Le Livre sur les calculs effectués avec des bâtonnets
Un manuscrit chinois du IIe siècle avant J.-C
Piste verte Le 28 novembre 2019 Voir les commentaires
Quels sont les plus vieux textes connus des mathématiques chinoises ? Et sur quels outils de calculs reposait la pratique mathématique ?
Cet article présente le Livre sur les calculs effectués avec des bâtonnets, un manuscrit chinois du IIe siècle avant J.-C., et montre que les bâtonnets de calculs permettaient d’effectuer des calculs en parallèle sur plusieurs lignes.
Le Livre sur les calculs : archéologie d’un texte excavé
Pendant longtemps, les plus anciens écrits chinois connus traitant de mathématiques furent les Neuf Chapitres [1] et le Gnomon des Zhou [2], ce dernier se limitant aux mathématiques utilisées dans certains calculs astronomiques alors que les Neuf Chapitres offrent une synthèse des savoirs mathématiques de son temps.
La version des Neuf Chapitres qui nous est parvenue comporte les annotations ajoutées par Liu Hui en 263 et les commentaires adjoints par Li Chunfeng et son équipe en 656. Dans son introduction, Liu Hui déclare que l’ouvrage avait été rédigé au début des Han occidentaux par Zhang Cang et Geng Shouchang. Cela signifie que la rédaction des Neuf Chapitres aurait pu être achevée dès le milieu du Ier siècle avant J.-C. Mais le système d’unités de mesure utilisé dans l’ouvrage date du Ier siècle (Karine Chemla, Guo Shuchun, 2004, p.201-202), ce qui semble impliquer que Liu Hui a « modernisé » le texte original.
Les Neuf Chapitres, en les synthétisant et en étoffant leur dimension théorique, ont rendu obsolètes les textes antérieurs et éliminé le besoin de les transmettre. On ne s’attendait pas à retrouver des textes plus anciens. Mais, en 1984, trois tombes Han furent découvertes sur un site d’extraction de terre d’une usine de briques à Zhangjiashan dans la ville de Jingzhou (province du Hubei). Une fouille d’urgence pendant l’hiver 1983-1984 a révélé le Livre sur les calculs effectués avec des bâtonnets [3] (titre que nous abrégeons en Livre sur les calculs) qui avait été inhumé dans l’une des tombes avec d’autres manuscrits. Les manuscrits et autres artéfacts ont été confiés au Musée de Jingzhou et le site archéologique n’a pas été préservé.
On se trouvait en présence d’un ouvrage inédit [4] que l’on put dater du début du IIe siècle avant J.-C. Il ne manqua pas de susciter la curiosité des historiens des mathématiques et des linguistes. Il comportait quelque 7 000 caractères écrits sur 190 lamelles de bambou mesurant 29 à 30 cm de long et 0,6 à 0,7 cm de large. Ce texte est désormais traduit en français (Rémi Anicotte, 2019).
Les lamelles de bambou furent le support d’écriture principal de la Chine ancienne, au moins jusqu’au IIIe siècle. Ces lamelles étaient découpées sur la face extérieure de tiges de bambou, les scribes se servaient d’un pinceau pour y écrire à l’encre. On voit ci-dessous une reproduction moderne d’un ouvrage sur lamelles de bambou. Les lamelles sont placées côte à côte sur leur longueur et reliées à l’aide de ficelles, généralement sur deux rangs placés au tiers de la longueur des lamelles, il y a parfois trois rangs de ficelles. La reliure est réalisée en nouant une boucle autour d’une lamelle puis des suivantes. On se retrouve alors en présence d’un ruban continu de lamelles sur lesquelles le texte est écrit à l’encre verticalement et de droite à gauche. Pour le ranger, on l’enroule sur lui-même en spirale. La face qui porte le texte est tournée vers l’intérieur, et seul le titre écrit au dos d’une des lamelles reste visible. Voici une réplique d’un livre sur lamelles de bambou :
Dans la tombe n°247 de Zhangjiashan, les archéologues exhumèrent le Livre sur les calculs et six autres manuscrits aussi composés sur lamelles de bambou. On trouva par ailleurs un inventaire des objets enterrés qui mentionne « une caisse de livres ».
