Il y a quatre cents ans... Sidereus Nuncius
Piste bleue Le 8 avril 2009 Voir les commentaires (3)
Où l’on parle de la Lune, du terminateur, d’irrégularité, et surtout d’un génie toscan qui vivait il y a quatre siècles.
Etait-ce le 2 octobre 1609, comme l’affirme R. Righin, ou plutôt le 1er décembre 1609 comme le prétend S. Drake ? Ou peut-être le 30 novembre, si l’on en croit E.A. Whitaker [1] ? En tous les cas, c’était avant le 4 décembre puisque nous disposons d’une lettre de l’intéressé qui en atteste. Quel est cet événement si lointain qui justifie de telles querelles d’historiens et qui est à l’origine d’une année internationale des Nations Unies ? Quelle peut être la justification de ces articles étonnants qu’on voit paraître ces jours-ci dans la presse annonçant qu’une équipe de « chercheurs » italiens se propose d'exhumer un corps enterré il y a près de quatre siècles pour en examiner l’ADN [2] ?
Il y a presque quatre cents ans, Galileo Galilei tournait une lunette astronomique vers le ciel [3]
Quelques semaines plus tard, il avait fait des découvertes étonnantes qui remettaient en question le statut de l’Homme dans l’Univers. Une nouvelle période commençait pour la science.
Bien sûr, la Lune est le premier objet que Galilée observe, et cet article sera essentiellement consacré à cet aspect de son œuvre. Mais il découvre aussi un grand nombre d’étoiles invisibles jusqu’alors.
Trois d’entre elles l’intriguent : elles sont proches de Jupiter dans le ciel, presque sur une même droite passant par Jupiter.
Les jours suivants, il observe en fait quatre de ces « étoiles nouvelles » mais leur mouvement est incompréhensible. Elles se déplacent avec Jupiter et sont tantôt à l’est et tantôt à l’ouest. Début janvier 1610, il a compris : ces « étoiles » sont en fait des satellites de Jupiter. Immédiatement, il comprend l’importance de sa découverte qui suppose un monde dont l’Homme n’est pas le centre. Il faut faire vite ; il a peur que d’autres fassent les mêmes observations ; il faut publier au plus tôt. Très rapidement, Galilée rédige un livre – presqu’un article en fait – puisqu’il ne fait qu’une cinquantaine de pages. Il l’intitule « Sidereus Nuncius » : le « Messager des étoiles » [4]. En mars, le livre est imprimé à 500 exemplaires et toutes les copies sont vendues immédiatement.
Ce livre-article est merveilleux [5]. D’une certaine façon, on y retrouve la structure d’un article scientifique contemporain. Le style est clair et précis, les observations sont soigneusement consignées, les conclusions sont rigoureusement développées. On y trouve même, comme malheureusement dans trop d’articles, l’annonce de travaux dont l’auteur affirme qu’ils « seront publiés ultérieurement » et qui ne le seront en fait jamais... Chaque page exprime l’enthousiasme de la découverte. On trouve également des remerciements. Aujourd’hui, les chercheurs remercient le CNRS ou l’ANR, mais Galilée remercie le pouvoir, en l’occurrence le Prince Côme de Médicis de manière un peu plus « fleurie »...
« [...] Dans ces conditions, comme il m’a été donné par une inspiration toute divine de me mettre au service de ton Altesse, et puisque ainsi j’ai recueilli de plus près le rayonnement de ta clémence et de ta bienveillance inestimables, faut-il s’étonner si mon esprit s’est trouvé à ce point échauffé qu’il ne peut presque rien méditer d’autre, jour et nuit, qu’un moyen de reconnaître combien moi, qui, non seulement par mon âme, mais aussi par ma naissance même et ma nature, suis sous ta domination, je souhaite avidement ta gloire et combien je t’ai de reconnaissance ? [...] »
On peut se moquer de l’emphase, mais on pourrait aussi regretter que les pouvoirs d’aujourd’hui n’accordent pas toujours un respect pour les scientifiques analogue à celui que le Prince accordait à Galilée.
Beaucoup a été écrit autour de ce livre fondamental dans l’histoire des sciences. Nous encourageons le lecteur à se ruer vers la librairie la plus proche et à en acheter une édition commentée [6], ou à le consulter en ligne en anglais ou, encore mieux, en latin !
Dans cet article, nous allons nous contenter de commenter les quelques pages de Sidereus Nuncius consacrées à la Lune, et d’en tirer prétexte pour discuter de questions de mathématiques étonnamment modernes.
