La mystification des sens

Le 20 novembre 2019  - Ecrit par  Francisco Martín Casalderrey Voir les commentaires (1)

Cet article a été écrit en partenariat avec L’Institut Henri Poincaré


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En 2013, l’Institut Henri Poincaré et Images des Mathématiques avaient uni leurs efforts pour superviser la réédition de la collection Le monde est mathématique, publiée par RBA en partenariat avec Le Monde. En 40 ouvrages, cette collection de qualité, issue d’un projet collectif de mathématiciens espagnols, vise à présenter, à travers une grande variété de points de vue, de multiples facettes des sciences mathématiques, sous un aspect historique, humain, social, technique, culturel ...
Reprise et améliorée au niveau de la forme, cette édition avait été entièrement lue et corrigée par l’équipe d’Images des Mathématiques ; des préfaces et listes bibliographiques rajoutées.

En 2019, cette collection est de nouveau éditée, présentée par Étienne Ghys et distribuée par L’Obs.

Chaque semaine, à l’occasion de la sortie d’un nouveau numéro de la série, un extrait sélectionné sera présenté sur Images des Mathématiques. Il sera également accompagné du sommaire du livre et d’une invitation à prolonger votre lecture.

Extrait du Chapitre 1 - L’invention de la perspective

La preuve de Brunelleschi

« Je m’appelle Vanni, de l’atelier du maître Filippo. Je suis chargé de dire à votre maître que Filippo l’attend devant San Giovanni aujourd’hui, à midi.
– Entre et parle directement avec lui. Il est dans son bureau, là-bas, de l’autre
côté du patio, là où l’on voit de la lumière.
Vanni frappa à la porte de manière quasi imperceptible. Après avoir entendu
“Entrez”, il tourna très lentement la poignée et ouvrit la porte qui grinçait légèrement.
Il resta sur place, figé sur le seuil, debout, tenant dans ses mains la casquette
qu’il venait d’ôter par respect, le regard rivé au sol.
Donatello leva le nez et lui dit après l’avoir dévisagé de haut en bas :
– Que veux-tu, mon garçon ?
– Je m’appelle Vanni, je travaille dans la maison de maître Filippo Brunelleschi,
qui m’a envoyé vous demander de vous rendre à midi à la porte de San Giovanni.
– Et tu sais pourquoi ton maître veut que j’y aille ?
– Ça, je ne sais pas, mais je peux vous dire que je dois également passer chez le
maître Luca della Robbia et qu’avant de venir ici, j’ai porté le même message au
maître Lorenzo Ghiberti, et qu’il me faut encore aller dans un autre atelier avant de
retourner chez mon maître.
– Bien, dis-lui que j’y serai. »

Ce rendez-vous de Filippo Brunelleschi avait quelque chose d’étrange. Pas en
raison de l’heure, un peu avant le repas, lorsque les travaux de tous les ateliers artistiques
s’interrompaient pour la prière de l’angélus et que les employés et le maître
mangeaient ensemble. Non, il s’agissait plutôt de l’endroit. Il ne les invitait pas chez
lui, mais bien dans un lieu public, devant la porte du baptistère, sur la place du
Dôme inachevé, dont les travaux semblaient éternels et duraient depuis des siècles.
A ce rythme, ils devraient encore se prolonger pendant de nombreux siècles avant
de se terminer.

La ville de Florence était à moitié construite. La plupart des innombrables
églises avaient une façade en brique, sans aucun revêtement, et se détérioraient déjà.
Les familles, qui s’étaient enrichies au cours des dernières années avec les affaires
de la banque ou le commerce – les Pazzi, les Medici, les Strozzi, les Rucellai et
autres –, voulaient absolument construire leur propre palais, chacun d’eux devant
être plus luxueux que celui du voisin, pour démontrer que leur pouvoir n’était pas
une simple question d’argent et surtout se faire une place sur la scène politique.
L’affaire devait être importante pour que Filippo, le plus âgé et le plus savant de
tous les artistes de l’époque selon Donatello, les convoquât de cette manière et en
ce lieu.

