Jean Perrin : de l’atome abstrait à l’atome physique
Piste bleue Le 23 mars 2021 Voir les commentaires
L’exposition de l’Institut Henri Poincaré (IHP) rappelle au visiteur que Jean Perrin reçut le prix Nobel de Physique en 1926 pour avoir « prouvé scientifiquement l’existence des atomes ». Et pourtant, la fresque de l’amphithéâtre Perrin, dans la future Maison Poincaré, nous montre les philosophes grecs dissertant sur « cette matière changeante faite de grains indestructibles », les atomes. Que s’est-il donc passé entre temps ?
Dans la Grèce ancienne et à Rome, à la suite de Démocrite, Épicure et Lucrèce, la matière était conçue comme essentiellement constituée d’un vide dans lequel des particules élémentaires se combinaient pour constituer l’univers tel qu’il apparait devant nos yeux. Mais il s’agissait plus d’une construction satisfaisant à des exigences philosophiques que d’une observation, d’une façon d’appréhender le monde plutôt que d’une réalité scientifique : l’a-tome, l’insécable, celui qu’on ne peut diviser, était considéré comme l’élément à partir duquel est construit l’univers, dans un ordre tiré du chaos.
Comme une bonne partie de la philosophie grecque, cette approche de la matière fut préservée en terre d’Islam durant le Moyen Âge et quelque peu oubliée dans l’Occident médiéval. On peut néanmoins en trouver trace à cette époque dans des travaux de médecine et d’alchimie utilisant une vision particulaire de la structure de la matière. C’est à la Renaissance, avec la redécouverte des manuscrits antiques, que se renouvelle l’atomisme entre les mains de savants expérimentateurs comme Gassendi (1592 -1655), Boyle (1627-1691) et Newton (1643-1727).
Deux siècles plus tard, grâce aux travaux de leurs successeurs, notamment ceux de Lavoisier (1743-1794), la quasi-totalité des éléments chimiques est identifiée. On sait par exemple que l’eau est constituée d’oxygène et d’hydrogène, et l’on sait dans quelle proportion ces constituants y sont présents : dans 9g d’eau, il y a 1g d’hydrogène et 8g d’oxygène. Mais on ne dit pas encore qu’une molécule d’eau est constituée de deux atomes d’hydrogène et d’un d’oxygène ; on écrit d’ailleurs la formule chimique de l’eau HO. À l’issue de nombreuses expériences, on a établi des tables recensant les rapports de masse dans lesquelles on trouve les différents éléments chimiques qui composent les substances chimiques connues et l’on sait que les espèces chimiques réagissent dans des proportions fixes discontinues. Mais ces tables ne permettent pas de calculer un nombre d’entités élémentaires qui correspondrait au nombre d’atomes présents dans une molécule donnée, et donc de donner sa formule. Jean Perrin explique très précisément cette difficulté dans les premiers chapitres des Atomes.
À l’aube du 20e siècle, l’hypothèse atomiste n’a donc toujours pas d’assise scientifique solide et reste le « nouveau système de philosophie chimique » proposé par John Dalton en 1808. Dans la communauté scientifique positiviste du 19e siècle, où, comme le dit Marcellin Berthelot « la chimie doit être une science strictement positive, c’est-à-dire une pratique expérimentale, libre de toute hypothèse superflue sur la structure exacte de la matière », les atomes restent un outil de langage, certes puissant comme guide de la réflexion, mais dont l’existence réelle n’en demeure pas moins une hypothèse.
C’est cette hypothèse atomiste que Jean Perrin va vouloir confirmer dans une série d’expériences, de « bonnes expériences », au sens de Henri Poincaré, « celles qui nous font connaitre autre chose qu’un fait isolé, c’est-à-dire celles qui nous permettent de généraliser » [2]. Jean Perrin lance treize expériences qui, sous l’hypothèse de l’existence des atomes, permettent de calculer le nombre d’atomes contenus dans 1g d’hydrogène.
Ce nombre, qui a valeur de constante physique, a été introduit par Avogadro en 1811 [3]. Ce dernier a en effet découvert que deux volumes égaux de gaz différents, dans les mêmes conditions de température et de pression, contiennent le même nombre d’entités, atomes ou molécules, quel que soit le gaz considéré. Il en résulte que ce nombre intervient dans plusieurs formules caractérisant différents phénomènes physiques, allant du mouvement de particules en suspension (le mouvement brownien), à la couleur du ciel et l’opalescence, en passant par la radioactivité. À défaut d’observer les atomes, Jean Perrin va les compter [4] !
Dix des expériences de Jean Perrin aboutissent au même résultat : « on retrouve la même grandeur [et] on est saisi d’admiration devant le miracle de concordances aussi précises à partir de phénomènes si différents » [5]. Les atomes passent ainsi du statut d’entités hypothétiques à celui de particules physiques et leur existence ne pose, en général, plus question, même s’ils n’ont toujours pas été observés. En effet, la richesse des concordances mises en lumière par Jean Perrin permet de lever les objections. Une théorie n’est-elle pas établie dès lors qu’elle permet une description adéquate de l’univers ? Mais laissons à Henri Poincaré le mot de la fin : « Une théorie donne des appellations à des objets réels que la nature nous cachera éternellement. Ce qui est important, ce sont les rapports entre eux et non leur appellation » [2]. Et c’est l’étude de ces rapports qui permet à Jean Perrin d’établir la théorie atomiste.
Le 20e siècle donna d’ailleurs à l’atome l’occasion de déchaîner sa puissance et d’imposer son existence à ceux qui auraient pu en douter…
Quelques références
- Sur l’exposition Jean Perrin : Entretien avec Denis Guthleben, Podcast L’Oreille Mathématique de la Maison Poincaré.
- Autres lectures :
Notice de Perrin pour l’Académie des sciences,
Lien web
L’éloge de Louis de Broglie en 1945 sur Perrin et la « réalité moléculaire ».
Lien web
Merci à Sylvie Benzoni, Michel Blay et Denis Guthleben pour leurs remarques et l’enrichissement de la bibliographie.
Notes
[1] Philip J. Davis et Reuben Hersh, The Mathematical Experience, Mariner Books
[3] - Au sujet d’Avogadro. On trouve des photos de son article original de 1811 ainsi qu’un commentaire sur le site d’Open-édition.
Amedeo Avogadro. Essai d’une manière de déterminer les masses relatives des molécules élémentaires des corps, et les proportions selon lesquelles elles entrent dans ces combinaisons, Journal de physique, de chimie et d’histoire naturelle, 1811.
[4] - Un très joli travail par de jeunes auteurs qui ont reproduit certaines des expériences de Jean Perrin :
Mémoire de Corentin Queval, Emeraude Ledoux, Julie Leclerc et Marine Jougleux pour les Olympiades de Physique.
lien web
[5] Jean Perrin, Les Atomes, Idées, nrf.
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Pour citer cet article :
Fermanian Kammerer, Clotilde — «Jean Perrin : de l’atome abstrait à l’atome physique » — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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