Journaux et édition d’articles en mathématiques
El 18 noviembre 2009 Ver los comentarios (2)
Une science, et en particulier les mathématiques, ne se construit pas seul dans son coin: il faut échanger ses idées et découvertes avec des collègues pour avancer. Comme expliqué dans un autre article IDM sur l’histoire des revues, les mathématiciens ont commencé par échanger sur leur science aux travers de correspondances privées, avant que les premiers journaux destinés à la diffusion de résultats mathématiques ne soient mis en place.
Je voudrais ici présenter le monde et les problématiques actuelles de l’édition d’articles mathématiques, d’une manière que j’espère accessible au profane mais pouvant aussi amener des éléments d’information et réflexion aux mathématiciens eux-mêmes. Je vais tâcher d’expliquer comment fonctionne un journal mathématique,
les (r)évolutions récentes qui sont survenues dans le milieu, et ce qui pourrait être (ou non) dans un futur proche.
Un billet publié sur ce site explique le «cycle de vie» d’un article mathématique (en fait, principalement d’un article de mathématiques pures, les choses pouvant varier dans d’autres sous-disciplines des mathématiques), de sa soumission jusqu’à sa publication dans un journal, donnant au passage quelques éléments sur le mode d’organisation de ce genre de journal. Je vais commencer par présenter un peu plus en détail cette organisation, qu’il me semble important de connaître si l’on veut comprendre les questions qui se posent dans le monde de l’édition de ces journaux.
Organisation d’un journal mathématique
Un journal (ou revue) mathématique actuel a deux aspects qui dictent en général son organisation et son fonctionnement :
- Aspect scientifique : chaque revue a à sa tête un responsable (parfois deux ou trois), l’ éditeur en chef , chargé de veiller à la qualité des articles publiés. Comme il ne peut être expert dans tous les champs thématiques couverts par la revue, cet éditeur est assisté par un comité de lecture, dont les membres sont appelés éditeurs associés . Dans le monde de l’édition mathématique, toutes ces personnes sont des chercheurs actifs de la discipline, employés par des universités ou organismes de recherche.
- Aspect commercial : comme pour n’importe quel journal, maintenir l’activité d’une revue scientifique nécessite des dépenses financières et toute revue, à un niveau ou un autre, doit donc prendre en compte des problématiques commerciales. C’est à l’ éditeur «non-scientifique» [1] de gérer ces aspects-là. Cet éditeur peut être une entreprise spécialisée dans l’édition scientifique (comme Springer, EDP Sciences, Elsevier...), une société savante (comme la Society for Industrial and Applied Mathematics (SIAM), la Société Mathématique de France (SMF)...) ou une université ou organisme de recherche (par exemple l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand qui publie les Annales Mathématiques Blaise Pascal).
Bien entendu, ces deux visages de la revue ne sont jamais dissociés: l’éditeur en chef se sent concerné par les éventuelles questions commerciales que la gestion de la revue entraîne, et l’éditeur, même s’il s’agit d’un professionnel non-scientifique, est directement intéressé par la qualité intrinsèque de la revue. Il faut aussi préciser que les liens entre ces deux aspects peuvent être variées, et dépendent généralement du propriétaire de la revue.
Ce propriétaire peut être un professionnel de l’édition (qui joue alors aussi souvent le rôle de son éditeur «non-scientifique»), une société savante (outre les précédentes, on peut par exemple mentionner la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles (SMAI) ou la Société Francaise de Statistique (SFdS)) ou un organisme de recherche (le CIRAD, l’INRA,
des universités...). Selon les cas, le propriétaire peut prendre en charge tous les aspects (scientifiques et commerciaux) d’une revue, nommant par exemple lui-même l’éditeur en chef et s’occupant de la production et la distribution du journal, ou bien il peut établir des partenariats avec d’autres entités pour compléter ses compétences dans certains de ces aspects; la SMAI, par exemple, possède plusieurs journaux pour lesquels elle nomme les éditeurs en chef mais dont elle délègue la gestion commerciale à EDP Sciences.
Il faut aussi bien réaliser que si ce modèle est partagé par d’autres disciplines en dehors des mathématiques (comme la physique, par exemple), il n’est pas universel: certaines revues de biologie ont par exemple un mode de fonctionnement très différent, dans lequel les éditeurs scientifiques ne sont pas des chercheurs de leur discipline mais des employés, ayant la connaissance nécessaire du domaine, de la maison d’édition qui possède la revue.
