Le feuilletage de Reeb et quelques autres
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Hors piste Le 12 décembre 2020 Voir les commentaires (2)
Presque toutes les théories mathématiques sont stimulées par des exemples simples et profonds. Et pour beaucoup d’entre elles, cela impulse une accélération décisive dans leur développement. Le feuilletage de Reeb a joué ce rôle en théorie des feuilletages. Le but de ce texte est d’expliquer, de manière quelque peu élémentaire, comment celui-ci se construit et se visualise. Bien entendu, nous commençons par introduire d’abord les principaux ingrédients nécessaires à cet effet.
Soit $G$ une fonction du temps $t$, qui représente par exemple une grandeur physique, économique, démographique...
Généralement, on connaît sa valeur $G_0$ à un instant $t_0$ (parce qu’on l’a mesurée)
et la façon dont elle est reliée à sa variation relativement au paramètre $t$ (sa dérivée ${{dG}\over {dt}}$
quand elle existe). Problème : Déterminer l’expression de $G(t)$ en fonction de $t$.
Pour beaucoup de grandeurs $G$, on sait, par des mesures expérimentales, que la variation relative ${{dG}\over {dt}}$ est
proportionnelle à $G(t)$ : il existe une constante $K$ (liée à la nature de la grandeur
et déterminée approximativement) telle que :
\[{{dG}\over {dt}}(t)=KG(t).\]
C’est un exemple type d’équation différentielle : une relation
entre la fonction inconnue (qu’on cherche à déterminer) et sa dérivée (ou certaines de ses dérivées d’ordre supérieur). Sa solution générale est la famille de fonctions $G(t)=Ce^{Kt}$ paramétrée par la constante réelle $C$. Si on connaît la valeur $G_0$ de $G$ à l’instant initial $t_0=0$, $C$ est bien déterminée : elle vaut $G_0$. Ainsi, la fonction $G$ cherchée est unique et son expression est
$G(t)= G_0e^{Kt}$ à tout instant $t$.
À quand remonte la découverte des équations différentielles ? Probablement au moment où on
a commencé à se poser des questions sur les liens entre les valeurs
d’une grandeur et la manière dont elle varie en fonction des paramètres qui la déterminent.
Dans son livre Chapitres supplémentaires de la théorie des équations
différentielles ordinaires, Vladimir Arnold rapporte que Isaac Newton
considère que sa principale découverte
tient dans une phrase qu’il a notée sous forme d’anagramme et qui
dit à peu près ceci :
Il est utile de résoudre les équations différentielles.
Le contenu de cette phrase est capital et beaucoup a été fait dans ce sens : dans de nombreux cas on sait les résoudre, de façon particulière et
bien propre à la situation. Mais le but final n’a jamais été vraiment atteint : il est bien connu qu’à l’heure actuelle il
n’existe aucune méthode générale d’intégration des équations différentielles.
À défaut de cela, des mathématiciens se sont mis à étudier la géométrie et le comportement asymptotique de leurs variétés intégrales
(« graphes » des fonctions solutions).
C’est ainsi que la théorie des feuilletages a débarqué : l’étude
qualitative des équations différentielles, initiée
par les travaux de Henri Poincaré, Ivar Bendixson et développée plus tard
par Charles Ehresmann, Georges Reeb, André Haefliger et bien d’autres. Depuis lors, le
sujet est devenu un large champ d’investigation en mathématiques.
On peut donc dire que :
La théorie des feuilletages est née de l’incapacité des mathématiciens
à résoudre de façon explicite les équations différentielles.
Dans ce texte, nous ne conterons pas l’histoire du thème (à cet effet, voir plutôt ici) mais nous l’y introduirons, de façon sommaire, et en
exposerons quelques exemples dont un qui s’est révélé central dans son développement :
le feuilletage de Reeb sur la sphère ${\Bbb S}^3$. Il a donné un coup de fouet à la théorie,
et a montré qu’elle n’était pas vide d’exemples substantiels. Il a probablement été une source d’inspiration
pour amener à deux théorèmes fondamentaux pour les feuilletages de codimension $1$ sur
les variétés compactes à groupe fondamental fini : celui de Novikov sur l’existence d’une feuille compacte
(difféomorphe au tore ${\Bbb T}^2$) en dimension $3$ et celui de Haefliger sur la non existence de feuilletage analytique en dimension quelconque.
Si donc les théorèmes marquent les avancées en mathématiques, les exemples le font tout autant.
Et tout le monde sait qu’une théorie mathématique sans exemples (les vrais !) reste impitoyablement artificielle.
Les objets géométriques qui supportent les feuilletages sont les variétés différentiables. Nous les introduisons assez rapidement et en donnons quelques exemples simples.
Toutes les fonctions et applications que nous considérerons par la suite seront supposées différentiables. (Nous sous-entendons par là indéfiniment différentiables ;
nous dirons aussi de classe $C^\infty $.)