Donatello se rendit au rendez-vous en flânant. À son arrivée, toutes les cloches
de Florence sonnaient l’heure de midi. C’était une fraîche matinée de la fin de
l’hiver 1416, baignée d’une atmosphère claire et transparente. En se rapprochant, il
vit Filippo Brunelleschi, accompagné, comme toujours dernièrement, de ce jeune
apprenti qui, bien que ne travaillant pas dans son atelier et n’ayant que quinze ans,
s’était gagné l’amitié du maître, et par là même le respect de tous les artistes de
son cercle. Il s’agissait de Tommaso di ser Giovanni, que tout le monde appelait
Masaccio, un jeune homme grand à l’air un peu négligé. Vanni, le jeune homme
qui lui avait communiqué le message du rendez-vous, était également là, à côté de
son maître, avec un coffre en bois. Filippo souriait. Il était vêtu d’une bure bleue
en laine pour supporter le froid de l’hiver et portait une coiffe d’un rouge brillant
qui ressemblait à une simple étoffe enroulée autour de la tête, recouvrant toute la
chevelure et retombant ensuite dans le dos. Ce type de coiffe n’était pas inhabituelle,
quoique passablement démodé de l’avis de Donatello. À côté du jeune Maso,
Filippo paraissait beaucoup plus petit.

Après s’être salués, ils regardèrent le maître dans l’expectative. Brunelleschi commença
à parler lentement et parcimonieusement, sur le ton caractéristique de celui
qui est habitué à enseigner aux autres et à donner des explications, faisant des pauses
mesurées pour laisser à ses auditeurs le temps de réfléchir tout en regardant autour
de lui afin de vérifier si on l’écoutait bien et si ses explications étaient comprises.
« Je vous ai convoqués pour vous montrer ce à quoi j’ai travaillé au cours des derniers
mois. Comme vous le savez, depuis des années, j’étudie comment faire en sorte
que ce qui est représenté dans un tableau apparaisse aux yeux de celui qui le regarde
comme s’il regardait la réalité peinte par l’artiste. Grâce à mes études de géométrie
et autres connaissances des mathématiques, j’ai découvert un procédé qui permet au
peintre de représenter sur le tableau ce qu’il voit avec une perfection telle que, si le
peintre est habile et manie plaisamment la couleur et les ombres, celui qui regarde
ensuite la peinture ne sait pas distinguer ce qui est réel de ce qui est peint.
Et la preuve qu’il est possible d’obtenir le résultat escompté en suivant les instructions
que j’ai établies à cet effet se trouve dans ce coffre que j’ai demandé
d’apporter. Ce que je vais vous montrer sera la démonstration indiscutable du fonctionnement
effectif de ma méthode. »
Nous regardions tous d’instinct dans la direction signalée par Filippo, le coffre
fermé surveillé par Vanni. Filippo demeurait impassible et attendait tandis que nous
nous demandions, en silence également, ce que ce coffre pouvait bien contenir de
mystérieux.
Des ouvriers du chantier du dôme de Florence ouvrirent les deux battants
de sa porte principale, celle qui se trouve en face du baptistère, juste à côté des
escaliers sur lesquels nous étions en train d’écouter le maître en formant un
petit cercle.
Enfin, Brunelleschi se rapprocha du coffre et le fit ouvrir. Il en sortit un petit
panneau carré, de près d’une demi-brasse de côté. Le maître y avait fait une
peinture représentant une vue de l’extérieur du baptistère Saint-Jean de Florence,
devant lequel nous nous trouvions, en embrassant tout ce que l’on peut voir de
l’extérieur, lorsqu’on se situe à l’intérieur de la cathédrale Santa Maria del Fiore au
niveau de la porte centrale, à environ trois brasses du seuil.

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Baptistère Saint-Jean (San Giovanni), photographié depuis l’entrée de Santa Maria del Fiore, à peu près du même point de vue que celui que Brunelleschi avait choisi pour sa preuve.

