[Rediffusion d’un article publié en 2014]
La Gömböc
Pista azul El 30 diciembre 2022 Ver los comentarios (3)Leer el artículo en


La [1] gömböc est un bel objet qui a été découvert en Hongrie récemment. Cet ovoïde d’un genre nouveau est même devenu une star dont on parle sur les plateaux télévisés ! Il répond à une question que le mathématicien Arnold avait posée il y a une petite vingtaine d’années : un problème que tout le monde peut comprendre, et dont la solution peut être observée et manipulée, comme un objet courant.
[Rediffusion d’un article publié le 5 avril 2014]
Arnold, 1995
Les objets qui nous entourent peuvent être posés sur une table en position stable : une bouteille tient bien droite sur son «cul», une fourchette est placée à plat à côté de l’assiette, etc. Il y a même plusieurs façons de les poser : une bouteille peut être rangée à l’horizontale, une fourchette peut reposer pointes sur la nappe ou pointes vers le haut (ou même sur le côté), etc.
La stabilité signifie que l’objet reste dans la position où on l’a placé même si on le titille un peu. Par exemple, si une bouteille est posée à la verticale, sur son cul, et si je la penche très légèrement et la relâche, alors elle reviendra d’elle même à sa position verticale initiale et y restera. Si je la penche trop, elle tombera et se placera ensuite dans une autre position stable, à l’horizontale sur la table. [2]
Certains objets ont une unique position d’équilibre stable, et le plus connu d’entre eux est le «culbuto». Il s’agit d’un personnage de forme ovoïde qui est lesté au niveau des pieds.
Les bidibules en constituent une version commerciale légèrement passée de mode, mais assez populaire il y a vingt-cinq ou trente ans [3] . On peut en rencontrer des versions en chair et en os lors de spectacles en plein air :
- Culbuto mâle de la tribu «dynamogène»
- Dynamogène est une compagnie du sud de la France qui, entre autres, donne des spectacles et concerts en extérieur.
Si on pose un culbuto sur la tête en position verticale parfaite, le culbuto est à l’équilibre : en théorie, il restera dans cette position éternellement si aucune perturbation extérieure n’intervient. Mais cette position est instable et, en pratique, le culbuto va vite culbuter pour revenir à sa position stable, pieds au sol. Le culbuto a donc, in fine, deux positions d’équilibre exactement, l’une stable, l’autre instable. Pour ce faire, ses pieds ont été lestés. Une bille de plomb a été insérée à l’intérieur du jouet pour que le centre de gravité soit positionné dans la partie inférieure du corps. Le corps du culbuto n’est donc pas homogène ; sa densité interne varie d’un point à l’autre du corps pour favoriser une unique position stable.
On peut obtenir un phénomène similaire avec un matériau homogène si on évide le corps : au lieu de lester les pieds, on enlève la cervelle ce qui, par contraste, a le même effet.
Autrement dit, l’inhomogénéité est obtenue à l’aide d’un creux. Ce n’est pas le matériau qui est modifié pour lester une partie du corps, mais c’est la forme globale qui dicte le contraste de densité ; comme si l’on utilisait bien deux matériaux distincts, d’une part le matériau de base et, d’autre part, le vide du trou.
La question de Vladimir Igorevich Arnold, posée aux alentours de 1995, est la suivante.
Question d’Arnold.--- Existe-t-il un corps convexe homogène avec seulement deux positions d’équilibre, l’une stable, l’autre instable ?
La convexité est un terme mathématique qui, entre autres, exclut la présence de trous. Une partie $C$ de l’espace (ou du plan) est convexe si elle satisfait la propriété suivante : pour toute paire de points $p$ et $q$ situés sur $C$, le segment joignant $p$ à $q$ est entièrement contenu dans $C$. Par exemple, une boule est convexe, mais une bague ne l’est pas.

Convexité
Comme on le voit sur cette figure, la zone de droite ne comporte pas de trou mais n’est
pas convexe.
Budapest, 2006
Aux alentours de 2006, deux chercheurs de Budapest ont répondu positivement à la question d’Arnold. Gábor Domokos et Péter Várkonyi construisent donc un culbuto homogène qu’ils appellent « la gömböc » ; si j’ai bien compris, il s’agit d’une variation sur le mot «sphère», en hongrois : la plupart des textes qui mentionnent cette découverte parle «du» gömböc, mais il s’agit plutôt d’un terme féminin [4]. Il est maintenant possible de se procurer des exemplaires de ce bel objet mathématique. En voici quelques photos :

