps. Aller voir directement à la source était bien plus tentant. La clarté de Galilée m’a alors permis, sans « passeur », de trouver ma réponse, dans les grandes lignes du moins.
Sur Galilée, des historiens me signalent des travaux du Français d’origine russe Alexandre Koyré (Études galiléennes, 1939, p. ex.), du Canadien Stillmann Drake, tous deux cités ici, et de l’Italien Ludovico Geymonat.
[3] En toute rigueur, on doit se contenter de dire que cette expérience n’invalide pas la loi supposée par Galilée, pas vraiment qu’elle la « valide ». Alliée à d’autres telles « vérifications » expérimentales, cette coïncidence des prédictions théoriques et des résultats expérimentaux rend la loi scientifiquement utilisable — la « valide » —. Mais cela n’est vrai que jusqu’à la découverte, toujours possible, d’un nouveau type d’expérience qui la prendra en défaut. Il faudra alors changer de loi. En résumé, cette expérience valide la loi « jusqu’à preuve du contraire ». Enfin, Karl Popper a très bien théorisé tout cela, puis a été critiqué ... ceci est juste un petit article et je m’arrête là.
[4] Notamment, certains historiens — dont le célèbre historien et philosophe des sciences Alexandre Koyré, de plus spécialiste entre autres de Galilée — doutaient que Galilée ait pu obtenir les résultats qu’il prétendait avec les frustes dispositifs expérimentaux qu’il disait avoir élaborés.
[5] On en a l’habitude, plutôt, pour être honnête. Comprenez-vous vraiment ce que signifie « à un certain instant t, une voiture a une vitesse de 100 km/h » ?
[6] La société anonyme Elsevier (prononcer èl-seu-fi:r, avec un i long et un f proche du v), fondée en 1880 et dont le siège est à Amsterdam, est le plus gros éditeur scientifique du monde. Notamment, des dizaines de revues mathématiques, dans lesquelles nous publions des articles de recherche, sont éditées par cette société. (Incontournable, elle fait payer fort cher ses revues — appréciation personnelle et partagée.) Cette société a été baptisée en l’honneur de la famille Elzevir, grande famille d’éditeurs et libraires néerlandais, qui a édité des livres de 1592 à 1712 (source wikipedia). C’est probablement un des fils du fondateur de cette dynastie d’éditeurs qui a publié le Discours [G2] de Galilée. Depuis sa condamnation par l’Église, il était sans doute délicat pour ce dernier de publier en Italie. Bien sûr cette dernière raison est une plaisanterie, mais voir le nom d’Elzevir et le logo de la maison, l’homme debout sous l’arbre, au frontispice de l’œuvre de Galilée, m’a fait sourire.
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Pour citer cet article :
Charles Boubel — «Galilée, mon contemporain» — Images des Mathématiques, CNRS, 2019
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Commentaire sur l'article
Galilée, mon contemporain
le 20 juin 2009 à 20:55, par Joël Col