L’anneau d’Henri Poincaré
Piste rouge Le 13 décembre 2012 Voir les commentaires (2)
Cet article a été écrit en partenariat avec L’Institut Henri Poincaré
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En mars 1912, l’année de sa mort, Henri Poincaré écrit : « je n’ai jamais présenté au public un travail aussi inachevé », parlant de son article « sur un théorème de géométrie ». Dans cet article, il énonce un résultat de géométrie qu’il avoue ne pas savoir démontrer. Il a toutefois réussi à le prouver dans de nombreux cas particuliers. Et ce théorème lui semble très important à cause de ses possibles applications en astronomie. Se sentant trop âgé pour avoir le temps de réfléchir à une démonstration complète, Poincaré décide donc de publier son travail dans l’espoir que quelqu’un arrive à prouver son théorème.
Les objets du théorème
Le théorème de Poincaré-Birkhoff concerne les transformations continues de l’anneau. Expliquons intuitivement de qu’est une telle transformation. On trace sur une table un anneau, c’est-à-dire une surface délimitée par deux cercles concentriques. On pose alors sur cet anneau dessiné un anneau en caoutchouc, (bleu sur les dessins) qui recouvre exactement l’anneau de la table.
Déformer l’anneau en caoutchouc, c’est le tirer, le tendre, le distendre, en s’imposant les contraintes suivantes :
- l’anneau de caoutchouc reste toujours à plat sur la table, en contact
avec la table en tous ses points ;
- l’anneau de caoutchouc recouvre toujours le même domaine de la table,
l’anneau dessiné sur la table.
Voici un exemple de déformation. Nous dessinons l’état initial, un état intermédiaire et l’état final de courbes tracées sur l’anneau.
Une rotation est une déformation rigide : l’anneau de caoutchouc tourne sans vraie déformation
La transformation continue de l’anneau qui correspond à une telle déformation est, par définition, la fonction qui associe, à tout point fixé $x$ de l’anneau, le point $T(x)$ qui est sa position finale après déformation.
Remarque : par une telle transformation continue de l’anneau, chaque
bord de l’anneau est envoyé sur lui-même.
On dit qu’une transformation fait tourner les bords de l’anneau en sens inverse si elle est l’aboutissement d’une déformation durant laquelle les points d’un bord se déplacent dans le sens des aiguilles d’une montre alors que ceux de l’autre bord se déplacent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Le lecteur attentif remarquera qu’aucune des deux déformations représentées ci-dessus ne remplit cette condition car les deux bords tournent dans le même sens, contrairement à la suivante :
Le repli suivant présente une reformulation de la condition de rotation des bords qui est techniquement plus adaptée pour démontrer le théorème de Poincaré-Birkhoff mais qui ne sera pas utilisée dans la suite.
Que dit le théorème ?
Nous sommes maintenant en mesure d’énoncer le théorème inachevé évoqué par Poincaré.
Théorème :
Considérons un anneau, c’est-à-dire une surface $C$ délimitée par deux cercles concentriques, et une transformation continue $T$ de cet anneau comme plus haut et telle que :
- $T$ préserve l’aire : si on considère un petit morceau $D$ de l’anneau, son image par $T$ est un domaine qui peut être très différent de $D$, beaucoup plus tourmenté par exemple, mais qui aura même aire que $D$ ;
- $T$ préserve les deux bords de l’anneau, mais les fait tourner en sens inverse.
Alors $T$ a au moins deux points fixes à l’intérieur de l’anneau. En d’autres termes, il existe deux points $P_1$ et $P_2$ qui sont dans l’anneau, mais pas sur son bord, tels que : $T(P_i)=P_i$.
Pour comprendre cet énoncé, il est utile de revenir sur certains de nos exemples de transformations de C. La plus simple était la rotation :
Cette transformation préserve l’aire. Elle préserve aussi chaque bord de C. Mais elle les fait tourner dans le même sens donc les hypothèses du théorème ne sont pas satisfaites. C’est heureux car la conclusion non plus ! En effet la transformation F n’a aucun point fixe : tout le monde bouge.
Une variante de cette transformation permet de satisfaire à toutes les hypothèses. Plutôt que de tourner tous les points du même angle, on peut choisir un angle qui dépend de la distance au centre de l’anneau et qui change de signe en passant d’un bord à l’autre :
Le théorème s’applique et on trouve en fait une infinité de points fixes. À une certaine distance du centre, l’angle de rotation est nul et on trouve tout un cercle de points fixes, en pointillés sur le dessin. On a aussi représenté à la fois les arcs colorés d’origine et leurs images par $T$.