L’observation de la Lune par Galilée
Avant Galilée, l’idée générale, bien sûr héritée des grecs anciens, était que tous les objets célestes sont parfaits et qu’ils ne sont pas soumis aux mêmes règles que ce qui est sur Terre, autour de nous. La Lune par exemple était pensée comme un objet rigoureusement sphérique, sans le moindre défaut. Certes, à l’œil nu, on voit bien des nuances de couleurs sur la Lune, mais on les interprétait plus comme les couleurs d’une pierre précieuse. Lorsque Galilée tourne sa lunette vers la Lune, sa première découverte est qu’elle n’est pas lisse et régulière mais qu’au contraire il existe des montagnes et des plaines, tout comme sur la Terre. Cela peut sembler un « détail » mais les conséquences philosophiques sont immenses. Auparavant, l’Homme était au centre de l’Univers et tout ce qui était extérieur à la Terre avait un statut spécial, divin en quelque sorte. Après Galilée, nous vivons sur une Terre qui n’a rien de particulier par rapport à d’autres planètes sur lesquelles la physique est la même. Quand on y songe, il faut une fameuse audace aux physiciens d’aujourd’hui pour oser qualifier d’universelle la loi de la gravitation de Newton [7] : ont-ils été la vérifier sur les galaxies lointaines ? Cette universalité de la physique - l’une des grandes idées de la science - est en grande partie due à Galilée.
Il faut bien comprendre que Galilée n’a pas vu les montagnes sur la Lune. Il en a déduit l’existence par un raisonnement analogique que nous allons expliquer avec plus de précision par la suite. Il faut comprendre également qu’il n’a pas été facile pour les contemporains d’accepter que les méthodes de Galilée permettent l’accès à une réalité physique. Ce que je vois dans une lunette astronomique et que je ne vois pas avec mes yeux, est-ce un objet qui « existe » réellement ou bien une fiction qui n’a pas de droit de cité dans le monde de la science ? Ces questions ne sont pas faciles, même aujourd’hui. Par exemple, quel est le sens « physique » d’une particule élémentaire qu’il est hors de question de voir de ses yeux, même à travers un microscope ? Quiconque a ouvert un livre de physique contemporaine discutant des quarks par exemple peut légitimement se demander si ce sont des « objets » ou des « artifices mathématiques ».
Peut-on « montrer » ce que Galilée a vu ? Bien sûr, on peut construire aujourd’hui des répliques des lunettes de Galilée et regarder la Lune... Beaucoup de projets d’étudiants, ou de clubs d’astronomie le font. Voir ce site pour de bons conseils pour construire une telle lunette. On possède d’ailleurs quelques lunettes originales, même si les lentilles ne le sont pas... Bien sûr, cela dépendra aussi de la qualité de la vue de l’observateur et on peut se demander quelle était la qualité de la vue de Galilée au moment de ses observations, puisqu’il est devenu aveugle sur la fin de sa vie. Voir ceci à ce sujet. C’est d’ailleurs dans ce but que les « chercheurs » italiens envisagent d’exhumer le corps de Galilée ! Notre intention n’est pas d’entrer dans ces détails mais de donner une idée rudimentaire des questions qui se posent. On pourra consulter ceci ou cela pour beaucoup plus d’informations.
L’œil humain a un pouvoir de résolution d’environ une minute d’angle. Cela signifie que lorsqu’on observe la Lune, on distingue des « détails » de l’ordre de 100 km. Ou encore que si l’on observe quelque chose à un mètre de distance, on distingue des objets d’environ 0,3 mm. Bien sûr, il faudrait préciser tout cela : cela dépend des personnes, de la direction du regard, de la luminosité ambiante, du contraste, des couleurs etc. Mais gardons cet ordre de grandeur en mémoire. Par ailleurs un écran d’ordinateur typique montre 72 pixels par pouce, soit environ un pixel tous les 0,3 mm. On peut donc en tirer la conclusion approximative suivante. Lorsque nous observons un écran d’ordinateur à une distance d’un mètre, les pixels de l’écran correspondent aux plus petits détails que nos yeux peuvent distinguer.
Venons-en à la Lune. Lorsqu’on l’observe à l’œil nu, on la voit sous un angle qui vaut approximativement 0,5 degré (comme le Soleil), autrement dit 30 minutes. Si l’on représente la Lune avec une image contenue dans un carré de 30 pixels de côté sur un écran, donc d’environ 1 cm, et si on l’observe à une distance de 1 m, on est donc à peu près dans les mêmes conditions d’observation qu’à l’oeil nu. Voici donc une image de $30\times30$ que nous vous encourageons à regarder à une distance de 1 m.