Les revues mathématiques sont chacune plus ou moins spécialisées dans tel ou tel sous-domaine des mathématiques, et un chercheur qui souhaite faire publier un de ses articles va donc sélectionner une revue selon sa thématique. Mais au-delà, un élément important des journaux du point de vue du scientifique est aussi leur réputation. Sans entrer dans les détails, les journaux mathématiques ne se valent pas tous et certains sont mieux «cotés» que d’autres (pour des raisons historiques, des choix scientifiques judicieux du comité de lecture, etc.); publier un article dans un « bon» journal est jauge de qualité du travail en question, et donc de son auteur [2].
Modes de diffusion présents
Le principal mode de diffusion des journaux, il y a encore une décennie, était celui de la présence d’exemplaires papier dans les bibliothèques des différents laboratoires et centres mathématiques dans le monde. Chaque bibliothèque qui le souhaitait s’abonnait à tel ou tel journal et recevait ses numéros (usuellement entre un et six par an) qu’elle mettait dans ses rayonnages à disposition de ses chercheurs.
La diffusion «papier» continue d’exister, mais toutes les revues ont aussi désormais une diffusion numérique : une bibliothèque qui s’abonne à cette diffusion (cela peut être automatique avec l’abonnement papier, optionnel modulo un surcoût, voire même parfois complètement remplacer l’abonnement papier) permet à ses chercheurs d’accéder aux articles, au format pdf, directement sur le site web de la revue. Le chercheur ne va donc plus forcément se procurer un article en se baladant dans les rayonnages de sa bibliothèque, mais aussi (voire de plus en plus) en accédant depuis son bureau, via son ordinateur, au site web de la revue.
Les conséquences de cette «dématérialisation» des articles sont extrêmement nombreuses, et je pense que nous n’avons pas encore fini de les comprendre ou les imaginer. Avant d’extrapoler de possibles futurs de l’édition, on peut signaler quelques éléments déjà perceptibles:
- Mutation des coûts de production : à l’époque de la production purement «papier» des articles, les coûts principaux étaient ceux de la dactylographie (les articles ayant souvent besoin d’être repris en profondeur lors de la production, pour faire en sorte - par exemple - que tous les articles d’un même journal aient le même type de fonte, d’espacements de ligne, de référencement des équations et citations, etc.) et de l’impression et l’expédition des exemplaires du journal dans les bibliothèques. Ces coûts persistent toujours puisque les versions papier existent encore au moins partiellement, mais ils ont été au moins partiellement réduits grâce à l’aide d’outils logiciels [3] ; on comprend aussi que, dans les cas où la diffusion numérique a entièrement remplacé la diffusion papier, le coût d’expédition est devenu nul.
Cependant, dans le même temps, de nouveaux coûts sont apparus. Le maintien des serveurs qui hébergent le site de la revue, par exemple, n’est pas gratuit ; de nouveaux services liés aux fonctionnalités d’internet ont aussi souvent (mais pas toujours) été mis en place pour les revues ayant un accès numérique : on voit ainsi parfois des liens internet entre articles, permettant d’accéder aisément aux travaux proches d’un article donné (c’est ce que propose crossref).
La mise en place de ce genre d’outil génère des coûts additionnels de production, de sorte qu’une diffusion numérique – à moins de n’être minimaliste et de ne pas profiter pleinement de son medium (en constante évolution !) n’est finalement pas forcément moins chère qu’une diffusion papier.
Il faut aussi comprendre que lorsqu’il ne souhaite pas juste parcourir un article mais désire le lire en entier (ce qui peut lui prendre plusieurs jours a temps plein !), un mathématicien préfèrera souvent une version papier à une lecture sur un écran; ainsi, le coût du papier n’est pas éliminé, mais souvent reporté en «fin de chaîne» lorsque le chercheur imprime l’article à partir de son format numérique.
-
Gain de place : lorsqu’une bibliothèque opte pour un accès purement numérique à une revue, elle gagne un place considérable dans ses rayonnages, puisqu’elle n’a plus besoin de réserver la zone de stockage des futurs numéros de la revue. Un tel gain de place est souvent synonyme de gain de coûts, et certains centres mathématiques modernes ont d’ailleurs opté (ou songent à le faire) pour une bibliothèque purement numérique: celle-ci n’est alors plus qu’une salle avec quelques ordinateurs en accès libre aux chercheurs, afin de leur permettre de se connecter aux sites des revues auxquelles le centre s’est abonné numériquement.
