La tache
Piste rouge Le 27 août 2010 Voir les commentaires (2)
Où l’on explique ce qu’est la courbure d’une courbe et comment celle-ci intervient dans le mouvement d’une tache d’huile cherchant son équilibre.
Par ce mouvement, la tache d’huile tend, tout en préservant son intégrité, à diminuer les contacts avec son environnement aqueux, i.e. [1] la longueur de l’interface huile-eau.
Plus précisément, la dynamique de cette fine tache d’huile est due à la nécessité d’équilibrer les différentes forces en présence, principalement la tension superficielle à l’interface, sous la contrainte de conservation de l’aire [2] de la tache.
La modélisation, la description mathématique, d’un tel phénomène fait naturellement appel à des mécanismes d’évolution d’objets géométriques, courbes, surfaces, etc... prenant en compte la géométrie de ces objets et visant à les rendre optimaux en certains sens. Ce type d’évolution apparait dans de multiples disciplines. Pour ne citer que quelques exemples spectaculaires, des variantes élaborées de ces mécanismes interviennent dans la preuve de la conjecture de Poincaré par
G. Perelman ou pourraient intervenir pour décrire la forme des trous noirs de la cosmologie [3].
De manière peut-être plus proche de notre quotidien moderne et numérique, leur utilisation à des fins de traitement d’images numériques donne des résultats visuels spectaculaires. Nous reviendrons sur cette application en fin d’article.
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Cercle osculateur et courbure
Le contour de la tache d’huile est réputé suivre le plus simple de ces mouvements [4], connu sous les divers noms de mouvement d’une courbe plane suivant sa courbure, flot de la courbure moyenne, équation de la chaleur géométrique, etc...
Suivre ce mouvement permet à la tache de diminuer son périmètre le plus efficacement possible, de la même manière qu’un randonneur particulièrement pressé et puissant aura tendance à suivre la ligne de plus grande pente pour atteindre le sommet d’une montagne.
Nous allons maintenant tenter d’expliquer et illustrer le principe de ce mouvement.
Commençons donc par définir la courbure d’une courbe du plan. Il s’agit d’un vecteur, une flèche, attaché à chaque point de la courbe
en question, décrivant la façon dont cette courbe tourne localement.
Dans le cas où la courbe est un cercle, cette flèche est, en chaque point du cercle, dirigée vers le centre, de longueur l’inverse du rayon du cercle. Plus le cercle est petit, plus la courbure est grande.
L’image d’un circuit de Formule 1 [5] fournira, on l’espère, une image
correcte de ce que nous voulons définir. Nous avons, sur ce même
circuit, différentes voitures tournant à des vitesses différentes, en général très élévées.
La tangente géométrique en un point de ce circuit est la trajectoire rectiligne
que suivrait une des voitures si brusquement, en ce point, le pilote
lachait le volant. En ce cas, les roues retrouvent immédiatement leur position centrée, la voiture va tout droit et un accident est quasi-certain.
De façon similaire, le cercle osculateur [6] en un point de ce circuit est
la trajectoire que
suivrait une des voitures si, en ce point, le pilote bloquait
le volant. En ce cas, l’accident est moins certain : la voiture suivant une trajectoire circulaire épousant, embrassant, la forme de la route, le conducteur bénéficie d’un court laps de temps pour se reprendre.
- Grand prix de Hongrie
- Un plan du circuit de formule 1 de Budapest. En chaque point des grandes lignes droites, le cercle osculateur dégénère en la tangente. La courbure y est nulle.
Aux points 3 et 7, le cercle osculateur est confondu avec la courbe sur une certaine distance. Il semble que la courbure soit maximale au point 15.
De même que la tangente en un point $M$ peut-être vue comme la droite passant par deux points infiniment proches de $M$, le cercle osculateur en $M$ peut-être vu comme le cercle circonscrit à trois points infiniment proches de $M$.
Avec $h$ s’approchant de $0$, les deux demi-droites $(LM]$ et $[MN)$ approchent $T_M$, la tangente, et le cercle $C$, circonscrit à $LMN$, approche le cercle osculateur $C_M$.
Le cercle osculateur $C_M$ passe par $M$, sa tangente en $M$ est la
droite $T_M$. La courbe et le cercle osculateur ont donc même tangente en $M$.
Au cas où le cercle osculateur est un vrai cercle [7], le
rayon $R_M$ et le centre $O_M$ de ce cercle s’appellent respectivement le rayon de
courbure et le centre de courbure de la courbe en $M$.
Le vecteur $\vec{c}_M$ de même sens et direction que $\vec{MO_M}$, de
longueur $1/R_M$ s’appelle le vecteur courbure de la courbe au
point $M$.
Au cas où le cercle osculateur est la droite $T_M$, nous conviendrons que
ce vecteur courbure en $M$ est nul.
Ce vecteur dépend donc crucialement de la forme de la courbe
considérée au voisinage du point $M$.