Cela paraît petit n’est-ce pas ? En effet, à l’œil nu, on ne voit pas grand chose. Passons maintenant à ce que Galilée voyait. Il a construit de nombreuses lunettes mais il semble bien que ses observations principales aient été faites avec un grossissement de 20. Là encore, les historiens ne sont pas d’accord et leur travail n’est pas facilité par le fait que Galilée se vante parfois et qu’il prétend avoir utilisé une lunette grossissant 30 fois, mais cela ne semble pas prouvé. Gardons donc ce grossissement de 20. On représente donc une Lune 20 fois plus grosse que la précédente, donc de diamètre 20 cm sur un écran standard et regardez-là à 1 m de distance et vous verrez à peu près ce que Galilée aurait pu voir (si sa lunette avait été parfaite etc.)
C’est mieux n’est-ce pas ! Il y a cependant quelque chose qu’il ne faut pas oublier. L’ouverture de la lunette de Galilée était très petite et il lui était impossible de voir toute la Lune d’un coup. Il n’en voyait que des petits bouts à la fois... pas de vision globale. Maintenant, nous pouvons vous montrer des facsimilés des gravures qu’on trouve dans Sidereus Nuncius qui représentent ce que Galilée a vu (ou plutôt les dessins qu’il a reconstitués à partir de ses observations des petites zones qu’il pouvait observer).
Deux observations à propos de ces gravures. D’abord, les lecteurs qui ont déjà essayé d’observer la Lune avec un télescope bon marché seront émerveillés par la précision des gravures. Ensuite, Galilée n’avait nullement l’intention de faire une carte précise de la Lune : il voulait simplement illustrer son propos sur l’existence des montagnes et il était pressé par le temps. Il a formulé le souhait de faire par la suite une représentation de meilleure qualité mais il n’en aura jamais l’occasion. Pour une discussion de ces gravures, des qualités d’artiste de Galilée etc, on pourra consulter ceci.
Les raisonnements de Galilée sur la forme de la Lune
Ce qui frappe Galilée avant tout, c’est l’irrégularité du terminateur. On appelle ainsi la ligne qui sépare la nuit du jour sur la Lune (ou de toute autre planète d’ailleurs).
Rappelons rapidement le principe des phases de la Lune en supposant d’abord que celle-ci est une sphère parfaite. Le Soleil éclaire exactement la moitié de cette sphère et l’autre moitié est dans la nuit. Nous observons ce spectacle depuis la Terre si bien que la zone illuminée nous apparaît comme un croissant dont la taille varie. Lors de la pleine Lune, nous voyons la Lune complètement illuminée : en regardant vers la Lune, le Soleil est derrière nous et éclaire la Lune. A la nouvelle Lune, on ne voit rien : en regardant vers la Lune, nous regardons également vers le Soleil et celui-ci éclaire la face de la Lune qui nous est cachée.
Tout cela est bien sûr connu depuis bien longtemps, bien avant Galilée. Remarquons que lorsque nous observons la Lune, le terminateur, est toujours un grand cercle sur la Lune (l’intersection d’une sphère est d’un plan qui passe
par le centre) et nous observons ce grand cercle en perspective. Nous voyons donc un arc d’ellipse, c’est-à-dire une courbe parfaitement lisse. Voilà pourquoi Galilée est très surpris de voir une courbe très sinueuse... Voyons ce qu’il écrit à ce sujet.
"C’est de la face de la Lune qui est tournée vers notre regard que nous parlerons en premier. Pour faciliter la compréhension, j’y distinguerai deux parties, l’une plus claire et l’autre plus obscure. La plus claire semble entourer et infiltrer tout l’hémisphère, tandis que la plus obscure, comme quelque nuage, teinte la face même et l’imprègne de taches. Ces taches, un peu obscures et assez vastes, sont visibles à tout le monde, et toute époque les a aperçues ; c’est pourquoi nous les appellerons les grandes ou anciennes taches, à la différence d’autres, de moindre grandeur mais tellement nombreuses qu’elles parsèment toute la surface lunaire, et surtout la partie la plus brillante. Celles-ci, en vérité, n’ont été observées par personne avant nous. De leur examen, maintes fois réitérés, nous avons déduit que nous pouvons discerner avec certitude que la surface de la Lune n’est pas parfaitement polie, uniforme et très exactement sphérique, comme une armée de philosophes l’ont cru, d’elle et des autres corps célestes, mais au contraire inégale, accidentée, constituée de cavités et de protubérances, pas autrement que la face de la Terre elle-même, qui est marquée, de part et d’autre, par les crêtes des montagnes et les profondeurs des vallées.
