Géométrie de Hilbert
Piste noire Le 15 juillet 2011 Voir les commentaires (12)
Hilbert a trouvé un moyen de construire des géométries très différentes avec une recette simple appliquée à des objets élémentaires : les convexes.
Les ensembles convexes
Les ensembles convexes apparaissent souvent en mathématiques.
On pourra penser par exemple à un triangle, un carré, un hexagone [1], un disque, un stade, un tétraèdre, un cube, une boule, un ballon, ou encore à un ballon de rugby.
Une partie plan est dite convexe lorsque lorsqu’elle contient tous les segments qui joignent deux quelconques de ses points.
Les convexes reviennent régulièrement sur Images des Maths ; voici quelques liens rangés par difficulté croissante :
Le Triangle de Reuleaux $\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,$ Ballon rond $\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,$ Un polyèdre au creux de la main
Les ovales des spectraèdres $\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,$ Les coupes des spectraèdres

Ensembles convexes

Ensembles non convexes
Une distance c’est quoi ?
L’objectif de cette page est de présenter la construction d’une distance sur l’intérieur de n’importe quel convexe borné du plan [2]. Dans la vie courante, la distance entre deux points est un nombre positif qui mesure l’écart entre ces deux points. En mathématiques, on formalise ce concept « de mesure d’un écart » de la manière suivante. Une distance sur un ensemble $X$ est une application qui à deux points $x$ et $y$ fait correspondre un nombre positif, que l’on note $d(x,y)$, et qui satisfait les règles suivantes :
- la distance entre deux points est toujours positive : $d(x,y) \geqslant 0$ ;
- la distance entre les points $x$ et $y$ est nulle si et seulement si les deux points coïncident ($x=y$) ;
- la distance de $x$ à $y$ est la même que celle de $y$ à $x$ : $d(x,y) = d(y,x)$ ;
- la distance de $x$ à $y$ est inférieure ou égale à la somme des distances de $x$ et de $y$ à tout point $z$ : $d(x,y) \leqslant d(x,z) + d(z,y)$.
Ce sont là les quatre propriétés qui définissent le concept de distance en mathématiques. Un exemple simple est la distance que l’on mesure avec une règle sur une feuille de papier. Les matheux l’appellent : la distance euclidienne dans le plan.
On pourrait utiliser cette distance pour obtenir une distance sur notre convexe, en déclarant que la distance entre deux points du convexe est la distance euclidienne entre ces deux points. Cette construction n’est pas très intéressante car elle n’a rien à voir avec le convexe. On cherche une distance telle que le bord du convexe soit un horizon infiniment lointain.
Une formule indigeste
Rappelons que l’on cherche à définir une distance sur un convexe borné que l’on appellera dorénavant $C$. Cette distance de Hilbert sera notée $d_C$. Commençons par donner une formule qui définit cette distance sous la forme d’une recette :
- Prenez deux points $x$ et $y$ dans le convexe $C$ (à l’intérieur, pas au bord).
- Tracez la droite $(xy)$. Elle coupe le bord de votre convexe en deux points puisque celui-ci est borné !
- On appellera $p$ et $q$ ces deux points, en prenant soin de les nommer de telle façon que $x$ soit entre $p$ et $y$, et $y$ soit entre $x$ et $q$ comme sur la figure :