La coupe verticale ci-dessous schématise la disposition des 190 lamelles du Livre sur les calculs au moment de la découverte :
- Le Livre sur les calculs lors de l’excavation
La reliure du manuscrit s’est décomposée, le rouleau dont on voit ici la tranche s’est affaissé et des déplacements verticaux ont partiellement dérangé la disposition des lamelles. Les lamelles sont écrites sur une seule face sauf une, au verso de laquelle se lit le titre du manuscrit.
Les positions relatives des lamelles fournissent les premiers indices pour reconstituer l’ouvrage, mais ce sont des critères de cohérence textuelle qui permettent en dernier ressort de réordonner les lamelles, autant dire que la collation du texte est tributaire de sa compréhension.
La restitution du texte
Il a fallu finalement près de seize ans entre l’excavation du Livre sur les calculs et la publication d’une transcription complète dans (Cultural Relics, 2000, p.78-84) [5]. La retranscription du texte est précédée des délicates tâches de préservation, restauration et photographie.
Le texte du Livre sur les calculs a été écrit en caractères sigillaires [6], le style graphique imposé à tous après l’unification par Qin en – 221. Cette graphie a été transmise dans les dictionnaires, et elle a continué à s’employer comme style solennel pour certaines inscriptions gravées sur des stèles et des bronzes, par conséquent elle ne constituait pas en soi un obstacle pour les épigraphes qui retranscrivirent le texte en caractères modernes.
La langue du texte est le chinois classique, c’est la langue chinoise du VIe au IIe siècle avant J.-C. dans laquelle ont été écrits les traités philosophiques de la période des Royaumes combattants (du Ve au IIIe siècle avant J.-C.). C’est de plus la base de la langue lettrée en usage jusqu’au début du XXe siècle. Pourtant la langue du Livre sur les calculs est loin d’être aussi lisse et standardisée que celle des textes transmis comme les Neuf Chapitres, la compréhension du texte est parfois difficile et nécessite un travail interdisciplinaire d’archéologues, épigraphes, linguistes et historiens des mathématiques.
L’arrangement du manuscrit en sections
Le manuscrit est composé de 69 sections chacune identifiée par un titre qui évoque soit la situation concrète qui sert de support à la section, soit le concept mathématique mis en œuvre. Le titre est placé en haut de la lamelle qui le porte, séparé du corps de la section par un espace où rien n’est inscrit.
Dans les 69 sections, on trouve des tables de calculs et des règles opératoires concernant les entiers et les fractions, des calculs d’aires et de volumes, de montants d’imposition, d’équivalences entre des quantités de produits agricoles dont on connaît les valeurs d’échanges. Au fil du texte sont aussi abordés des problèmes de logistique et de productivité.
Les problématiques mathématiques et les situations concrètes sur lesquelles s’appliquent des procédures sont mêlées en obéissant à un principe de progression en spirale : le texte part des calculs simples sur les entiers et les fractions, passe au maniement de la règle de trois, introduit des cas de plus en plus complexes d’affectation d’unités de mesure, aborde des calculs d’aires et de volumes, met en relation la mise en pratique de normes administratives avec des concepts mathématiques évoqués avant, voire permute données et résultat d’un problème. De section en section se peint une fresque du savoir et de la pratique mathématique de la Chine des Han.
Une section s’ouvre souvent par l’énoncé des données initiales correspondant à une situation d’application. Est ensuite demandée une valeur numérique, puis vient la réponse. Suit une liste d’instructions précisant les calculs à effectuer pour parvenir au résultat annoncé. Le déroulé du calcul est ainsi mis en évidence, il constitue un algorithme également valide avec d’autres données numériques. Ordinairement, pour une situation donnée, un seul exemple est donné : le texte n’accumule pas les cas particuliers.
Extraction d’une largeur (Rémi Anicotte, 2019, p. 274-275)
田 纵 三十 步 D’une surface de longueur 30 bù
为 启 广 几何 而 为 田 一 亩? quelle largeur doit-on extraire pour que l’aire fasse 1 mǔ ?