Gömböc métalique

Gömböc translucide
Et je vous recommande les vidéos disponibles sur le web, notamment la vidéo officielle du site des auteurs : vous y verrez les petites hésitations de la gömböc cherchant à retrouver sa position stable. Si vous préférez le Grand Journal, la gömböc y était invitée en novembre dernier aux côtés de Cédric Villani [5],
et si vous voulez vous faire une idée de l’engouement et des efforts déployés par
Domokos et Várkonyi pour arriver à leurs fins vous pouvez visionner ce petit film.
Dimension 2
La gömböc est un objet de « dimension 3 » ; c’est un solide que l’on manipule dans notre espace ambiant, lui aussi de dimension 3, et que l’on pose sur le plateau d’une table pour le faire rouler. Existe-t-il une gömböc de dimension 2, que l’on pourrait poser sur une droite horizontale pour étudier ses positions d’équilibre ?
Les mathématiciens se sont bien sûr posé cette question plus simple avant d’attaquer le problème d’Arnold ! Et la réponse est négative.
Théorème.— Il n’existe pas de gömböc planaire. Une partie convexe du plan ne peut avoir exactement deux positions d’équilibre, une stable et une instable : elle en possède toujours plus !
La preuve de ce théorème est élémentaire pour le mathématicien professionnel, mais nécessite un peu d’aisance géométrique. Nous l’esquissons ci-dessous pour le lecteur intéressé.
Cet énoncé concerne la forme globale des convexes du plan et peut être apparenté à d’autres résultats géométriques plus profonds. Par exemple, le théorème des quatre sommets [6], ou encore la conjecture d’Arnold en géométrie symplectique ! Cette dernière est beaucoup plus délicate à énoncer (et certainement à démontrer) : elle occupe de nombreux mathématiciens et les recherches ayant abouti à des résolutions partielles de cette conjecture ont structuré des pans importants des mathématiques récentes.
Démonstration du théorème
Dans cette dernière partie, plus difficile, notre but est de comprendre plus en détail le théorème énoncé ci-dessus et de le démontrer. Pour cela, il nous faut revenir sur le concept de position d’équilibre dans le cas du plan.
Considérons donc une forme convexe plane $C$.
Il faut imaginer que $C$ est découpée dans une plaque homogène, ce qui nous permettra de parler de la masse de $C$ ou d’une partie de $C$ [7] ; l’homogénéité signifie que la masse d’une partie $P$ de $C$ est proportionnelle à l’aire de $P$, la constante de proportionnalité étant la densité du matériau utilisé.
Notons $g$ le centre de gravité de $C$. Le point $g$ est situé à l’intérieur de $C$.
Voici une façon d’appréhender le rôle du barycentre : plantez un clou dans le mur, percez
la plaque $C$ en un point $m$, et accrochez $C$ au mur en passant le clou par ce trou ;
si $m$ coïncide avec le centre de gravité $g$, alors $C$ restera en place, sinon $C$ va
tourner autour du point $m$ sous l’action de la gravité jusqu’à ce que le centre de gravité se place sous le clou, à la verticale de celui-ci. [8]

contact et gravité
Si $C$ est posée sur une droite horizontale, et si l’on note $q$ le point de contact, on observe que
- la droite horizontale est tangente à $C$ au point $q$ [9].
- la droite verticale passant par $q$ coupe $C$ en deux parties : la partie droite et la partie gauche. Si le centre de gravité n’était pas au-dessus de $q$, le corps $C$ ne serait pas à l’équilibre ; la force de gravité ferait rouler $C$ du côté déterminé par la position de $g$ [10].
Résumons. Si $q$ est un point situé sur le pourtour de $C$, on peut tracer la tangente à $C$ en $q$, puis la perpendiculaire à la tangente passant par $q$; le point $q$ donnera une position d’équilibre si cette perpendiculaire passe par le centre de gravité $g$.
Maintenant, considérons un point $q$ du pourtour de $C$ et supposons que la droite
joignant $g$ à $q$ n’est pas perpendiculaire à la tangente à $C$ en $q$. Nous constatons alors que la distance entre $g$ et $q$ va croître (respectivement décroître) lorsque $q$ se déplace d’un côté (ou de l’autre) du bord de $C$. Lorsque la droite $(gq)$ est perpendiculaire à la tangente en $q$ la distance de $g$ à $q$ présente un extremum (par exemple, cette distance peut décroître pour tout déplacement de $q$ sur la droite comme sur la gauche).
Supposons maintenant que $C$ est une gömböc de dimension $2$, c’est-à-dire que $C$ n’a que deux positions d’équilibre, correspondant à deux points $p$ et $q$ de
son bord. En l’un des deux points, disons $p$, la distance de $g$ à $p$ est minimale, tandis qu’en $q$ elle est maximale.
Nous allons obtenir une contradiction, ce qui démontrera le théorème.
Pour cela, considérons les points $m$ de la périphérie de $C$ situés entre $p$ et $q$.
Lorsque $m$ se déplace de $p$ vers $q$, la distance de $g$ à $m$ augmente progressivement ; elle ne peut croître puis décroître car sinon elle atteindrait un maximum local en un point intermédiaire $r$ : en ce point, la droite $(gr)$ serait perpendiculaire à la tangente et nous aurions une troisième position d’équilibre. Voici une figure qui illustre
la situation étudiée :

