La parole à Jean Perrin : les courbes sans tangente
Un texte de Jean Perrin commenté par Clotilde Fermanian Kammerer, Stéphane Jaffard et Guillaume Saës.
El 8 diciembre 2020 Ver los comentarios (4)
L’Institut Henri Poincaré abrite actuellement une exposition consacrée à Jean Perrin, physicien célèbre pour ses recherches sur les rayons X et pour avoir validé de façon expérimentale l’hypothèse que la matière est composée d’atomes, ce qui lui valut le prix Nobel de physique en 1926.
En 1913, dans son livre Les Atomes, Jean Perrin évoque ses travaux sur le mouvement brownien et développe ses réflexions autour de ces «courbes sans tangentes» qu’il a étudiées. Dans un texte étonnant de modernité, il pose les bases de la théorie des fractals telle qu’elle s’est développée ensuite.
En attendant que vous puissiez visiter l’exposition Jean Perrin actuellement confinée dans la bibliothèque de l’IHP, nous vous proposons une lecture illustrée de ce texte, avec des commentaires que vous trouverez dans les blocs déroulants. La parole est donc à Jean Perrin !
« Les mathématiciens [...] ont bien compris [...] combien [...] il est puéril de vouloir démontrer, en traçant une courbe, que toute fonction continue admet une dérivée. Si les fonctions à dérivée sont les plus simples, les plus faciles à traiter, elles sont pourtant l’exception; ou, si l’on préfère un langage géométrique, les courbes qui n’ont pas de tangente sont la règle, et les courbes bien régulières, telles que le cercle, sont des cas fort intéressants, mais très particuliers.
« Au premier abord, de telles restrictions semblent n’être qu’un exercice intellectuel, ingénieux sans doute, mais en définitive artificiel et stérile, où se trouve poussé jusqu’à la manie le désir d’une rigueur parfaite. Et, le plus souvent, ceux auxquels on parle de courbes sans tangentes ou de fonctions sans dérivées commencent par penser qu’évidemment la nature ne présente pas de telles complications, et n’en suggère pas l’idée.
« C’est pourtant le contraire qui est vrai, et la logique des mathématiciens les a maintenus plus près du réel que ne faisaient les représentations pratiques employées par les physiciens. C’est ce qu’on peut déjà comprendre en songeant, sans parti pris simplificateur, à certaines données tout expérimentales.
« De telles données se présentent en abondance quand on étudie les colloïdes. Observons, par exemples un de ces flocons blancs qu’on obtient en salant de l’eau de savon.
De loin, son contour peut sembler net, mais sitôt qu’on s’approche un peu, cette netteté s’évanouit.
L’œil ne réussit plus à fixer de tangente en un point : une droite qu’on serait porté à dire telle, au premier abord, paraîtra aussi bien, avec un peu plus d’attention, perpendiculaire ou oblique au contour. Si l’on prend une loupe, un microscope, l’incertitude reste aussi grande car, chaque fois qu’on augmente le grossissement, on voit apparaître des anfractuosités nouvelles sans jamais éprouver l’impression nette et reposante que donne, par exemple, une bille d’acier poli. En sorte que, si cette bille donne une image utile de la continuité classique, notre flocon peut tout aussi logiquement suggérer la notion plus générale des fonctions continues sans dérivées.
« Et ce qu’il faut bien observer, c’est que l’incertitude sur la position du plan tangent en un point du contour n’est pas tout à fait du même ordre que l’incertitude qu’on aurait à trouver la tangente en un point du littoral de Bretagne, selon qu’on utiliserait pour cela une carte à telle ou telle échelle. Selon l’échelle, la tangente changerait, mais chaque fois on en placerait une. C’est que la carte est un dessin conventionnel, où, par construction même, toute ligne a une tangente. Au contraire, c’est un caractère essentiel de notre flocon (comme au reste du littoral si au lieu de l’étudier sur une carte on le regardait lui-même de plus ou moins loin), que à toute échelle, on soupçonne, sans les voir tout à fait bien, des détails qui empêchent absolument de fixer une tangente.
« Nous resterons encore dans la réalité expérimentale si, mettant l’œil au microscope, nous observons le mouvement brownien qui agite toute petite particule en suspension dans un fluide. Pour fixer une tangente à sa trajectoire, nous devrions trouver une limite au moins approximative à la direction de la droite qui joint les positions de cette particule en deux instants successifs très rapprochés. Or, tant que l’on peut faire l’expérience, cette direction varie follement lorsque l’on fait décroître la durée qui sépare ces deux instants. En sorte que ce qui est suggéré par cette étude à l’observateur sans préjugé, c’est encore la fonction sans dérivée, et pas du tout la courbe avec tangente.
« J’ai d’abord parlé de contour ou de courbe, parce qu’on utilise d’ordinaire des courbes pour donner la notion de continu, pour la représenter. Mais il est logiquement équivalent, et physiquement il est plus général, de rechercher comment varie d’un point à l’autre d’une matière donnée, une propriété quelconque, telle que la densité, ou la couleur. Ici encore, nous allons voir apparaitre le même genre de complications.
« L’idée classique est bien certainement que l’on peut décomposer un objet quel conque en petites parties pratiquement homogènes. En d’autres termes, on admet que la différenciation de la matière contenue dans un certain contour devient de plus en plus faible quand ce contour va en se resserrant de plus en plus. Or, loin que cette conception soit imposée par l’expérience, j’oserai presque dire qu’elle lui correspond rarement. Mon œil cherche en vain une petite région « pratiquement homogène », sur ma main, sur la table où j’écris, sur les arbres ou sur le sol que j’aperçois de ma fenêtre.
« Et si, sans me montrer trop difficile, je délimite une région à peu près homogène, sur un tronc d’arbre par exemple, il suffira de m’approcher pour distinguer sur l’écorce rugueuse les détails que je soupçonnais seulement, et pour, de nouveau, en soupçonner d’autres. Puis, quand mon œil tout seul deviendra impuissant, la loupe, le microscope, montrant chacune des parties successivement choisies à une échelle sans cesse plus grande, y révéleront de nouveaux détails, et encore de nouveaux, et quand enfin j’aurai atteint la limite actuelle de notre pouvoir, l’image que je fixerai sera bien plus différenciée que ne l’était celle d’abord perçue.
« On sait bien, en effet, qu’une cellule vivante est loin d’être homogène, qu’on y saisit une organisation complexe de filaments et de granules plongés dans un plasma irrégulier, où l’œil devine des choses qu’il se fatigue inutilement à vouloir préciser. Ainsi le fragment de matière qu’on pouvait d’abord espérer à peu près homogène, apparaît indéfiniment spongieux, et nous n’avons absolument aucune présomption qu’en allant plus loin on atteindrait enfin de « l’homogène », ou du moins de la matière où les propriétés varieraient régulièrement d’un point à l’autre.
Référence. Les Atomes, notamment sa préface d’où provient l’extrait, est entièrement retranscrit sur wikisource.
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Para citar este artículo:
Clotilde Fermanian Kammerer, Stéphane Jaffard, Guillaume Saes — «La parole à Jean Perrin : les courbes sans tangente » — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
Comentario sobre el artículo
La parole à Jean Perrin : les courbes sans tangente
le 5 de diciembre de 2020 à 12:22, par ROUX
La parole à Jean Perrin : les courbes sans tangente
le 5 de diciembre de 2020 à 20:11, par Stéphane Jaffard
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le 7 de diciembre de 2020 à 11:06, par ROUX
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