C’est bien plus que les deux points fixes promis par le théorème mais on peut montrer que le théorème est optimal : il existe des transformations plus compliquées pour lesquelles il y a exactement deux points fixes et pas un de plus.
Un an après la mort du grand mathématicien, G.D. Birkhoff publie une première démonstration du théorème. Sous les hypothèses de Poincaré, il montre l’existence d’un point fixe. Son argument quant à l’existence d’un second point fixe est toutefois incomplet et il ne le corrigera qu’en 1926 dans un article qui de plus étend le domaine d’application de ce théorème en imposant des contraintes moins fortes sur la transformation $T$. C’est pourquoi on appelle usuellement ce théorème : théorème de Poincaré-Birkhoff.
L’argument, très joli, utilise (sans le dire) la notion d’indice d’un champ de vecteurs le long d’une courbe fermée, mais il n’est pas notre propos de le détailler ici. Nous préférons expliquer pourquoi Poincaré
considérait son théorème si important pour ses applications.
Le problème circulaire restreint des trois corps
Poincaré est le fondateur de la théorie moderne des systèmes dynamiques. La motivation essentielle à ses importantes contributions à cette théorie est l’étude d’un unique problème : l’étude du mouvement de N corps (étoiles, planètes, satellites...) soumis à l’attraction gravitationnelle universelle. C’est un problème unique mais difficile, et multiple en fait...
Car si l’on sait résoudre les équations de la dynamique qui régissent le mouvement de deux corps dans le vide soumis à une interaction mutuelle (c’est le problème de Kepler), les choses se compliquent dès trois corps.
Une manière d’obtenir des résultats dans le problème des 3 corps est de le voir comme une perturbation du problème de Kepler. C’est-à-dire de supposer qu’un des trois corps a une masse tellement petite devant les masses des deux autres corps que, s’il est bien attiré par ces deux corps, il n’a par contre aucune influence sur eux. On pourra penser au Soleil, à Jupiter et à Mercure. Si on se penche sur les équations de la dynamique, cela revient exactement à supposer que le troisième corps, appelons-le M, est de masse nulle. C’est ce que fait Poincaré. Il s’intéresse au cas où les deux corps de masse non nulle, appelons-les S et J, ont une orbite circulaire parcourue à vitesse angulaire constante autour de leur centre de gravité, et où le corps M se meut dans le même plan que S et J :
On connaît parfaitement le mouvement des deux corps S et J, et tout le problème est de décrire le mouvement du corps M.
Pour cela, il est utile de se placer dans le repère tournant attaché à S et J. Cela signifie que le mouvement de M est décrit relativement à celui de S et J. De ce point de vue, S et J sont immobiles. L’animation suivante montre à gauche un mouvement vu normalement et à droite le même mouvement vu dans le repère tournant. Notons qu’il s’agit d’un mouvement quelconque, pas le résultat d’une simulation de mécanique céleste [1].
Poincaré s’est employé à chercher des orbites périodiques dans le repère tournant.
Il faut quatre nombres pour repérer M : deux coordonnées pour la position dans le plan et deux pour la vitesse.
Cela fait un peu trop pour arriver à prouver quelque chose d’intéressant, surtout si on veut appliquer un théorème qui décrit une situation en dimension 2. Il y a deux façons de diminuer la dimension pour un tel système dépendant du temps :
- utiliser une ou plusieurs intégrales premières ;
- faire une section de Poincaré.
Expliquons tout ceci.
Intégrales première
Une intégrale première est une quantité qui dépend des coordonnées et qui est constante le long de chaque orbite. En physique, il s’agit souvent d’une énergie. En fixant une valeur de l’intégrale première, on peut déduire l’une des coordonnées en fonction des autres et on réduit donc le nombre de coordonnées d’une unité.
Cette situation est tout à fait analogue à celle d’un randonneur qui se promène sans changer d’altitude. Le trajet du randonneur vu sur une carte reste dans une ligne de niveau de la carte. Les lignes de niveau sont bien des courbes, donc des objets de dimension 1, une dimension de moins que celle de la carte bidimensionnelle.
Dans le problème circulaire restreint des trois corps on peut montrer qu’il existe une combinaison des quatre nombres qui repèrent M, appelée intégrale de Jacobi, qui reste constante lors du mouvement. En fixant une valeur pour l’intégrale de Jacobi, on se ramène alors à un problème dynamique dans un espace à 3 dimensions appelé niveau de l’intégrale de Jacobi.