曰: 启 八 步。 La réponse est : On extrait 8 bù.
术 曰: On procède comme suit :
以 三十 步 为 法, On prend les 30 bù comme diviseur,
以 二百四十 步 为 实。 on prend les 240 bù [carrés] comme dividende.
(Note de traduction : 1 mǔ =240 bù2)
启 纵 亦 如 此。 [7] L’extraction d’une longueur s’opère de la même façon.
Volume d’un cône de grain (Rémi Anicotte, 2019, p.258-280)
旋 粟 高 五 尺, Pour un cône de grain dont la hauteur fait 5 chĭ et
下 周 三 丈, la circonférence de la base 3 zhàng,
(Note de traduction : 1 zhàng =10 chǐ)
积 百二十五 尺。 [8] le volume est 125 chĭ [cubes] [9].
Le texte stipule aussi des règles générales comme les suivantes :
Procédure de multiplication des factions (Rémi Anicotte, 2019, p.104-105)
分 乘 分 术 皆 曰: Pour multiplier des fractions on procède toujours comme suit :
母 相 乘 为 法, Les dénominateurs se multiplient entre eux donnant le diviseur,
子 相 乘 为 实。 [10] les numérateurs se multiplient entre eux donnant le dividende.
Règle sur la variation des fractions (Rémi Anicotte, 2019, p.109-110)
增 分 者, 增 其 子; Pour augmenter une fraction, on augmente son numérateur ;
減 分 者, 增 其 母。 [11] Pour diminuer une fraction, on augmente son dénominateur.
Le texte comprend des énumérations qui forment autant de tables numériques prêtes à l’emploi ou qui sont une aide à la compréhension et à l’appropriation d’un type de calcul, par exemple :
Extrait d’une table de produits de fractions (Rémi Anicotte, 2019, p.106)
五分 乘 五分, 二十五分 一。 1/5 fois 1/5, cela fait 1/25.
四分 乘 四分, 十六分 一。 1/4 fois 1/4, cela fait 1/16.
La lecture du manuscrit nous donne l’occasion d’une flânerie dans la Chine du début de la dynastie Han en évoquant certains aspects de la vie matérielle comme les bâtonnets utilisés pour effectuer les calculs, l’agronomie, le travail des tisserandes et des coupeurs de bambou, la confection des flèches empennées, la nourriture des chevaux de relais, le transport du charbon de bois, la fonte du bronze, un test d’hydratation de la laque, le décreusage de la soie, les proportions d’une préparation grasse, la mesure et l’imposition des champs, les valeurs d’échanges des produits agricoles, les emprunts avec intérêts, la rémunération des services médicaux, la forme et des dimensions des tombes et des greniers à paille.
Fabrication de tubes de bambous (Rémi Anicotte, 2019, p.233-235)
一 日 伐 竹 六十 箇, En 1 jour on abat 60 bambous,
一 日 为 卢唐 十五, en 1 jour on débite 15 tubes de bambou,
一 竹 为 三 卢唐。 1 tige de bambou donne 3 tubes.
欲 令 一 人 On voudrait qu’une seule personne
自 伐 竹 因 为 卢唐。 coupe les bambous elle-même afin de confectionner les tubes.
一 日 为 几何? 曰: Combien sont fabriqués en 1 jour ? La réponse est :
为 十三 卢唐 四分 之 三。 On fabrique 13 tubes 3/4.
术 曰: 以 六十 为 法, On procède comme suit : de 60 on fait le diviseur,
以 五十五 乘 十五 为 实。 [12] on multiplie 15 par 55 pour faire le dividende.
Chevaux de relais (Rémi Anicotte, 2019, p.153-155)
传 马 日 三 匹 Quotidiennement trois chevaux de relais
共 刍 稿 二 石 partagent 2 shí de paille et de foin
令 刍 三 而 稿 二。 de sorte que l’on ait 3 parts de paille pour 2 parts de foin.