1. Les variétés différentiables
L’espace numérique ${\Bbb R}^n$ muni de son produit scalaire usuel $\langle x,y\rangle =x_1y_1+\cdots +x_ny_n$
est parmi les objets qui sont le plus au centre des mathématiques.
Le fait qu’il possède un système de coordonnées globales permet d’y formuler confortablement les problèmes d’analyse et de géométrie.
Mais beaucoup de ces problèmes se posent avec des contraintes sur les coordonnées. Par exemple celui-ci :
Résoudre le problème $(P)$ dans ${\Bbb R}^n$ sous la contrainte $x_1^2+\cdots +x_n^2=1.$
Les points $x=(x_1,\cdots ,x_n)$ ne peuvent être pris que dans une partie fermée de ${\Bbb R}^n$, en l’occurrence la sphère
${\Bbb S}^{n-1}$. Celle-ci n’est certes pas un espace euclidien mais on peut la découper convenablement en des morceaux qui lui « ressemblent de près ».
Le travail d’analyse se fait alors sur chacun de ces morceaux tout en gardant un contrôle sur les intersections.
Les espaces topologiques sur lesquels on peut procéder ainsi sont appelés variétés différentiables.
La définition détaillée est donnée dans le bloc déroulant qui suit :
Comme un dessin dit plus que mille mots, nous invitons le lecteur à regarder ceux qui suivent, ils en disent beaucoup.
1.1. Variétés de dimension $1$ : les courbes
\[\text{La courbe de gauche peut être étalée sur un intervalle (ouvert ou fermé).}\\ \text{Celle de droite est un cercle (par exemple le cercle unité dans le plan)}\\ \text{qu'on peut recouvrir par deux courbes ouvertes, donc par deux intervalles.}\]
1.2. Variétés de dimension $2$ : les surfaces
\[\text{À gauche un cylindre et à droite une lampe à pétrole. Deux surfaces}\\ \text{différentes du point de vue euclidien mais qui ont la même topologie.}\]
\[\text{La 2-sphère. Pour en savoir un peu plus dessus, voir le bloc déroulant}\\ \text{ci-dessous où nous explicitons sa structure de surface différentiable.}\]
Le tore ${\Bbb T}^2$
C’est une surface présente dans de nombreuses branches des mathématiques. Elle se construit comme suit. Sur ${\Bbb R}^2$ on considère la relation
d’équivalence :
\[(x_1,x_2)\;{\cal R}\; (x_1',x_2')\Longleftrightarrow (x_1-x_1')\in {\Bbb Z} \hbox{ et } (x_2-x_2')\in {\Bbb Z} .\]
La classe d’équivalence de $(0,0)$ est le sous-groupe ${\Bbb Z}^2$. C’est un réseau $\Gamma $ dans ${\Bbb R}^2$ et y définit
un grillage ${\cal G}$ : l’ensemble des droites parallèles aux axes de coordonnées et passant par les points de $\Gamma $ (voir dessin ci-dessous).
Notons ${\cal C}$ le carré $ABCD$ où $A=(0,0)$, $B=(1,0)$, $C=(1,1)$ et $D=(0,1)$ et soit $y=(y_1,y_2)$ un point de ${\Bbb R}^2$.
$\bullet $ Si $y\in {\Bbb R}^2\backslash {\cal G}$, il est équivalent à un unique point de l’intérieur de ${\cal C}$.
$\bullet $ Si $y\in \Gamma $, il est équivalent aux quatre sommets $A$, $B$, $C$ et $D$ du carré ${\cal C}$.
$\bullet $ Si $y\in {\cal G}\backslash \Gamma $, il est équivalent aux deux points $(x_1,0)$ et $(x_1,1)$ ou aux deux points $(0,x_2)$ et $(1,x_2)$ avec
$x_1=y_1-E(y_1)$ et $x_2=y_2-E(y_2)$ (où $E(z)$ désigne le plus grand entier relatif inférieur ou égal au réel $z$).
Dans tous les cas, le carré ${\cal C}$ contient au moins un élément de chaque classe d’équivalence. On dira que ${\cal C}$ est un
domaine fondamental pour la relation ${\cal R}$. Il permet de décrire l’espace quotient ${\Bbb R}^2/{\cal R}$.
Il s’agit d’identifier les points équivalents. Il suffit donc de le faire sur ${\cal C}$ puisque toute classe d’équivalence y a un représentant.
Sur le carré grisé, on colle le vecteur $\overrightarrow{AD}$ sur le vecteur $\overrightarrow{BC}$ ; on obtient un cylindre dans lequel ces deux vecteurs donnent le segment
$\gamma $ (voir dessin ci-dessous). Les segments $AB$ et $DC$ deviennent respectivement les cercles $\sigma_0$ et $\sigma_1$. Ensuite, on tord le cylindre en
poussant le haut et le bas (vers la droite par exemple) jusqu’à
superposer le cercle $\sigma_0$ sur le cercle $\sigma_1$. La surface fermée ainsi obtenue s’appelle tore (de dimension $2$) ; on la note ${\Bbb T}^2$.