Section de Poincaré
Dans un espace de dimension n, on construit une partie $\Sigma$ de dimension n-1, telle que toute orbite issue de $\Sigma$ revient dans le futur dans $\Sigma$. L’application qui à tout point de $\Sigma$ associe son premier point de retour dans $\Sigma$ s’appelle l’application de premier retour (ou application de Poincaré) dans $\Sigma$. Construire une section de Poincaré permet donc de diminuer la dimension d’une unité, mais en passant d’un phénomène en temps continu (les orbites sont des courbes) à un phénomène en temps discret (on a une application définie sur $\Sigma$). On ne peut donc pas répéter l’opération (alors qu’il est tout-à-fait possible d’utiliser plusieurs intégrales premières pour diminuer la dimension de l’espace de plusieurs unités).
Poincaré montre que si la masse de J est suffisamment petite, alors il existe près de S deux familles d’orbites, périodiques dans le repère tournant, symétriques par rapport à l’axe SJ. L’une des familles ne comporte que des orbites rétrogrades et l’autre que des orbites directes. De plus, chaque niveau de l’intégrale de Jacobi contient exactement une orbite de chacune des deux familles. Appelons ces orbites : orbites périodiques de petite période.
Poincaré souhaitait utiliser son théorème pour montrer l’existence d’orbites de grande période, mais il n’a fait qu’ébaucher la manière d’y parvenir dans son article. En utilisant les orbites périodiques de petite période d’une manière extrêmement astucieuse, Birkhoff arrive à construire dans chaque niveau de l’intégrale de Jacobi et au voisinage de S une surface A qui a la forme d’un anneau, et qui vérifie :
- le bord de l’anneau A est la réunion des deux orbites périodiques de petite période, une périodique directe et l’autre rétrograde ;
- l’orbite de tout autre point $x$ de cet anneau recoupe A dans le futur en un premier point que nous appellerons $T(x)$. Ainsi $T$ est l’application de premier retour dans l’intérieur de A :
Cet anneau n’est pas un anneau bien rond dans un plan comme au début de
cet article mais une surface que l’on peut paramétrer par un tel anneau
d’une façon permettant (avec quelques précautions expliquées dans le
repli suivant) d’appliquer le théorème. Les points fixés par T garantis
par le théorème correspondent à des trajectoires de la planète M qui se
referment.
En développant un peu plus la théorie, on peut de plus garantir
l’existence de trajectoires de M qui se referment après avoir croisé un
grand nombre de fois l’anneau. On trouve ainsi une infinité d’orbites
fermés, de longueur arbitrairement grande.
Quelques commentaires :
- Ces orbites périodiques que trouvent Poincaré et Birkhoff ne sont pas réellement des orbites périodiques du problème initial, car elles sont périodiques dans le repère tournant. Leur existence est cependant une information importante. Comme l’écrivait Poincaré
D’ailleurs ce qui nous rend ces solutions périodiques si précieuses, c’est qu’elles sont, pour ainsi dire, la seule brèche par où nous puissions essayer de pénétrer dans une place jusqu’ici réputée inabordable.
- Le dernier résultat que nous venons de décrire ne peut s’appliquer au problème de la Lune (dans le système Soleil-Terre-Lune), car on suppose que le corps de masse négligeable M est au voisinage du corps de grande masse S... il faudra attendre les années 1960 pour que Charles Conley publie un article étudiant le problème de la Lune.
Et ensuite ?
Bien sûr les successeurs de Poincaré et Birkhoff ont cherché à généraliser ce théorème, en particulier pour des objets géométriques en grande dimension, c’est-à-dire nécessitant plus de deux nombres pour repérer un point. Les mathématiciens ont compris, notamment grâce à Vladimir Arnold, que la bonne notion qui généralise celle de transformation préservant l’aire est celle de transformation « symplectique ». Cette condition est hors de portée de cet article mais le lecteur curieux et n’ayant pas peur de sauter les discussions purement mathématiques avancées pourra lire avec plaisir la description par Michèle Audin
de l’invention de la topologie symplectique (en anglais).
Merci aux relecteurs Nicolas Bedaride, Mathilde Herblot, Xavier Caruso et
Jean-Romain pour leurs suggestions !
Notes
[1] On pourra admirer par exemple la figure 6 de cette page pour un exemple de simulation numérique du problème à trois corps dans le repère tournant.
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Pour citer cet article :
Patrick Massot, Marie-Claude Arnaud — «L’anneau d’Henri Poincaré» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012
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