Distance de Hilbert
- On note $\mid xy \mid$ la distance euclidienne entre deux points du plan.
- Calculez le rapport : \[ \frac{\mid py \mid}{\mid px\mid}\]
- Calculez le rapport : \[ \frac{\mid xq \mid}{\mid yq \mid}\]
- Calculez le produit de ces rapports : \[\frac{\mid py \mid \mid xq \mid}{\mid px\mid \mid yq \mid}\]
- Prenez le logarithme népérien de ce nombre supérieur ou égal à 1... ouf ... c’est fini !!!
La formule que l’on vient de défnir est la suivant e :
\[\begin{equation}d_{C}(x,y) = \ln\bigg( \frac{\mid py \mid \mid xq \mid}{\mid px\mid \mid yq \mid} \bigg) \label{equation_1} \end{equation}\]
Cette formule n’est pas très parlante. Mais la quantité
\[ \frac{\mid py \mid \mid xq \mid}{\mid px\mid \mid yq \mid}\]
s’appelle le birapport des quatre points $p,x,y,q$ et intervient en « géométrie projective ».
Un peu d’histoire
Cette distance porte le nom de distance de Hilbert, mais d’autres noms méritent d’y être attachés. Les références de l’auteur sont les articles mathématiques suivants [3], [4], [5] et [6].
Arthur Cayley remarque en 1859 que la formule $\ref{equation_1}$ fournit une distance lorsque le convexe $C$ est l’intérieur d’une ellipse. Quelques années plus tard, en 1871, Félix Klein étudie cette distance dans le cas où $C$ est encore l’intérieur d’une ellipse et s’aperçoit qu’elle fournit un modèle de géométrie non-euclidienne. Ce modèle de géométrie non-euclidienne est ce que l’on appelle aujourd’hui le « modèle projectif du plan hyperbolique », ou encore le modèle de « Beltrami-Cayley-Klein du plan hyperbolique ». Eugenio Beltrami a son nom au tableau car il est le premier à remarquer que
l’intérieur d’une ellipse permet de construire une géométrie non-euclidienne.
La géométrie hyperbolique revient souvent au sein d’Images des Maths. Voici quelques liens :
Une chambre hyperbolique $\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,$ Ringworld
Les triangles d’Euclide de Gauss $\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,$ Géométriser l’espace de Gauss à Perelman $\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,$
Espaces courbes $\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,$ Un peu de géométrie des groupes $\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,$
David Hilbert arrive sur la scène en 1895, soit 36 ans après Arthur Cayley. Il remarque que la formule $\ref{equation_1}$ introduite par Cayley fournit une distance lorsque $C$ est un convexe borné quelconque.
Hilbert s’intéresse à cette distance car elle lui permet de formuler ce que l’on appellera le 4ème problème de Hilbert lors du deuxième congrès International des Mathématiciens à Paris en 1900 (Voir aussi sur Images des Maths).
Quelques dessins
Sur le premier dessin, le convexe $C$ est un triangle vert. On a dessiné, en bleu, deux boules dans ce triangle pour la distance de Hilbert (une boule de centre $x$ et de rayon $r$ d’un espace métrique est l’ensemble des points à distance inférieure à $r$ de $x$).

Boules de Hilbert du triangle
Le centre des boules est le point rond à l’intérieur des boules bleus. On peut remarquer deux choses. Tout d’abord les boules du triangle sont des hexagones. Ensuite, lorsque le centre s’approche de l’un des côtés du triangle les boules s’écrasent sur le bord. Les curieux pourront aussi remarquer que si l’on prolonge un côté de ces boules hexagonales alors la droite obtenue passe par l’un des sommets du triangle.
Dans le second dessin, le convexe $C$ est le carré vert et on a dessiné deux boules en bleu. L’une d’elles a son centre au centre du carré, cette boule est un carré tandis que l’autre boule dont le centre n’a pas de propriété particulière est un octogone. Les curieux remarqueront que si l’on prolonge un côté de cet octogone alors ou bien la droite obtenue passe par un sommet du carré ou bien la droite obtenue est parallèle à l’un des côtés du carré.

Boules de Hilbert du carré
Dans le troisième dessin, le convexe $C$ est un disque. On a dessiné deux boules en bleu.

Boules de Hilbert du disque
On remarquera que les boules bordent des ellipses et que le centre de la boule non centrale est « excentré » vers l’extérieur du disque.
Pour nous familiariser avec cet objet, nous allons faire une excursion en dimension 1.
Les convexes de la droite
Pour $C$, prenons un segment ouvert $]p,q[$ de la droite.
Rappelons notre formule magique :
\[d_{C}(x,y) = \ln\bigg( \frac{\mid py \mid \mid xq \mid}{\mid px\mid \mid yq \mid} \bigg)\]