Le quatrième ou cinquième jour après la conjonction, lorsque la Lune s’offre à nous avec des cornes éclatantes, la limite qui sépare sa partie obscure de sa partie lumineuse ne s’étend déjà plus uniformément selon sa partie ovale, comme il arriverait dans un solide parfaitement sphérique ; mais elle correspond à une ligne inégale, accidentée et tout à fait sinueuse comme la figure ci-contre le représente."
Le long du terminateur, le Soleil est couchant sur la Lune et la lumière est rasante. Les ombres des montagnes sont très grandes, plus grandes que les montagnes elles-mêmes. Et ce sont ces ombres que Galilée observe et qui rendent le terminateur sinueux. En conséquence, Galilée comprend qu’il ne peut pas voir les montagnes, qui sont trop petites, mais que leurs ombres sont visibles. La « réalité des montagnes lunaires » n’est donc établie que de manière indirecte.
Galilée entreprend alors de mesurer l’altitude de ces montagnes. On pourrait penser mesurer la longueur de l’ombre et faire un peu de géométrie mais un problème se pose. Il n’y a aucune raison de penser que les montagnes sont isolées sur la Lune si bien que l’ombre rasante d’une montagne pourrait très bien être occultée par une autre montagne proche.
Voici une « Lune virtuelle » avec quelques montagnes. Nous sommes partis d’une Lune parfaitement sphérique et nous avons « déposé » quelques montagnes « stylisées » près du terminateur : quatre rangées de quatre montagnes coniques.
L’idée de Galilée est très astucieuse. Il constate que dans la zone illuminée de la Lune, au delà du terminateur, il y a quelques îlots noirs, parfois assez éloignés du terminateur. Son interprétation est qu’il s’agit de hautes montagnes qui projettent des ombres. Mais il voit également des îlots de lumière dans la partie ténébreuse. Voici une autre Lune virtuelle avec des montagnes plus élevées, pour illustrer le phénomène :
On notera le raisonnement par analogie. Galilée raisonne comme si la Lune était analogue à la Terre.
Voici ce qu’il écrit :
"
En effet, plusieurs excroissances brillantes, pour ainsi dire, s’étendent dans la partie obscure, au delà de la frontière entre la lumière et les ténèbres, et, à l’opposé, des particules ténébreuses s’avancent parmi la lumière. Bien plus, une grande abondance de petites taches noirâtres, entièrement séparées de la partie obscure, parsèment presque toute l’étendue de la partie déjà inondée de tous côtés par la lumière du Soleil, sauf, du moins, cette partie qui comporte les grandes et anciennes taches. Nous avons remarqué, d’autre part, que lesdites petites taches ont toutes et toujours ceci en commun qu’elles ont leur partie noirâtre tournée vers le Soleil, mais sont couronnées, du côté opposé au Soleil, d’extrémités plus claires, comme des crêtes d’une éclatante blancheur. Or, nous avons une vue entièrement semblable sur la Terre, au moment du lever du Soleil, lorsque nous portons notre regard sur les vallées, qui ne sont pas encore baignées de lumière, et sur les montagnes qui les entourent du côté opposé au Soleil et qui, dans un instant, resplendiront d’un fulgurant éclat ; et, tout comme les ombres des cavités terrestres diminuent à mesure que le Soleil monte, de même ces taches lunaires perdent aussi de leurs ténèbres à mesure que la partie lumineuse s’accroît.En réalité, non seulement les frontières entre les ténèbres et la lumière sont, sur la Lune, visiblement inégales et sinueuses, mais — ce qui suscite un plus grand émerveillement — un très grand nombre de points brillants apparaissent au sein de la partie ténébreuse de la Lune, entièrement séparés et détachés de l’étendue illuminée et éloignés d’elle par un intervalle qui n’est pas peu considérable. Ces points augmentent peu à peu, après quelque temps, en grandeur et en luminosité ; après deux ou trois heures, ils se joignent au reste de la partie brillante, qui s’est agrandie désormais. Entre-temps, toutefois, de plus en plus de points, qui pullulent, pour ainsi dire, de-ci, de-là, dans la partie ténébreuse s’allument, augmentent, et finalement s’unissent à la surface lumineuse, qui est encore plus étendue maintenant. La figure de la page précédente nous en montre un exemple. Or, n’est-il pas vrai que sur la Terre, avant le lever du Soleil, quand l’ombre occupe encore la plaine, les sommets des monts les plus élevés sont illuminés par les rayons solaires ? qu’après un court laps de temps, la lumière se répand, tandis que les parties médianes, plus larges, de ces mêmes monts s’illuminent ? Enfin, lorsque le Soleil est déjà levé, les illuminations des plaines et des collines ne se rejoignent-elles pas ? Mais sur la Lune, ce type de différence entre les élévations et les cavités semble dépasser de très loin l’inégalité du relief terrestre, comme nous le montrerons plus loin.