今 马 一 匹 前 到, Considérons qu’un cheval arrive avant les autres,
问 予 刍 稿 各 几何。 on demande combien on lui donne de paille et de foin respectivement.
曰: La réponse :
予 刍 四 斗、 稿 二 斗 大半 斗。 On lui donne 4 dǒu de paille et 2 dǒu et 2/3 de dǒu de foin.
术 曰: On procède comme suit :
置 刍 三、 稿, 二 并 之, On pose 3 pour la paille et 2 pour le foin, on les ajoute,
以 三 马 乘 之 为 法, on multiplie cette somme par 3 chevaux pour avoir le diviseur,
以 二 石 遍 乘 所 置 on multiplie par 2 shí tous les nombres posés
(Note de traduction : on multiplie par 20 dòu car 1 shí=10 dòu)
各 自 为 实。 [13]
pour qu’ils forment les dividendes respectifs.
Les bâtonnets de calculs
Dans le texte du Livre sur les calculs, les nombres sont écrits avec les mots de la langue courante. Et, quand il faut effectuer un calcul, les nombres sont représentés avec des bâtonnets [14] sur une surface plane. Ces bâtonnets étaient le principal outil de calcul. On en a retrouvé sur plusieurs sites archéologiques Han. Ils se présentent sous la forme d’un parallélépipède rectangle d’environ 12 cm de long, ils étaient fabriqués en bambou, en os ou en ivoire [15].
Le texte est parsemé d’instructions comportant le terme zhì 置 « poser [sur la surface de calcul] », mais il n’explicite pas la disposition des données numériques sur la surface de travail et ne mentionne aucune des routines de calcul mises en œuvre ; ces questions devaient donc sembler élémentaires aux auteurs et lecteurs du Livre sur les calculs et ne relevaient pas du même ordre de préoccupation que les situations et les procédures exposées dans le texte. Par ailleurs, la comparaison des écritures du manuscrit du Livre sur les calculs a montré que certaines sections avaient été réalisées à deux mains (Karine Chemla et Daniel Morgan, 2016). On ne sait pas si les deux personnes étaient seulement des scribes ou bien des auteurs à part entière. Ce que l’on voit est une frappante répartition des tâches : une main écrit les instructions de calculs tandis que l’autre note les réponses numériques. Comme si le traitement des exemples numériques avec les bâtonnets de calculs se faisait en décalé par rapport à l’écriture du texte des instructions de calculs et des données.
Ce que nous savons du maniement des bâtonnets de calculs provient d’une ancienne tradition mathématique d’origine chinoise [16] mais partagée aussi avec le Japon et la Corée. Ils étaient disposés sur une surface plane formant des figures qui représentaient les chiffres de 1 à 9. La notation des nombres est ainsi positionnelle et décimale. Deux séries de figures différentes étaient utilisées en alternance afin de renforcer le marquage du rang décimal de chaque chiffre avec des traits verticaux pour les ordres pairs (unités 100, centaines 102, etc.) et horizontaux pour les ordres impairs (dizaines 101, milliers 103, etc.). Voici ces dispositions :
La notation de 371 est :
La notation de 3 710 est :
La notation qui peut être interprétée 37 100 ou 371 est celle donnée ci-dessus pour 371. La notation qui peut être interprétée 3 710 et 371 000 est celle donnée ci-dessus pour 3 710. Notre zéro, dans un nombre comme 207, était signalé par une position vide sur la surface de calcul. Les utilisateurs devaient marquer la position de l’unité d’une façon ou d’une autre pour que l’on sache, par exemple, si la succession des trois symboles correspondant à la notation de 371 doit être interprétée comme 37 100 ou 371, ou pour éviter le même genre d’équivoque entre 3 710 et 371 000 pour la représentation de 3 710.