La force latérale, le fameux nombre de ’g’, que subit un pilote de Formule 1 en $M$ est le carré de la vitesse au compteur multiplié par la courbure en $M$. Pour maintenir l’intensité d’une telle force constante et supportable, on voit l’intérêt immédiat qu’il y a à ralentir dans les épingles à cheveux...
Le mouvement élémentaire
Nous sommes maintenant en mesure de décrire le mouvement que nous
voulons insuffler à notre courbe $\Gamma$ [9] en suivant sa courbure.
Si $M$ est un point donné de la courbe, déplaçons le pendant un court laps
de temps $\ell$ dans la direction de
$\vec{c_M}$, d’une distance de $\frac{\ell}{R_M}$. On aboutit alors à un point $M'$ très proche de $M$.
En déplaçant de la sorte chaque point $M$ de $\Gamma$, on obtient une famille de points $M'$. Lorsque $M$ décrit $\Gamma$, $M'$ décrit une courbe $\Gamma'$ très proche de $\Gamma$. Cependant, si l’on compare tangente et cercle
osculateur à $\Gamma$ en $M$ et à $\Gamma'$ en $M'$, la variation
peut être non négligeable.
Le cas le plus simple est le cas où la courbe de départ est un cercle
$\Gamma$ de centre $O$, de rayon $R$. Dans ce cas, $\Gamma'$ sera lui
aussi un cercle, concentrique à $\Gamma$, de rayon légèrement
inférieur, $R'=R-\frac{\ell}{R}$. Ce phénomène de contraction est aussi vrai, pourvu que $\ell$ soit suffisamment petit, si l’on prend comme courbe
$\Gamma$ la frontière d’un domaine convexe du plan.
On peut remettre à zéro cette animation en cliquant en haut à droite et la stopper en cliquant le bouton ’pause’
D’une succession de mouvements élémentaires au mouvement continu
On peut recommencer le mouvement de courbe élémentaire en partant de la courbe $\Gamma'$ pour obtenir une courbe $\Gamma''$, puis, de là, une
courbe $\Gamma'''$, etc....
On obtient de la sorte une famille infinie de courbes et, en considérant le laps $\ell$ de temps sur lequel se fait le mouvement comme infinitésimal, on obtient finalement une famille $(\Gamma_t)$ de courbes variant sur une certaine durée et soumise à une certaine loi d’évolution.
Les questions naturelles liées à cette évolution concernent en premier
lieu la faisabilité sur une durée courte de ce mécanisme d’évolution,
et, une fois cette question résolue, la durée totale du
mouvement ainsi que le comportement à long terme de notre courbe.
Ces questions, ainsi que d’autres plus élaborées, trouvent leurs réponses dans une série de travaux des
années 80-90 dûs à Gage, Grayson, Hamilton,.... [10], [11]
Le résultat le plus frappant, et le plus simple à énoncer, est le
suivant :
Théorème Si l’on part d’une courbe fermée simple, le mouvement est défini sur un
intervalle de temps fini.
- A partir d’un certain moment, la courbe entoure un domaine convexe et,
au terme de sa vie, la courbe converge vers un point.
- En outre, la forme [12] de la courbe s’arrondit jusqu’à devenir circulaire en fin de vie.
La nature cherchant à minimiser la longueur [13] de l’interface, la zone de contact, entre le milieu aqueux et la tache, celle-ci voit sa forme suivre ce mouvement, alors que son aire reste constante. La tache devient donc circulaire.
Le problème des isopérimètres
Il s’énonce ainsi : Parmi les courbes de longueur donnée, quelles sont celles dont l’aire entourée est la plus grande ?
Il est connu depuis depuis quelques lustres que la solution de ce fameux problème est le cercle.
L’aspect régularisant, i.e. la forme finale de cercle, du mouvement par courbure, qui est particulièrement important dans ce type d’évolution, est intimement
lié à cette question.
En effet, on peut quantifier le problème des isopérimètres en introduisant le ratio isopérimétrique d’une courbe défini comme le quotient de l’aire entourée par cette courbe divisée par le carré de sa longueur. Cette quantité est invariante sous l’action d’un changement d’échelle et ne dépend donc que de la forme de la courbe.
L’inégalité isopérimétrique, qui est une façon d’énoncer la solution du problème des isopérimètres, affirme que le ratio isopérimétrique d’une courbe est inférieur à celui d’un cercle avec égalité seulement dans le cas où la courbe est un cercle.
Dans le mouvement d’une courbe plane suivant la courbure, le ratio isopérimétrique croit avec le temps et tend vers celui du cercle en fin de vie. La forme circulaire finale est une manifestation géométrique de ces faits numériques.
Et le traitement d’images ?
En conclusion, effectuons un court retour sur l’utilisation [14]
de ces phénomènes en traitement d’images.