- Pérennité de l’accès : lorsqu’une bibliothèque a des exemplaires papiers d’une revue et décide d’arrêter son abonnement à la revue, elle conserve ses exemplaires papiers et les chercheurs peuvent donc accéder aux «vieux» articles de la revue. Cela n’est plus le cas dans le cadre d’un abonnement numérique : lorsqu’un tel abonnement s’arrête, tout accès aux anciens numéros de la revue est supprimé. Par ailleurs, une maison d’édition pourrait aussi par exemple décider d’arrêter de maintenir une revue numérique et les serveurs afférents, de sorte que (sauf existence d’exemplaires papier) tout le contenu de la revue serait perdu à jamais.
Cette question de pérennité est d’une importance cruciale en mathématiques : contrairement à la biologie, par exemple, où le contenu d’un article peut être dépassé en deux ou trois ans, il est fréquent que des travaux mathématiques vieux de 10, 20 ou 50 ans soient encore d’actualités et régulièrement utilisés ; conserver un accès aux archives des revues est donc important en mathématiques, et le «tout numérique» est susceptible de mettre cela à mal (d’autant plus que, en dehors de la question de fermeture de cet accès lorsque l’abonnement est arrêté, les supports numérique sont souvent considérés comme moins pérennes que les supports papiers - à cause de la dégradation qu’ils peuvent subir, du changement des normes et logiciels qui peuvent rendre certains vieux fichiers illisibles sur des ordinateurs modernes, etc.).
C’est, au moins en partie, ce désir d’accès numérique pérenne qui a mené la cellule MathDoc (unité mixte du CNRS et de l’université Joseph Fourier de Grenoble) à monter NUMDAM, un projet de numérisation et de conservation numérique de revues mathématiques (y compris de vieux articles n’existant que sous forme papier).
Modes alternatifs
Si certaines revues sont diffusées gratuitement, la plupart sont vendues,
à des prix pouvant beaucoup varier de l’une à l’autre. Les raisons pour ces différences de prix d’abonnement tiennent dans le nombre de pages d’une revue et dans les services offerts par la revue quand elle est sous forme numérique (voir plus haut).
Cependant, aux yeux de la communauté, il existe certaines revues dont
le prix est devenu prohibitif [4]. Par ailleurs, de nombreux éditeurs professionnels commercialisent de moins en moins chaque de revue séparément, préférant les vendre en paquets des abonnements à plusieurs revues d’un domaine donné ; il arrive d’ailleurs souvent que la décision de s’abonner à de tels paquets ne soit pas prise par les bibliothèques elles-mêmes, mais par leurs organismes de tutelle, parfois sans consultation des chercheurs susceptibles d’être intéressés – ou non – par les revues présentes dans le paquet.
Tous ces éléments, et le développement d’internet, ont mené la communauté mathématique à adopter des modes de diffusion alternatifs pour ses travaux – car l’une des exigences des mathématiciens est de pouvoir librement diffuser leurs résultats à leurs collègues: c’est un moyen d’être reconnu dans le milieu, et surtout de participer à la construction perpétuelle de la science (par ailleurs, sachant que les résultats mathématiques ne sont pas brevetables, il n’y a aucun profit à «cacher» un résultat au reste de la communauté). Il devient ainsi de plus en plus fréquent de chercher et trouver les articles sur les pages web personnelles de leurs auteurs (certains de mes collègues n’utilisent d’ailleurs presque plus que ce mode pour se procurer des articles), et d’autres canaux de diffusion parallèles plus évolués se sont aussi mis en place pour la diffusion de résultats scientifiques, avant ou après leur publication dans une revue : il s’agit des sites d’ archives ouvertes (comme arXiv, de l’université de Cornell, ou hal, du CNRS) sur lesquels tout chercheur peut déposer ses travaux, ce qui les rend immédiatement consultables par tout un chacun. Il est ainsi aisé, en consultant régulièrement ces adresses web, de se tenir au courant des dernières avancées dans son domaine (bien avant que celles-ci ne paraissent effectivement dans des revues).
Cette diffusion libre d’articles n’est d’ailleurs pas uniquement le fait des chercheurs eux-mêmes, mais parfois aussi d’organismes : par exemple, plusieurs universités américaines (comme le MIT et Harvard) ont déjà décidé de diffuser gratuitement sur leur site les articles scientifiques publiés par leurs membres (et ce dans quelque revue que ce soit), et une initiative, le Public Library of Science (PLoS), est menée par des scientifiques et médecins pour rendre la littérature scientifique et médicale libre d’accès.