[...]
Comme j’avais souvent observé que, lors des différentes positions de la Lune par rapport au Soleil, quelques sommets dans la partie ténébreuse de la Lune, quoique assez éloignés de la frontière lumineuse, apparaissent baignés de lumière, j’ai comparé leur distance (de cette frontière) au diamètre intégral de la Lune et j’ai reconnu que cet intervalle dépassait parfois un vingtième du diamètre."
Ainsi donc, la partie obscure de la Lune est parsemée de petites taches blanches et on imagine que plus elles sont éloignées du terminateur « théorique » (si la Lune était sphérique) et plus elles sont élevées. Et un peu de géométrie élémentaire lui permet même de faire des calculs. Suivons son raisonnement en utilisant sa propre figure.
On voit ici une coupe de la Lune. Les rayons du soleil arrivent de la droite et rasent la Lune le long de la droite $GCD$. Le point $C$ est donc sur le terminateur. Mais au point $A$ une montagne monte jusqu’au point $D$ si bien que le point $D$ est encore au soleil alors que celui-ci est déjà couché au pied $A$ de la montagne. Le théorème de Pythagore nous montre que $CE^2+ CD^2 = ED^2$. Galilée observe cela au premier ou au dernier quartier de la Lune, lorsque le terminateur « théorique » est un diamètre et il peut donc observer des taches situées à une distance de 1/10 du rayon lunaire de ce diamètre, on a donc que $DE^2$ vaut $1^2 + 0,1^2 = 1,01$ et $DE$ est donc égal à la racine carrée de 1,01 c’est-à-dire à peu près 1,005. Il en résulte que l’altitude cherchée $AD$ vaut 0,005 rayons lunaires, soit 7,5 km à peu près [8]. Galilée a mesuré la hauteur des montagnes sur la Lune !
Quelques remarques avant de continuer. D’abord, d’une certaine façon, Galilée a utilisé deux amplificateurs : la lunette bien sûr qui lui permet de voir 20 fois plus gros, mais aussi l’ombre rasante qui a amplifié la hauteur d’une montagne de 7,5 km en lui donnant une longueur de 170 km.
Deuxièmement, Galilée fait le commentaire selon lequel les montagnes sur la Lune sont plus élevées que sur la Terre. Il a raison, mais pas au point qu’il l’annonce. Il est absolument étonnant de constater que les montagnes sur la Lune ont été mesurées avant celles sur la Terre. Galilée affirme en effet que « sur la Terre, il n’y a pas de monts qui atteignent [...] ne fut-ce qu’un mille (c’est-à-dire 1500 mètres environ) ». On n’imagine pas la difficulté qu’il y a d’estimer la hauteur des montagnes terrestres avant l’invention du baromètre... Voir [9] pour l’histoire de la mesure des montagnes terrestres.
Galilée a-t-il bien vu ?
Nous avons déjà vu les dessins de Galilée.
On dispose aujourd’hui de relevés topographiques très précis de la Lune. Nous pouvons ainsi « construire une Lune virtuelle » avec le logiciel PovRay et l’illuminer comme nous le souhaitons avec un « Soleil virtuel » :
On voit effectivement des taches éloignées du vingtième du diamètre, ce qui est remarquablement proche de l’observation de Galilée. Mais on voit aussi que le terminareur est très sinueux (fractal pourrait-on dire pour préparer à la suite de cet article). Tout de même, il nous semble que le dessin de Galilée est peut-être un peu « exagéré » ? Voulait-il « amplifier la réalité » pour convaincre ses lecteurs ? Il est vrai que la Lune est bien connue des psychologues pour produire beaucoup d’illusions d’optique.
Nous pouvons aussi « tricher » en multipliant par 10 par exemple la hauteur des montagnes sur la Lune pour observer ce que Galilée aurait observé dans ce cas.
Voici une vue avec un relief exagéré 10 fois.
Un autre argument de Galilée
Galilée s’interroge : si les montagnes lunaires sont élevées, pourquoi le « bord » du disque lunaire est-il aussi lisse, alors que nous devrions voir un paysage montagneux irrégulier ? Effectivement, ses dessins montrent un disque parfait.