La peinture était réalisée avec tant de diligence et de grâce, et les couleurs des marbres blancs et noirs étaient
si bien choisies, qu’aucun miniaturiste n’aurait pu faire mieux.
Au premier plan étaient représentés le baptistère et la partie de la place que
perçoit l’œil depuis le point indiqué. Pour ce qui touche au ciel, c’est-à-dire là où
le contour du dessin se profile sur l’air, Brunelleschi avait mis dans le tableau de
l’argent poli, de manière à ce que l’air et les cieux réels s’y reflètent, ainsi que les
nuages que l’on voyait bouger poussés par le vent.
Brunelleschi leva le tableau, le montra à chacun d’entre nous, afin que nous
puissions l’observer, et demanda ce que nous y voyions de bizarre. Il tournait autour
du cercle que nous formions en l’écoutant. Nous restions tous silencieux.
Finalement, ce fut Masaccio qui parla :
« Maître, il est certain que le panneau a été réalisé avec le plus grand soin et qu’il
est vraiment beau. Toutefois, si vous me le permettez, je vous dirais que vous avez
commis une erreur, qui, d’autre part, ne diminue en rien la qualité de la peinture.
J’ai remarqué que, sur votre dessin, la colonne du miracle de saint Zénobie se
situe du côté opposé à celui où elle se trouve en réalité, comme nous pouvons
tous l’observer d’ici. Il en va de même pour le côté de la Miséricorde, qui est
dessiné sur la peinture dans la partie contraire. Peut-être qu’en transposant votre
esquisse d’après nature sur le panneau, vous ne vous êtes pas rendu compte que
vous inversiez les côtés. »
Brunelleschi souriait en silence tout en écoutant Tommaso : c’était la remarque
qu’il attendait, mais il le laissa continuer. Et lorsque le jeune peintre se rendit
compte qu’il venait de dévoiler une erreur dans la peinture du maître, le feu lui
monta aux joues.
Alors Filippo intervint et déclara :
– Voilà précisément la réponse que j’attendais. Effectivement, sur le tableau, j’ai
peint le côté droit à gauche et le côté gauche à droite, comme on le verrait si l’on
reflétait la place dans un miroir, mais ce ne fut pas une erreur. Je l’ai fait exprès et
cela fait partie de la preuve que je me propose de vous montrer, mes amis.
Observez également ce trou que j’ai percé dans le panneau. Du côté de la
peinture, il est petit comme une lentille, par contre, à l’arrière, il s’ouvre en forme
de chapeau de paille de dame jusqu’à atteindre la taille d’environ un ducat. Je l’ai
disposé de cette manière afin que l’on puisse regarder à travers lui, mais aussi parce
que le peintre doit supposer que sa peinture se regarde à partir d’un point unique
dont la hauteur, la largeur et la distance doivent être égales à la hauteur, la largeur
et la distance du point à partir duquel le peintre a saisi la scène.

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Brunelleschi réalisant l’expérience qui porte son nom.

Puis, s’adressant à moi, il me dit :
– Venez, Donato, tenez le panneau de votre main droite, en plaçant le côté peint
vers l’extérieur et l’arrière vers vous. Mettez-vous ici, au milieu du seuil de la porte,
et reculez de deux pas vers l’intérieur de Santa Maria del Fiore. Rapprochez votre
œil du trou et dites-moi, que voyez-vous ?
– Je vois le baptistère, maître. Que pourrais-je voir d’autre ? lui répondis-je.
Brunelleschi sourit et me dit :
– Maintenant, tenez ce miroir de votre main gauche et, en étendant le bras le
plus possible, mettez-le de manière à cacher le baptistère et bougez-le d’un côté à
l’autre. Dites-nous, que voyez-vous maintenant ? »
Stupéfait, je restai un bon moment en silence. Le miroir semblait ne pas exister.
À mesure que je le déplaçais en le tenant avec ma main gauche et tendant le bras
comme me l’avait dit Filippo, la partie du baptistère cachée par le miroir était remplacée
par un fragment de la peinture du panneau du maître reflétée dans le miroir,
de telle sorte que la ligne du bord du miroir s’estompait. L’image réelle que mes
yeux percevaient de l’édifice s’unissait parfaitement à celle reflétée par le miroir et
il se formait entre les deux une seule chose uniforme et continue.

[...]

PDF - 1.5 Mo
Sommaire du livre
Post-scriptum :

L’extrait proposé est choisi par le préfacier du livre : Paul Vigneaux. Celui-ci répondra aux commentaires éventuels.

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Pour citer cet article :

Francisco Martín Casalderrey — «La mystification des sens» — Images des Mathématiques, CNRS, 2019

Commentaire sur l'article

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  • La mystification des sens

    le 24 juin 2013 à 09:59, par Michèle Audin

    Aux lecteurs d’IdM qui s’intéresseraient à la perspective, à ses aspects artistiques et à ses aspects mathématiques, je signale les deux articles de Denis Favennec parus ici et . L’art y est sous le regard mathématique.

    Répondre à ce message

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