Bien sûr, le dépôt d’un article sur son propre site web ou sur une archive
ouverte ne présume en rien de sa qualité ou même sa validité scientifique, contrairement à ce qui se passe lorsqu’il parait dans une revue : en effet, la publication d’un résultat dans une revue signifie que son éditeur en chef et son comité de lecture ont «validé» son intérêt et sa justesse (au travers d’un processus qui consiste à en demander une lecture détaillée et un avis à un rapporteur , qui peut être n’importe quel spécialiste du domaine).
J’ai déjà signalé plus haut que l’un des intérêts principaux pour un chercheur
de publier dans une revue donnée, surtout si elle est considérée comme «bonne», est de profiter de son «cachet» (ce qui compte ensuite dans les évaluations qui seront faites du chercheur). Le dépôt libre d’un travail sur un site remplit donc l’un des rôles usuellement dévolu aux revues - la diffusion de résultats -, mais pas le second - la validation de résultats -, et la publication dans une revue reste donc importante pour le mathématicien.
Ceci étant, beaucoup de collègues ont tendance à considérer que l’on pourrait éliminer les aspects commerciaux des revues pour ne conserver que leur rôle de validation de résultats : après tout, ce rôle est le seul qui importe aux scientifiques, et il est déjà entièrement entre leurs
mains (éditeur, comité de lecture et rapporteurs sont eux-même des scientifiques). Une idée sous-jacente (et probablement en grande
partie fausse) est aussi que la diffusion par internet ne coûte rien. C’est pourquoi on voit de plus en plus d’initiatives tendant à mettre en place des revues, ayant un éditeur en chef et comité de lecture pour la validation scientifique des articles publiés, mais diffusées ensuite sans intervention des professionnels de l’édition commerciale ; il s’agit en général de revues possédées et gérées par des universités ou sociétés savantes, et dont la diffusion principale est justement souvent numérique. Dans cette veine, la cellule MathDoc a par exemple mis en place le CEDRAM, qui prend en charge les aspects «techniques» liés à l’édition de journaux mathématiques et apporte son aide à diverses universités et sociétés pour l’édition de leur revue.
Ces revues gérées sans l’intervention de maisons d’édition professionnelles sont effectivement moins chères que les autres, parfois même gratuites, mais aussi généralement moins cotés (probablement parce qu’ayant un historique moins important) et le résultat final – qualité de la production des numéros, fonctionnalités du site web, etc. – va de minimaliste (pour les revues éditées presque «à la main» par des laboratoires d’université,
qui ont alors juste un site web sur lequel les fichiers pdf des articles sont
déposés) à correct (le site web est maintenu par un véritable service technique, capable de référencer automatiquement et proprement les articles dans les bases scientifiques importantes en mathématiques, comme MathSciNet et Zentralblatt), sans
jamais profiter vraiment de toutes les fonctionnalités qu’un éditeur commercial est censé apporter lorsqu’il est professionnel (cf. plus haut).
Dans le mode de l’édition mathématique comme ailleurs, il n’y a pas de miracle : tout service de qualité «se paye», même si c’est parfois dissimulé par le fait que ce paiement est soit pris en charge par un organisme public qui ne demande pas de contre-partie financière (université publiant sa revue, CEDRAM, etc.), soit fonctionne sur une base de volontariat (ce qui revient peu ou prou à dire que l’employeur du ou des «bénévole(s)» paye pour le service, puisqu’il rémunère lesdites personnes durant le temps qu’elles passent à fournir ce service).
Il me parait cependant essentiel de signaler que les relations entre le monde mathématique et celui de ses maisons d’édition ne sont pas nécessairement conflictuelles: beaucoup de ces dernières ont adopté des politiques tout à fait en adéquation avec les volontés des scientifiques
de diffuser librement leurs travaux. Un site, SHERPA/RoMEO, catégorise d’ailleurs les revues selon les droits de diffusion qu’elles accordent, ou non, aux auteurs : il est ainsi aisé de voir que de nombreux éditeurs permettent aux auteurs de diffuser leurs travaux via internet, modulo le fait que la revue dans laquelle l’article est publié soit clairement indiquée.
Et ensuite ?
Pour conclure, je vais m’autoriser quelques commentaires plus personnels (j’enlève un peu mes gants, si vous me le permettez...) et spéculations; ce qui suit sont essentiellement mes propres réflexions (éclairées par des discussions avec mes collègues) sur ce qui «pourrait être» dans le futur;
d’autres personnes ne seront bien sûr probablement pas du même avis.