Voici ce passage :
« Mais je sens que plusieurs sont assaillis ici d’un grand doute et préoccupés d’une difficulté si grave qu’ils sont forcés de remettre en cause une conclusion déjà expliquée et confirmée par tant de phénomènes. Si, en effet, cette partie de la surface lunaire qui renvoie les rayons solaires d’une manière plus resplendissante est remplie d’anfractuosités, c’est-à-dire de protubérances et de creux sans nombre, pourquoi, quand la Lune croît, l’extrémité de la circonférence qui regarde l’Occident et, quand elle décroît, l’autre semi-conférence, l’orientale, et, quand il y a pleine Lune, toute la périphérie, pourquoi les apercevons-nous, non pas inégales, accidentées et sinueuses, mais parfaitement rondes, tracées au compas, et nullement ravagées par des protubérances et des cavités ? D’autant plus que la bordure toute entière est formée de la substance plus claire de la Lune, dont nous avons dit qu’elle est de part en part remplie de proéminences et de creux ; aucune des grandes taches, en effet, ne s’étend jusqu’à l’extrémité du périmètre, mais toutes sont visiblement groupées loin de la périphérie. De ce phénomène, qui fournit l’occasion de douter si gravement, je vais proposer une double explication et je fournirai par conséquent une double solution au doute. »
Galilée donne effectivement deux arguments pour expliquer cette régularité du bord mais nous ne décrirons pas le second (basé sur l’idée d’une atmosphère autour de la Lune) d’une part parce qu’il n’est pas correct, mais aussi parce que, postérieurement, Galilée lui-même a critiqué son propre argument...
Mais avant d’expliquer cela, commençons par un argument que Galilée aurait dû donner ! A l’œil nu, nous distinguons des détails de 100 km sur la Lune. Avec sa lunette, Galilée pouvait distinguer des détails de 5 km et nous avons vu que les plus hautes montagnes lunaires culminent à moins de 10 km. S’il y a de telles montagnes près du bord du disque lunaire, on peut peut-être les discerner, mais ce seront dans tous les cas de tous petits détails, de l’ordre d’un pixel sur une image qui en fait 600 de large... Autant dire qu’on ne les verra pas.
L’argument de Galilée va cependant plus loin ; il est remarquable et convainquant. Lorsqu’on observe une chaîne de montagne depuis très loin, il y a certes des montagnes très hautes et des vallées beaucoup plus basses, mais derrière ces vallées, il y a souvent d’autres montagnes qui comblent visuellement l’espace laissé libre par la vallée. On peut penser que lorsqu’on regarde un enchevêtrement complexe de montagnes, l’horizon visuel va gagner en régularité et, vu de loin, il semblera beaucoup plus lisse que les montagnes que les montagnes elles-mêmes.
Voyons ce qu’il écrit :
« En premier lieu, en effet, si les protubérances et les cavités dans le corps lunaire s’étendaient seulement selon l’unique périphérie du cercle qui délimite l’hémisphère visible pour nous, alors certes la Lune pourrait, ou, mieux, devrait se montrer à nous sous l’aspect d’une roue dentée, c’est-à-dire par un contour fait de bosses et de replis. Au contraire, s’il n’y a pas qu’une seule série de hauteurs disposées seulement selon une circonférence unique, mais si de très nombreux rangs de montagnes, avec leurs creux et leurs sinuosités, sont répartis à l’extrême bord de la Lune, et se trouvent non seulement dans l’hémisphère apparent, mais aussi dans l’autre (près, toutefois, de la frontière des hémisphères), alors lœil, regardant de loin, ne pourra nullement saisir les différences entre les éminences et les cavités. En effet, les intervalles entre les monts disposés sur le même cercle, ou dans la même chaîne, sont occultés par l’interposition d’autres éminences placées dans d’autres rangées, surtout si l’œil de l’observateur est situé sur la même droite que les sommets desdites éminences. De même, sur la Terre, les crêtes des montagnes nombreuses et serrées apparaissent disposées en une superficie plane si l’observateur est éloigné et placé à une altitude égale. De même, lorsque la mer est agitée, les crêtes les plus élevées des ondes semblent s’étendre sur le même plan, bien que, entre les flots, se pressent en grand nombre abîmes et creux si profonds que les navires les plus hauts voient non seulement leurs carènes, mais même leurs poupes, leurs mâts et leurs voiles y disparaître. Donc, puisqu’il y a sur la Lune elle-même, et autour de son périmètre, une combinaison complexe d’éminences et de cavités, et puisque l’œil, regardant d’une grande distance, est placé à peu près sur le même plan que leurs sommets, personne ne doit s’étonner que ceux-ci s’offrent, au rayon visuel qui les rase, selon une ligne égale et nullement tortueuse. »
Voyons un exemple. Ici nous montrons un petit paysage fictif, représentant un carré d’environ 20 km de côté et dans lequel on trouve des montagnes d’environ 2 km de haut. Observons ce paysage sous divers angles.