L’outil le plus classique de filtrage d’image, que l’on peut trouver dans des logiciel de type Photoshop ou The Gimp est le filtrage par convolution [15]. Si ce type de filtrage élimine très efficacement le bruit [16] dans une image, il en détruit aussi des caractéristiques importantes, les constrastes et surtout la netteté des contours des objets significatifs.
A contrario la transformation faite sur le détail du tableau de Boticelli dans l’introduction préserve ce type de caractéristiques, voire les améliore. En voici le principe général :
Une image pixellisée, bruitée, se reconnait au fait que les lignes de niveau de gris sont particulièrement chahutées, anguleuses, irrégulières, petites. Le traitement effectué dans les images présentées consiste à faire évoluer, de concert, toutes les lignes de niveau de gris de l’image [17] suivant leur courbure pendant un laps de temps relativement court.
Le mouvement est arrêté au moment où l’on estime que les grandes lignes de niveau, à conserver, ont été suffisamment adoucies et que les petites, à éliminer, ont disparu. L’image sera alors plus ronde et, par là, peut-être plus agréable à l’oeil.
L’implémentation directe de cette description naïve [18] aurait un coût en calculs pharamineux. Heureusement, on dispose à l’heure actuelle d’algorithmes respectant ce principe général, moins directs que l’algorithme naïf mais diablement plus efficaces.
Des remerciements très spéciaux à Esther Ménevis dont la relecture candide et exigeante et les suggestions subtiles ont amplement (re)façonné le texte final.
Un grand merci à Frédéric Le Roux, pour m’avoir incité et soutenu dans cette rédaction, et aux relecteurs pour leurs remarques pertinentes.
Notes
[1] id est : c’est à dire
[2] Cette force est l’expression, à échelle humaine, de forces fondamentales agissant au niveau microscopique entre molécules d’eau et d’huile. Par ailleurs, c’est le volume d’huile, i.e. la quantité d’huile, qui doit être conservé. L’épaisseur étant essentiellement constante, l’aire est donc elle aussi conservée. La cohésion de cette aire, le fait que la tache soit d’un seul tenant, est aussi une conséquence de l’action de la tension superficielle.
[3] Le pauvre rédacteur est bien en peine pour trouver une référence accessible, naviguant de Charybde des articles spécialisés en Scylla de divagations en tous genres. Cette question est liée à la preuve de l’inégalité de Penrose.— Huisken G.,Ilmanen T..
The Inverse Mean Curvature Flow and the Riemannian Penrose Inequality. J. Differential Geom. Volume 59, Number 3 (2001), 353-437
[4] plus précisément, il le suit, quitte à renormaliser la tache à aire constante, i.e. lui faire subir, à chaque instant une homothétie de sorte que la tache conserve son aire
[5] L’auteur est assez navré de n’avoir eu à l’esprit que cet exemple, typique d’un univers très masculin.
[6] L’étymologie de ce terme, qui gagne à être connue et répandue, évoque le baiser. Son utilisation dans ce contexte est antérieure à la publication de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert.
[7] i.e. n’est pas dégénéré en la tangente
[8] L’affixe d’un point ou d’un vecteur de coordonnées $(x,y)$ est le nombre complexe $z=x+iy$
[9] $\Gamma$ est ’gamma’, le ’g’ grec, majuscule, une notation commune pour une courbe
[10] Gage, M. ; Hamilton, R.S.
The heat equation shrinking convex plane curves. J. Differ. Geom. 23, 69-96 (1986)
[11] Grayson, Matthew A.
The heat equation shrinks embedded plane curves to round points.
J. Differ. Geom. 26, 285-314 (1987)
[12] indépendante de la taille donc
[13] Celle-ci est proportionnelle à l’énergie de tension superficielle
[14] L’idée originale a été développée dans
Alvarez, L. ; Lions, P.-L. ; Morel, J.-M..
Image selective smoothing and edge detection by nonlinear diffusion. SIAM J. Numer. Anal. 29, No. 3, 845-866 (1992)
[15] Notons au passage que ce type de filtrage est aussi lié à une évolution de l’image suivant une équation différentielle, typiquement l’équation de la chaleur usuelle ou l’une des ses variantes.
[16] Le bruit, dans une image, on peut le voir apparaitre par exemple lorsqu’on photographie, au numérique, un aplat monochrome avec peu de luminosité : les pixels sont presque de la bonne couleur, avec des variations aléatoires autour de cette couleur. En filtrant par convolution, on diffuse ces aspérités, un peu comme si on passait un doigt mouillé sur une aquarelle.
[17] La ligne de niveau blanc est le lieu des pixels blancs de l’image, la ligne de niveau noir celui des pixels noirs, etc...
[18] Décomposition de l’image en lignes de niveau, traitement de chaque ligne isolément puis regroupement
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Pour citer cet article :
Jean-Christophe Léger — «La tache» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010
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La tache
le 16 septembre 2010 à 17:50, par Pierre Lecomte