Ces bâtonnets permettaient une représentation dynamique des nombres et servaient d’instruments de calcul. La force de cet outil réside dans sa capacité à représenter simultanément plusieurs nombres sur la surface de calcul, ce que ne permettent de faire les calculettes électroniques que depuis les années 1990, et ce que l’on peut faire avec un boulier chinois [17] en plaçant des entiers côte-à-côte (mais pas verticalement). Par exemple, on pouvait représenter un nombre composé de la somme d’un entier et d’une fraction indiquant son numérateur et son dénominateur. On pouvait représenter ensemble toutes les données d’une situation de proportionnalité, voire des termes consécutifs de suites géométriques. On bénéficie ainsi des performances du calcul écrit, tout en faisant l’économie du matériel d’écriture.
Exemple d’utilisation des bâtonnets de calcul (Rémi Anicotte, 2019, p.72-75)
À titre d’illustration, reconstituons la façon dont se déroulait la simplification de la fraction 162/2 016 avec des bâtonnets de calculs. On commence par effectuer une division par 2 et on obtient 81/1008 :
On fait une copie auxiliaire de la fraction 81/1008 :
Sur l’une des deux représentations de 81/1 008 on soustrait 12 fois le numérateur 81 du dénominateur 1008 jusqu’à obtenir 36 auquel on ne peut plus soustraire 81 ; on interrompt alors les soustractions et on aboutit à la représentation ci-dessous avec toujours 81 en haut et 36 sur la ligne suivante :
On soustrait maintenant 36 de 81, et après deux soustractions on obtient 9 ; cette valeur étant inférieure à 36, on ne peut plus soustraire et on arrive à la configuration ci-dessous avec 9 en haut et 36 sur la ligne suivante :
On soustrait maintenant 9 de 36, après trois soustractions on obtient 9, qui est justement la valeur du nombre que l’on soustrait ; on sait alors que le PGCD est 9 et on interrompt les soustractions. Notons que c’est nous qui parlons en termes de « PGCD », pas le texte. La configuration sur la surface de calcul est désormais :
On peut maintenant revenir à la fraction initiale en copie. On divise son numérateur 81 et son dénominateur 1 008 par leur PGCD 9 et on obtient finalement la fraction irréductible 9/112 :
Trouver le PGCD 9 nécessite deux divisions par 2, une copie, douze soustractions par 81, deux soustractions par 36, trois soustractions par 9. Ensuite on doit encore calculer les quotients 81 ÷ 9 = 9 et 1 008 ÷ 9 = 112. Toutes les opérations sont réalisées sur la surface de travail à l’aide de la représentation dynamique simultanée de plusieurs lignes de données numériques et sans trace écrite.
La pratique mathématique que reflète le manuscrit
Toute activité mathématique se réalise dans le cadre d’une culture intellectuelle et d’une culture de travail spécifiques. Karine Chemla disait justement :
On considère souvent les mathématiques comme une production éthérée qui planerait au-dessus des mathématiciens. Or faire des mathématiques est une activité concrète qui mobilise une manière de travailler. C’est une “culture de travail” et, de fait, dans le passé aussi bien que dans le monde contemporain, on peut identifier des “cultures de travail” différentes. Cela ancre les mathématiques dans le réel. […] En Chine comme ici, 2 et 2 font 4. En revanche, divers milieux en Chine ancienne ont élaboré des manières différentes de pratiquer les mathématiques. Ils ne se sont pas posé les mêmes questions, on n’a pas suivi les mêmes pistes partout. [18]
Il serait donc trop réducteur de se limiter à un simple inventaire des connaissances mathématiques présentes dans le Livre sur les calculs, et il faut aussi se confronter à la forme du texte et à la pratique mathématique dont il témoigne. Étudier cette pratique, c’est cerner les problèmes qui sont posés et la manière dont ils sont abordés et résolus. C’est aussi analyser la façon dont est présenté textuellement le savoir que les auteurs ont élaboré et qu’ils voulaient transmettre.
Agathe Keller (2000, p.19) écrit au sujet d’un texte sanskrit :
La comparaison entre différentes traditions nous incite à considérer l’aspect culturel de l’activité mathématique. […] le texte […] met sans cesse en lumière les présupposés textuels et intellectuels de notre conception contemporaine des mathématiques.
Ce serait donc finalement la force d’inertie de nos propres habitudes qui ferait écran et empêcherait la perception d’approches allogènes, des approches et pratiques dont les spécificités nous amènent en un jeu de miroirs à prendre conscience de nos propres habitudes de pensées.