On voit bien que la limite visuelle entre le ciel et les montagnes est une courbe beaucoup plus lisse, qui oscille beaucoup moins, que les montagnes proprement dites. Autrement dit, si l’effet imaginé par Galilée est un fait, alors le bord du disque lunaire n’a pas des irrégularités de l’ordre de la dizaine de km mais bien plus faible, si bien qu’on passe d’un pixel à ... zéro pixel et le bord semble donc parfaitement lisse.
Le bord du disque lunaire
Observons une photographie moderne de la Lune, toujours à 600 pixels, et comparons le bord du disque à un cercle.
Galilée a donc raison : le bord est parfaitement circulaire, tout au moins à ce niveau d’observation.
Utilisons une lunette plus puissante que celle de Galilée. Cinq fois plus puissante, donc d’un grossissement de 100. Observons toujours la Lune, mais maintenant, l’image complète ne tient plus sur cet écran. Voici donc une photo de 600 pixels sur 600 pixels, mais elle ne correspond qu’à 1/5 de l’image précédente à la fois en hauteur et en largeur. Nous avons bien sûr choisi une zone proche du bord, vers l’équateur.
Nous l’avons vu : une montagne élevée mesure 0,005 rayon lunaire, soit 1,5 pixels à l’échelle de « la Lune de Galilée ». Avec notre lunette 5 fois plus puissante, cela correspond à 8 pixels, c’est-à-dire environ 2 ou 3 mm sur l’écran d’ordinateur.
On constate des irrégularités sur le sur le bord de la photo précédente. Plutôt de l’ordre de 3 pixels, c’est-à-dire du tiers des hauteurs des plus grandes montagnes.
L’effet d’atténuation de l’irrégularité prédit par Galilée ne semble pas réalisé. Il faut être prudent puisqu’on peut aussi penser que les zones proches du bord sont montagneuses et que nous les voyons tout au fond d’une grande plaine ? Ou alors les chaînes de montagnes successives sont trop espacées et la rotondité de la Lune fait en sorte que les montagnes qui sont en avant plan ou en arrière plan sont abaissées par rapport à l’horizon si bien qu’elles ne viennent pas combler les irrégularités du « skyline » lunaire [10] ?
Dans les images suivantes, nous avons « planté » des rangées de montagnes un peu comme dans un décor de théâtre. Sur la première image, la sphère a un grand rayon et on voit que l’« effet Galilée » se produit : le bord apparent est beaucoup plus régulier que ne le sont les montagnes. Sur la deuxième image, nous avons placé les mêmes montagnes sur une sphère plus petite et on voit que les montagnes « au premier rang » ne jouent aucun rôle sur l’allure du bord apparent. Questions complexes...
En zoomant énormément on peut voir une irrégularité significative sur le bord du disque. Bien sûr, on la voit depuis la Lune, comme sur cette image prise lors de l’expédition Apollo 15 :
- http://www.lpi.usra.edu/resources/apollopanoramas/
La suite se trouve ici, mais elle passe en piste rouge !
Le 22 juin 1633, Galilée est condamné par le Saint Office et il doit lire publiquement son abjuration.
Sentence
L’opinion que le Soleil est au centre du monde et immobile est absurde, fausse en philosophie, et formellement hérétique, parce qu’elle est contraire à la Sainte Ecriture.
Abjuration
Moi, Galileo Galilei, fils de feu Vincent Galilée, Florentin, agé de 70 ans, constitué personnellement en jugement, et agenouillé devant vous, éminentissimes et révérendissimes cardinaux de la république universelle chrétienne, inquisiteurs généraux contre la malice hérétique, ayant devant les yeux les saints et sacrés Evangiles, que je touche de mes propres mains ; je jure que j’ai toujours cru, que je crois maintenant, et que, Dieu aidant, je croirai à l’avenir tout ce que tient, prêche et enseigne la sainte Eglise catholique et apostolique romaine ; mais parce que ce Saint Office m’avait juridiquement enjoint d’abandonner entièrement la fausse opinion qui tient que le Soleil est le centre du monde, et qu’il est immobile ; que la Terre n’est pas le centre et qu’elle se meut ; et parce que je ne pouvais la tenir, ni la défendre, ni l’enseigner d’une manière quelconque, de voix ou par écrit, et après qu’il m’avait été déclaré que la susdite doctrine était contraire à la Sainte Ecriture, j’ai écrit et fait imprimer un livre dans lequel je traite cette doctrine condamnée, et j’apporte les raisons d’une grande efficaté en faveur de cette doctrine, sans y joindre aucune solution ; c’est pourquoi j’ai été jugé véhémentement suspect d’hérésie pour avoir tenu et cru que le Soleil était le centre du monde et immobile, et que la Terre n’était pas le centre et qu’elle se mouvait.