Variation des distances
La distance du centre de gravité aux points proches de $q$, en rouge, est grande ; elle reste toutefois inférieure à celle de $g$ à $q$, car $q$ correspond au maximum de la distance de $g$ au bord. Cette distance diminue à mesure que $m$ s’éloigne de $q$.
Pour les points bleus, la distance de $g$ à $m$ est petite mais croît à mesure que $m$ s’éloigne de $p$ et «tourne» vers le point $q$.
Considérons maintenant les droites passant par $g$. Chaque droite vient couper le bord de $C$ en deux points $h$ et $b$. Lorsque $h$ est proche de $q$, la différence entre les
distances $\vert gh\vert$ de $g$ à $h$ et $\vert gb\vert $ de $g$ à $b$ est positive ; puis, lorsque la droite tourne, le point $h$ se déplace le long du bord de $C$ et passe de $q$ en $p$. Lorsque $h$ est proche de $p$, la différence $\vert gh\vert - \vert gb\vert$ devient négative car $\vert gh\vert$ est proche du minimum $\vert gp\vert$ tandis $\vert gb\vert$ est
devenue supérieure à $\vert gp\vert$. Ainsi, suivant la droite choisie, la différence $\vert gh\vert - \vert gb\vert$ passe de valeurs positives à des valeurs négatives : il y a donc au moins une droite pour laquelle $\vert gh\vert - \vert gb\vert =0$, ce qui signifie que les deux distances $\vert gh\vert $ et $\vert gb\vert$ sont égales.

points d’équilibre
La droite rouge coupe le bord du convexe en deux points ; les distances entre le centre de gravité et ces deux points sont égales. Si l’on fait tourner la droite ces distances diffèrent.
Une telle droite découpe $C$ en deux parties : l’une contenant $p$ l’autre $q$ ;
nous noterons $M(p)$ la partie contenant $p$ et $M(q)$ celle contenant $q$. Les distances de $g$ au bord de $C$ sont plus petites du côté $p$ que du côté $q$ : les droites passant par $g$ coupent $M(p)$ sur un segment plus court que $M(q)$.
Ainsi, l’image symétrique $M'$ de $M(p)$ par rapport au centre $g$ est contenue dans $M(q)$, et l’union de $M(p)$ et $M'$ forme une partie $C'$ entièrement contenue dans $C$.

Symétrie de centre $g$
La partie $C'$, union de $M(p)$ et $M'$, a été coloriée.
Puisque $g$ est le centre de symétrie de $C'$, $g$ en est aussi le centre de gravité.
Mais alors $g$ ne peut pas être centre de gravité de $C$, car $C$ est formé de $C'$
et d’une lunule entièrement située à droite de la droite rouge. Le vrai centre de gravité
de $C$ devrait être situé un peu à droite de $g$ dans la partie $M(q)$.
Cette contradiction montre qu’une partie convexe plane $C$ ne peut avoir que deux
positions d’équilibre.
Merci à Aurélien Djament, Etienne Ghys, Cédric Couliou et Lison pour leur relecture et leurs conseils. Les images utilisées proviennent des sites de la compagnie «dynamogène», du site «gömböc», et de celui des «bidibules».
Notas
[1] il n’y a pas de genre en hongrois, certains disent aussi le gömböc
[2] Enfin, si la bouteille est couchée sur la table, et si je la pousse, elle va rouler, passant ainsi continûment d’une position allongée à une autre ; c’est un cas un peu spécial lié au fait que la forme globale de la bouteille reste inchangée lorsqu’on la fait tourner autour de son axe. Ce phénomène ne se produit pas pour une fourchette ! (du moins celle que j’utilise)
[3] Pour les nostalgiques, souvenez-vous de cette musique publicitaire bien ringarde «bonjour, bonjour, nous sommes les biiidibules, lalala lalala» : voir ici,

[6] Le théorème des quatre sommets affirme que la dérivée de la courbure d’une courbe fermée simple (sans point double) tracée dans le plan s’annule au moins quatre fois. Il a été démontré au début du siècle dernier pour les courbes convexes, puis par Kneser pour le cas général ; d’autres preuves sont apparues par la suite, plus simple, comme celle d’Osserman qui date des années 80. Il donne encore lieu à des avancées intéressantes de nos jours.
[7] Mais la plaque est infiniment fine puisque $C$ est contenue dans le plan.
[8] Si, initialement, $g$ est à la verticale de $m$ mais au-dessus de celui-ci, la plaque est en position d’équilibre instable ; il se peut donc qu’elle reste en cette position longtemps avant de culbuter.
[9] Je suppose ici implicitement que le bord de $C$ est paramétré par une courbe différentiable, ce qui permet de parler de la tangente à $C$ (si $C$ était un triangle, par exemple, il n’y aurait pas de tangente bien définie en ses sommets).
[10] Pour le démontrer, on peut calculer le moment des forces appliquées à $C$ en le point $q$ : le moment de la force de réaction est nulle, celui de la force de gravité est nulle si et seulement si le vecteur $qg$ est vertical.
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Para citar este artículo:
Serge Cantat — «La Gömböc» — Images des Mathématiques, CNRS, 2022
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La Gömböc
le 18 de abril de 2014 à 13:47, par Monique Pencréach