Que nous apprend le Livre sur les calculs de la pratique mathématique de ses auteurs et lecteurs ? Le traité enterré avec le défunt doit-il être envisagé comme un livre pratique qui était indispensable aux activités professionnelles de son propriétaire ou au contraire comme le signe d’un intérêt personnel pour les mathématiques ?
Nous ne connaissons pas le contexte de lecture et d’utilisation du Livre sur les calculs, mais nous savons au moins que les mathématiques avaient leur place dans l’éducation et le travail des lettrés-fonctionnaires ; par exemple, certains articles des Lois et décrets de la deuxième année découverts dans la même tombe que le Livre sur les calculs comportent des modalités de taxation dont l’application supposait de savoir calculer. Dans le Livre sur les calculs, on constate l’omniprésence des problématiques de taxation en nature de la production agraire, d’équivalence de valeurs des denrées agricoles, de normalisation de l’artisanat ; autant de thèmes administratifs qui montrent que les mathématiques de l’époque Qin-Han étaient le fait des lettrés-fonctionnaires. Il y a aussi la présence du prix de divers produits qui nous place dans le cadre d’une économie monétarisée, voire financiarisée avec la mention d’un prêt à intérêts. On observe en filigrane l’usage des bâtonnets de calculs pour représenter les entiers et les fractions, mais le texte ne donne pas les routines de calculs. Le maniement de l’outil de calcul devait se transmettre oralement de maître à élève et est considéré élémentaire pour un lecteur du traité. Cela nous permet de penser qu’il ne s’agit pas d’un manuel pour grands débutants.
On voit que pour répondre à nos questions, nous devons interroger la réalité brute du texte et dégager l’organisation des sections et des propositions, reconstruire le rôle des instruments de calculs, extrapoler les modes oraux et écrits de l’accumulation et de la transmission du savoir et des méthodes.
La rédaction de certaines règles générales laisserait entrevoir une fonction mnémotechnique, on pourrait supposer qu’elles s’apprenaient par cœur. Mais alors pourquoi, comme on le voit, donner des formulations différentes pour la règle de multiplication des fractions respectivement à la fin de deux sections différentes ? Pourquoi le texte de certaines sections proposerait-il une procédure alternative après en avoir exposé une première qui pourrait suffire ? Il s’agirait peut-être plutôt de mettre en évidence ce qui reste invariant lorsqu’un élément est modifié. Dans le même ordre d’idée, on voit la permutation des données numériques des exemples de certaines sections ou des mentions d’inversion des procédures de calcul de l’aire d’un rectangle et de l’extraction de l’un de ses côtés. Ces inversions et permutations ne semblent pas destinées à vérifier des calculs, mais visent plutôt à établir un lien conceptuel entre deux procédures. Ce sont finalement autant de « problèmes avec variations » qui sont l’une des caractéristiques de la didactique chinoise des mathématiques [19].
Les procédures étaient-elles consultées quand se faisait sentir le besoin de résoudre un problème ? Si c’était le cas, alors pourquoi ne pas avoir une organisation thématique distinguant par exemple clairement les calculs sur les valeurs d’échange volumique des produits agricoles, d’une part, et l’imposition des champs, d’autre part ?
L’usage occasionnel du Livre sur les calculs comme vade mecum pratique ne saurait être exclu. Mais on aurait certainement tort de le réduire à cette seule fonction et d’en sous-estimer la valeur intellectuelle. Notre difficulté à lire certaines sections nous fait comprendre qu’il ne s’agit pas de simples algorithmes effectuables en aveugle. On voit aussi des explications et des justifications, des préoccupations concernant l’homogénéisation des unités, parfois la mise en relation de plusieurs procédures.
Souvent la lecture d’une section du texte ne saurait être linéaire, l’énoncé d’une procédure ne se comprend qu’en suivant le déroulé d’un exemple pas à pas. L’entendement d’une section donnée se voit fréquemment confirmé et renforcé par la lecture d’une autre qui propose une variation, soit en modifiant la nature des données numériques, soit en permutant les rôles des données et du résultat.