Quelque chose me parait indéniable : durant ces dernières années, plusieurs maisons de publication scientifique ont eu une politique commerciale totalement inacceptable par la communauté, vendant par exemple les revues à des prix absolument pas justifiés par les services additionnels fournis ; c’est d’autant plus criant lorsque l’on voit que certaines des décisions qui devraient naturellement revenir aux chercheurs (comme de déterminer à quelles revues leur bibliothèque doit s’abonner – voir le passage plus haut sur les ventes en «paquets» d’abonnements à des revues) ont été prises sans nullement les consulter. Ceci a mené au mouvement que je décris plus haut, la volonté par la communauté de «reprendre» la main sur la diffusion de
sa production scientifique ; je pense que ce mouvement n’ira pas en s’atténuant dans les années à venir.
Cela ne signifie pas que les éditeurs commerciaux vont disparaitre ni que toutes les revues vont devenir gratuites pour le lecteur : j’ai aussi signalé que certaines maisons de publication ont des rapports tout à fait corrects avec la communauté mathématique. Je pense simplement que ces éditeurs ont plus d’avenir que les autres: on ne peut pas travailler dans le monde de l’édition scientifique en se mettant systématiquement à dos les auteurs. Et ce pour une raison simple : plusieurs collègues, dont je fais partie moi-même, ne regardent pas que les aspects «adéquation thématique» et« qualité de la revue» lorsqu’ils souhaitent faire publier un article, mais s’enquièrent aussi du «comportement» de l’éditeur de la revue vis-a-vis de la communauté.
Un autre article sur ce site fait un état assez détaillé des révolutions numériques passées dans le monde des bibliothèques mathématiques, et surtout d’un projet de «bibliothèque mathématique numérique mondiale», et positionne un peu plus précisément le projet NUMDAM, mentionné plus haut, dans ce projet global.
Spéculons maintenant un peu plus précisément sur une évolution possible de la «construction» même des mathématiques. Le système wiki est de plus en plus répandu et permet la conception de sites web à plusieurs, avec commentaires, corrections d’erreurs, etc. On pourrait imaginer que la diffusion et validation de travaux mathématiques puissent se faire sous une forme similaire:
quelqu’un poste son article sur un wiki, et tout collègue qui le souhaite peut le lire, déposer un commentaire sur le même site, corriger éventuellement l’article, faire des liens vers d’autres travaux qu’il connaît... c’est déjà en partie presque ce que permet CiteULike (sponsorisé par Springer), ou quiconque peut recommander les articles qu’il apprécie, fonctionner en groupe avec d’autres lecteurs, etc. Il est intéressant de constater qu’un tel système wiki de diffusion de résultats scientifiques consisterait, en un sens, à revenir aux anciens modes d’échanges entre savants, qui s’effectuaient en dehors de toute cadre éditorial et sans processus de rapport officiel sur leurs travaux ; la différence étant que les échanges de l’époque se faisaient surtout par correspondances privées, tandis que les outils modernes permettraient de tels échanges à un niveau beaucoup plus global.
Ceci étant, le système wiki a des limites intrinsèques qui rendent son son usage pour «construire une science» au mieux bancal. En effet, la validité d’une information diffusée par un wiki dépend fortement de la spécificité de cette information : si elle est connue de nombreuses personnes, alors il est fort probable qu’une erreur sera vite décelée et corrigée par un lecteur; mais si l’information en question n’est compréhensible que d’un très petit nombre d’individus - comme c’est le cas de nombreux résultats mathématiques – alors une éventuelle correction sera au mieux plus longue à venir (et ce d’autant
plus que, même pour un lecteur avisé, déceler une erreur est souvent
un travail long et ardu), et pendant ce temps l’information pourra être utilisée à tort par n’importe quel lecteur moins avisé. Or, en science, cela peut avoir des conséquences dramatiques...
Prenons l’exemple suivant, qui m’a été suggéré par un collègue américain francophile : un mathématicien trouve une nouvelle méthode pour modéliser l’écoulement de l’air autour d’une aile d’avion et dépose cette méthode sur un wiki; les preuves qu’il donne de la validité de sa méthode sont forcément complexes et uniquement compréhensibles par un petit nombre d’individus; avant qu’un de ces quelques individus ne s’intéresse au résultat pour le décortiquer, un ingénieur passe sur le wiki, voit la méthode et décide de l’utiliser pour l’avion qu’il est en train de concevoir; si, par manque de chance, aucun lecteur spécialiste du domaine n’étudie en détail assez vite l’article déposé sur le wiki, il est imaginable que l’avion arrive en stade final de construction (voire de tests ou d’utilisation) alors que le résultat initial était faux et mène à des conclusions erronées qui peuvent mener à un défaut de conception dans l’appareil.