Distance de Hilbert en dimension 1.
Nous allons déformer notre convexe. Regardons l’effet produit sur la distance entre $x$ et $y$ lorsque le point $p$ se rapproche de $x$ ou s’éloigne de $x$.
Tout d’abord $\mid py \mid = \mid px \mid + \mid xy \mid$, d’où :
\[d_C(x,y) = \ln\bigg( \frac{\mid py \mid \mid xq \mid}{\mid px\mid \mid yq \mid} \bigg) = \ln\bigg( \frac{\mid px\mid + \mid xy \mid }{\mid px\mid } \bigg)+ \ln\bigg( \frac{ \mid xq \mid}{ \mid yq \mid} \bigg) \]
\[ d_C(x,y) = \ln\bigg(1 + \frac{\mid xy \mid }{\mid px\mid } \bigg)+ \ln\bigg( \frac{ \mid xq \mid}{ \mid yq \mid} \bigg) \]
Ce petit calcul montre que si le point $p$ se rapproche du point $x$ (les points $x,y$ et $q$ étant fixés) alors la quantité $d_C(x,y)$ augmente et tend vers l’infini lorsque $p$ tend vers $x$. Inversement, si $p$ s’éloigne de $x$ la distance $d_C(x,y)$ diminue et tend vers $\frac{1}{2}\ln(\frac{\mid xq \mid}{\mid yq \mid})$. De même, si le point $q$ s’éloigne (respectivement se rapproche) de $y$ alors $d_C(x,y)$ diminue (respectivement augmente).
De façon plus formelle, on a l’inégalité suivante :
\[d_{]p,q[}(x,y) < d_{]p',q'[}(x,y) \textrm{ dès que } [p',q'] \subset ]p,q[\]
Le birapport, c’est quoi ? Ça vient d’où ?
La géométrie projective a déjà été abordée sur Images des Maths :
Et si on rajoutait une droite à l’infini $\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,\,$ L’infini est une droite comme les autres
ou encore dans le double article suivant :
Perspective, géométrie et esthétique chez Lambert I et II
La géométrie projective nous fait changer d’espace ; on ne dessine plus nos figures dans le plan mais dans un monde un peu plus gros. Ce monde s’appelle le plan projectif, il est composé des points du plan usuel auquel on a ajouté des
« points à l’infini ».
On peut ajouter des points à l’infini de bien des façons différentes. Seulement la géométrie projective est le prolongement naturel de la géométrie affine. On ajoute un point à l’infini pour chaque famille de droites parallèles. Ce point « à l’infini » est alors le « point d’intersection » de deux droites distinctes quelconques de cette famille. Grâce à cette manœuvre on obtient un plan dans lequel deux droites quelconques se rencontrent toujours...
Un rapport de rapport de distances se révèle très intéressant en géométrie projective, ce nombre associé à quatre points alignés est ce que l’on appelle le birapport. Si les quatre points sont $p,x,y,q$, on note ce nombre $[p,x,y,q]$ et on a :
\[ [p,x,y,q] = \frac{\frac{\mid py \mid}{\mid px \mid}}{\frac{\mid xq \mid}{\mid yq \mid}}=\frac{\mid py \mid \mid xq \mid}{\mid px \mid \mid yq \mid} \]
Une propriété importante du birapport est la suivante :
Si l’on considère quatre droites concourantes en un point $a$ et deux droites quelconques qui ne passent pas par $a$ alors chacune de ces deux droites définit quatre points et il se trouve que les birapports de ces deux paires de 4 points sont égaux.

$[A,B,C,D]=[A',B',C',D']$
[7]
Le bandeau déroulant suivant propose une démonstration du fait que $d_C$ est bien une distance, c’est-à-dire vérifie les 4 propriétés.
Le quatrième problème de Hilbert
La formule $\ref{equation_1}$ fournit un moyen simple et uniforme de construire beaucoup de « géométries » très différentes mais qui ont un point commun : la ligne droite est toujours le plus court chemin entre deux points.
Attention, la ligne droite n’est pas nécessairement l’unique plus court chemin entre deux points, elle est simplement « l’un des » plus courts.
Hilbert pose donc la question suivante aux mathématiciens en 1900 : « Construire et étudier toutes les géométries pour lesquelles la ligne droite est le plus court chemin entre deux points. »
L’interprétation précise de cette question n’est pas univoque. Cependant, dans le plan, le problème est bien compris
[8]
mais une belle explication dépasserait les compétences de l’auteur et l’objectif de ce texte.
Pour l’auteur, les géométries de Hilbert sont intéressantes car elles fournissent avec une seule recette des objets géométriques très différents. Par exemple, un polygone muni de la distance de Hilbert « ressemble » beaucoup au plan euclidien tandis qu’un convexe dont le bord n’a ni coin ni plat « ressemble » beaucoup à un ellipsoïde muni de cette même distance de Hilbert.
Dans un prochain article sur Images des Maths, l’auteur expliquera comment construire des pavages (comme on peut en trouver ici ou là) sur des convexes qui ne sont pas l’intérieur d’une ellipse.
L’auteur remercie pour leurs conseils, les relecteurs Christophe
Boilley, Bedaride Nicolas, Christian Mercat ainsi que Serge Cantat et Etienne Ghys. Merci également à Pierre de la Harpe.
Notes
[1] Pour l’auteur, un triangle, un carré ou un hexagone etc. est la région du plan qui borde la courbe délimitée par les sommets de ce dernier.
[2] Cette construction marche en fait en toute dimension.
[3] Voir Arthur Cayley (1859), « A sixth memoir upon quantics », Philosophical Transactions of the Royal Society of London 149 : 61–90.
[4] Voir : Felix Klein (1871), « Ueber die sogenannte Nicht-Euklidische Geometrie », Mathematische Annalen.
[5] Voir : Beltrami, Eugenio (1868). « Saggio di interpretazione della geometria non-euclidea ». Giornale di Mathematiche : 285–315.
[6] Hilbert, David (1895), « Ueber die gerade Linie als kürzeste Verbindung zweier Punkte », Mathematische Annalen.
[7] Image tirée de Wikipedia.
[8] Le texte « Hilbert’s fourth problem in two dimensions I » de Juan Carlos Álvarez Paiva donne une « réponse » et est accessible pour les étudiants avancés motivés ; on peut aussi regarder la page de Juan Carlos Álvarez Paiva à Lille.
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Pour citer cet article :
Ludovic Marquis — «Géométrie de Hilbert» — Images des Mathématiques, CNRS, 2011
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