Finalement, il nous semble que l’on a affaire à un ouvrage d’approfondissement pour amateurs éclairés (on n’ose parler de mathématiciens professionnels car évoquer un tel statut serait probablement anachronique). La seule forme de discussion présente dans le texte est la mention de procédures alternatives. En revanche on chercherait en vain des analyses des objets mathématiques, à part les descriptions succinctes des solides par l’énoncé de leurs mesures.
L’absence de recherche de preuve est aussi frappante, sauf évidemment à accepter comme preuves les cas de validation d’une procédure par la procédure inverse ou par un jeu de variations du rôle des données, des preuves indirectes, non discursives [20]. Tout cela nous conduit à penser que les activités spéculatives ne passaient pas communément par l’écrit, mais survenaient plutôt lors de discussions de vive voix dans la veine des débats philosophiques de l’époque des Royaumes combattants.
Pour élucider les points qui restent encore énigmatiques dans le Livre sur les calculs, on espère des avancées sur le texte lui-même, elles surviendront peut-être le jour où la photographie au scanner infrarouge, ou autre technique d’imagerie, sera utilisée sur les lamelles de Zhangjiashan, les rectos des lamelles, et aussi les versos sur lesquels se sont possiblement décalqués des fragments d’écriture. La divulgation de davantage de textes excavés est également attendue, ils offriront de nouvelles opportunités de comparaison et de mise en perspective des textes et de leur contexte culturel et sociétal.
Toujours est-il que ce manuscrit excavé permet d’approfondir nos connaissances sur la culture mathématique chinoise dans ses pratiques. Avant, nous avions seulement la vision qu’offraient les Neuf Chapitres ou la vision déformée véhiculée par les Jésuites [21].
Bibliographie
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↑Anicotte, Rémi (2019), Le livre sur les calculs effectués avec des bâtonnets – Un manuscrit du -IIe siècle excavé à Zhangjiashan, Paris : Presses de Inalco.
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L’auteur et la rédaction d’Images des Mathématiques remercient le relecteur dont le pseudo est Mario pour sa relecture attentive et ses remarques constructives.
Notes
[1] Les Neuf Chapitres ou Neuf Chapitres sur les procédures mathématiques, en chinois Jiǔ zhāng suàn shù 九章算术, caractères traditionnels 九章算術.
[2] Le Gnomon des Zhou en chinois Zhōu bì suàn jīng 周髀算经, caractères traditionnels 周髀算經.
[3] Livre sur les calculs effectués avec des bâtonnets, en chinois Suàn shù shū 算数书, caractères traditionnels 算數書.
[4] Aujourd’hui trois autres longs textes mathématiques de l’époque Qin-Han sont connus : Nombres [Shù 数, caractère traditionnel 數], Procédures de calcul [Suànshù 算术, caractères traditionnels 算術] et les écrits mathématiques datés des Qin et conservés à l’université de Pékin. Il y a aussi des textes fragmentaires : la table de multiplication sur une lamelle de bois du royaume de Qin peu avant l’unification de – 221 et qui fut découverte à Liye en 2002 parmi un amas de pièces administratives ; une autre table qui fait partie du lot de lamelles datées des Royaumes combattants conservées à l’université Tsinghua et qui est actuellement datée de – 305, soit un siècle plus tôt que la table de Liye ; le Livre des procédures de calcul [Suàn shù shū 算术书, caractères traditionnels 算術書] qui date des Han occidentaux et qui ne comporte qu’une trentaine de lamelles en mauvais état excavées en 1977 ; enfin les tables et bribes de problèmes sur des lamelles du Ier siècle excavées en 1974 à Juyan et sur du papier et des lamelles de bois provenant de la cave n°17 de Dunhuang (elle renfermait des manuscrits datés du Ve au Xe siècle).