L’exemple précédent est volontairement un peu grossier, et il est de toutes façons assez improbable car les ingénieurs comme les mathématiciens sont bien conscients de l’importance du processus de vérification et validation des résultats scientifiques (et chacune de ces communautés connaît bien la manière dont l’autre fonctionne). Mais il faut comprendre que, indépendamment de cette illustration, toute science se construit brique par brique et qu’il vaut mieux s’assurer qu’une brique est solide avant de poser la suivante; ainsi, le processus actuel, qui consiste à faire passer l’article avant qu’il ne soit publié (et considéré par la communauté comme valide) dans les mains de spécialistes pour qu’ils émettent un avis dessus, donne un peu plus d’assurance que la maison ne risque pas de s’écrouler une fois construite. Ce processus n’est pas parfait, mais probablement beaucoup plus sûr que de laisser un système wiki libre gérer la validité de travaux scientifiques.
Il y aurait encore beaucoup à dire... par exemple, dans la continuation de ce que je viens d’expliquer, sur ce que signifie qu’un article est «vrai», ou sur tous les autres moyens formels ou informels que les scientifiques utilisent pour échanger (la publication d’articles n’est pas le seul, loin s’en faut), ou même sur les différences qui peuvent exister d’une science à l’autre. Je n’ai pas non plus mentionné certains modèles financiers, comme le modèle
«auteur-payeur» dans lequel l’auteur (ou son organisme) paye pour que son article accepté dans une revue soit diffusé gratuitement sur le site de la revue [5]. Cependant, je pense que j’en ai assez dit pour au moins présenter quelques problématiques actuelles de l’édition d’articles mathématiques, problématiques d’ailleurs pas forcément bien connues de tous les mathématiciens eux-mêmes.
La première version de ce texte a été transmise à plusieurs collègues et professionnels de l’éditions ; je tiens à les remercier pour les commentaires qu’ils m’ont transmis, et que j’ai essayé de prendre en compte dans ce texte final.
Notas
[1] Ne pas confondre éditeur en chef , un chercheur lui-même et qui a la responsabilité scientifique, avec éditeur , qui désigne l’entreprise commerciale (n’ayant la plupart du temps, en mathématiques, aucun scientifique parmi ses employés) qui publie la revue ; les termes anglais prêtent ici beaucoup moins à confusion: le responsable scientifique est l’ editor quand l’entreprise qui publie la revue est appelée publisher .
[2] Ce qui mène parfois à des dérives : un collègue m’a raconté que le salaire d’un mathématicien chinois dépend parfois des revues dans lesquelles il publie (et de la quantité publiée), et que les salaires peuvent ainsi mécaniquement se retrouvés multipliés par 10 en quelques années.
[3] Comme LaTeX
(prononcé «latek», le mot étant de racine grecque), un langage de programmation avancé permettant d’écrire et mettre en page des textes scientifiques (contenant des formules complexes, références, etc.), que tous les mathématiciens – ou peu s’en faut – utilisent aujourd’hui.
[4] La maison d’édition Elsevier est souvent pointée du doigt à ce sujet : voir ici et là à propos
des prix de ses journaux mathématiques, considérés comme exorbitants
(à tel point que des éditeurs scientifiques de l’une de ses revues, Topology , ont décidé en 2006 de démissionner).
[5] Ce mode de financement de l’édition d’articles scientifiques, qui existe depuis un certain temps en sciences du vivant, commence un peu à apparaître en mathématiques - je reçois pour ma part régulièrement des mails venus de maisons d’édition indiennes m’incitant à soumettre un article dans une revue fonctionnant sur ce modèle - mais je doute qu’il s’y implante durablement ou viablement, étant donné que les masses monétaires circulant dans les laboratoires de mathématiques ne sont en rien comparables à celles disponibles dans les laboratoires de biologie, par exemple.
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Para citar este artículo:
Jérome Droniou — «Journaux et édition d’articles en mathématiques» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
Comentario sobre el artículo
Journaux et édition d’articles en mathématiques
le 18 de noviembre de 2009 à 17:50, par B. Prum
Journaux et édition d’articles en mathématiques
le 23 de noviembre de 2009 à 15:38, par Jean-Paul Allouche