C’est pourquoi, voulant effacer des esprits de vos Eminences et de tout chrétien catholique cette suspicion véhémente conçue contre moi avec raison, d’un coeur sincère et d’une foi non feinte, j’abjure, maudit et déteste les susdites erreurs et hérésies, et généralement toute autre erreur quelconque et secte contraire à la susdite sainte Eglise : et je jure qu’à l’avenir je ne dirai ou affirmerai de vive voix ou par écrit, rien qui puisse autoriser contre moi de semblables soupçons ; et si je connais quelque hérétique ou suspect d’hérésie, je le dénoncerai à ce Saint Office, ou à l’inquisiteur, ou à l’ordinaire du lieu où je serai. Je jure en outre, et je promets, que je remplirai et observerai pleinement toutes les pénitences qui me sont imposées ou qui me seront imposées par ce Saint Office ; que s’il m’arrive d’aller contre quelques-unes de mes paroles, de mes promesses, protestations et serments, ce que Dieu veuille bien détourner, je me soumets à toutes peines et supplices, par les saints canons et autres constitutions générales et particulières, ont été statués et promulgués contre de tels délinquants. Ainsi, Dieu me soit en aide et ses saints Evangiles, que je touche de mes propres mains.
Moi, Galileo Galilei susdit, j’ai abjuré, juré, promis, et me suis obligé comme ci-dessus ; en foi de quoi, de ma propre main j’ai souscrit le présent chirographe de mon abjuration et l’ai récité mot à mot à Rome, dans le couvent de Minerve, ce 22 juin 1633.
Moi, Galileo Galilei, j’ai abjuré comme dessus de ma propre main."
Notes
[1] Voir http://www.pacifier.com/  ;tpope/Moon_Page.htm#Proposed_Dates
[2] Il suffit de chercher « Galilée et ADN » sur Google.
[3] A vrai dire, Galilée n’était pas le premier à observer le ciel avec une lunette : quelques mois plus tôt, Thomas Harriot l’avait fait également mais il n’en avait pas tiré de conclusions aussi fondamentales. On pourra consulter cet article.
[4] Les latinistes pourront traduire aussi par « Le message des étoiles » et les historiens n’ont pas fini de discuter de ce double sens.
[5] « The most dramatic scientific book ever published », lit-on dans le livre de Albert van Helden cité plus loin.
[6] Galileo Galilei : « Le messager des étoiles », Éditions du Seuil, traduit du latin, présenté et annoté par Fernand Hallyn, 1992, ou « Sidereus Nuncius or the Sidereal messenger », translated with introduction, conclusion, notes by Albert van Helden, The University of Chicago Press, 1989.
[7] Qu’on ne s’y trompe pas : les mathématiciens sont tout autant audacieux lorsqu’ils décrètent que leurs raisonnements sont universels !
[8] Il est peut-être utile de rappeler que le rayon de la Lune et sa distance à la Terre est connue depuis l’Antiquité, en observant la taille de l’ombre de la Terre sur la Lune lors des éclipses. Voir par exemple ici.
[9] Florian Cajori « History of Determinations of the Heights of Mountains », Isis 12 (1929) 482-514 et C.W Adams « A Note on Galileo’s Determination of the Height of Lunar Mountains » Isis 17 (1932) 427-29.
[10] Rappelons que la Lune nous présente toujours (à peu près) la même face si bien que les zones que nous voyons au bord du disque lunaire sont toujours les mêmes.
Partager cet article
Pour citer cet article :
Étienne Ghys, Jos Leys — «Il y a quatre cents ans... Sidereus Nuncius» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
Laisser un commentaire
Dossiers
Actualités des maths
-
5 mars 2023Maths en scène : Printemps des mathématiques (3-31 mars)
-
6 février 2023Journées nationales de l’APMEP, appel à ateliers (9/4)
-
20 janvier 2023Le vote électronique - les défis du secret et de la transparence (Nancy, 26/1)
-
17 novembre 2022Du café aux mathématiques : conférence de Hugo Duminil-Copin (Nancy et streaming, 24/11)
-
16 septembre 2022Modélisation et simulation numérique d’instruments de musique (Nancy & streaming, 22/9)
-
11 mai 2022Printemps des cimetières
Commentaire sur l'article
Il y a quatre cents ans... Sidereus Nuncius
le 18 novembre 2013 à 11:47, par Damien Gayet
Il y a quatre cents ans... Sidereus Nuncius
le 27 février 2014 à 15:10, par Monique Pencréach
Il y a quatre cents ans... Sidereus Nuncius
le 28 février 2014 à 18:04, par Étienne Ghys