[5] Après la divulgation du texte par Cultural Relics (2000), furent publiés : Peng Hao (2001) qui annote le texte mais n’en donne pas de traduction en chinois moderne, Jochi Shigeru (2001) donne une traduction japonaise, Christopher Cullen (2004) offre une première traduction anglaise, Ōkawa et al. (2006) donnent une seconde traduction japonaise accompagnée d’une traduction en chinois moderne de Ma Biao, Horng Wann Sheng et alii (2006) et Hu Yitao (2006)donnent de nouvelles traductions en chinois moderne, Joseph W. Dauben (2008) donne une nouvelle traduction anglaise, Rémi Anicotte (2019) reprend le texte original et en donne une traduction française.
[6] Le style sigillaire, en chinois zhuànshū 篆书, caractères traditionnels 篆書.
[7] En caractères traditionnels : 田縱三十步為啟廣幾何而為田一畝?曰:啟八步。術曰:以三十步為法,以二百四十步為實。啟縱亦如此。
[8] En caractères traditionnels : 旋粟高五尺,下周三丈,積百二十五尺。
[9] Avec 3 pour π, la circonférence de 30 chĭ (puisque 3 zhàng font 30 chĭ) correspond à un rayon de 5 chĭ. Nous pouvons alors calculer le volume Vcône = 1/3 × π × rayon de base2 × hauteur, ce qui fait bien 125 chĭ3 toujours avec la valeur approchée 3 pour π.
[10] En caractères traditionnels : 分乘分術皆曰:母相乘為法,子相乘為實。
[11] En caractères traditionnels : 增分者,增其子;減分者,增其母。
[12] En caractères traditionnels : 一日伐竹六十箇,一日為盧唐十五,一竹為三盧唐。欲令一人自伐竹因為盧唐。一日為幾何?曰:為十三盧唐四分之三。術曰:以十六為法,以五十五乘十五為實。
[13] En caractères traditionnels : 傳馬日三匹共芻槁二石令芻三而槁二。今馬一匹前到,問予芻槁各幾何。曰:予芻四斗、槁二斗大半斗。術曰:置芻三、槁二并之,以三馬乘之為法,以二石遍乘所置各自為實。
[14] Bâtonnets de calculs appelés suànchóu 算筹 en chinois, caractères traditionnels 算籌.
[15] D’après (Alexeï Volkov, 2001) qui se fonde sur des sources archéologiques.
[16] Les sources écrites les plus anciennes sont trois textes chinois transmis dont la rédaction s’échelonne entre le IVe et le VIIIe siècle : le Classique de calcul de Me Sun [Sūnzǐ suàn jīng 孙子算经 (caractères traditionnels 孫子算經)], le Classique de calcul de Xiahou Yang [Xiàhóu Yáng suàn jīng 夏侯阳算经 (caractères traditionnels 夏侯陽算經)], le Classique de calcul de Zhang Qiujian [Zhāng Qiūjiàn suàn jīng 张邱建算经 (caractères traditionnels 張丘建算經)].
[17] Le boulier (suànpán 算盘 en chinois, caractères traditionnels 算盤) est apparu en Chine au plus tard au XIIe siècle sous les Song, mais il est possible qu’il ait été connu bien avant. Toujours est-il que son usage a fini par supplanter celui des bâtonnets de calculs au XVIIe siècle.
[18] Extrait d’une interview de Karine Chemla parue en novembre 2011 dans Sciences et avenir (Paris), 777, p. 52-55.
[19] Sur le sujet des « problèmes avec variations » (biànshì 变式 en chinois, caractères traditionnels 變式), on peut se référer à la présentation de (Bartolini Bussi et al., 2011)
[20] (Karine Chemla, 2016, p.278-280) critique les discours qui réduisent les mathématiques anciennes non grecques à une accumulation de recettes calculatoires sans justification ni préoccupation conceptuelle. Elle ne voit là que des simplifications qui passent à côté des passages explicatifs et empêchent d’en dégager la forme particulière.
[21] Sur le rôle des Jésuites dans les mathématiques chinoises on pourra consulter (Rémi Anicotte, 2014).
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Pour citer cet article :
Rémi Anicotte — «Le Livre sur les calculs effectués avec des bâtonnets» — Images des Mathématiques, CNRS, 2019
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