(C’est le produit cartésien ${\Bbb S}^1\times {\Bbb S}^1$.)
Le tore est aussi appelé surface de genre $1$. En voici deux de genre supérieur :
\[\text{La surface de genre deux}\]
\[\text{La surface de genre trois}\]
Et ainsi de suite... Le lecteur peut imaginer facilement les surfaces du même type de genre supérieur. Le genre
$0$ est la sphère ${\Bbb S}^2$, le genre $1$ est le tore ${\Bbb T}^2$ et toutes les autres sont notées $\Sigma_g$ avec $g\geq 2$
et dites hyperboliques. C’est la liste complète des surfaces compactes orientables.
1.3. Variétés de dimension $3$
Faute de place dans notre espace ambiant, les exemples les plus intéressants de variétés de dimension supérieure ou égale à $3$ ne sont pas faciles à visualier. Nous ne
pouvons donc pas en dessiner. Mais nous allons tout de même en donner un exemple ; celui-ci nous sera d’ailleurs
utile dans la construction du feuilletage de Reeb sur la $3$-sphère
${\Bbb S}^3$.
On note ${\Bbb D}$ le disque unité ouvert $\{ z\in {\Bbb C}:\vert z\vert <1\} $ et $\overline{\Bbb D}$ son adhérence qui n’est rien d’autre que le disque
unité fermé $\{ z\in {\Bbb C}:\vert z\vert \leq 1\} $ ; ${\Bbb D}$ est une surface différentiable et $\overline{\Bbb D}$ est une surface différentiable
à bord : son bord est le cercle unité ${\Bbb S}^1=\{ z\in {\Bbb C}:\vert z\vert =1\} $ (la sphère unité de dimension $1$), qu’on note aussi $\partial (\overline{\Bbb D})$
(pour bien signifier que c’est le bord du disque fermé $\overline{\Bbb D}$).
Le produit cartésien ${\Bbb D}\times {\Bbb S}^1$ est une variété de dimension $3$ et $\overline{\Bbb D}\times {\Bbb S}^1$ est une variété de dimension $3$ dont
le bord est $\partial (\overline{\Bbb D}\times {\Bbb S}^1)=\partial (\overline{\Bbb D})\times {\Bbb S}^1={\Bbb S}^1\times {\Bbb S}^1={\Bbb T}^2$. Cette dernière est appelée
tore solide ou tore plein.
\[\text{Le tore solide}\]
2. Qu’est-ce qu’un feuilletage ?
Prenons un livre épais (comme un annuaire téléphonique par exemple).
Sans son contour,
c’est un ouvert de l’espace euclidien ${\Bbb R}^3$, donc une variété connexe
de dimension $3$. Mais on peut aussi le voir comme la réunion disjointe de toutes les feuilles qui le composent.
Si on convient qu’une feuille n’a aucune épaisseur, ce livre est une variété de dimension
$2$ non connexe, ses composantes connexes sont précisément ses feuilles. On dira alors que notre livre est
une variété de dimension $3$ munie d’un feuilletage de dimension $2$ (dimension des feuilles) ou de codimension
$1$ (la dimension complémentaire des feuilles). Un feuilletage ${\cal F}$ de dimension $2$ sur une
variété $M$ de dimension $3$ est localement de ce type : autour de chaque point on peut découper un petit
morceau ressemblant à notre livre. La variété $M$ est ainsi munie d’une deuxième topologie non
connexe et dont les composantes connexes sont les feuilles de ${\cal F}$.
Ci-dessous on voit le dessin du modèle local :
l’espace ${\Bbb R}^3$ muni de sa topologie usuelle, mais feuilleté par les plans horizontaux d’équations $x_3=$ constante,
c’est le produit du plan ${\Bbb R}^2$ et de la droite réelle ${\Bbb R}$ munie de la topologie discrète,
ce qui confère à ${\Bbb R}^3={\Bbb R}^2\times {\Bbb R}$ une structure de variété de dimension $2$ non connexe et dont les composantes
connexes sont les feuilles (les plans horizontaux évoqués).
\[\text{Modèle local}\]
Un feuilletage de codimension $1$ sur une surface a pour dimension $1$ aussi : ses feuilles sont des courbes (non réduites à un point).
Par exemple les courbes intégrales d’une équation différentielle non singulière (voir dessin ci-dessous).
Courbes intégrales de ${{dx}\over {dt}}=(x_1,-x_2)$.
Elles définissent un feuilletage sur ${\Bbb R}^2\backslash \{ (0,0)\} $
Encore un exemple. On munit le plan vectoriel ${\Bbb R}^2$ de son produit scalaire usuel. Soient $d\in {\Bbb R}_+^\ast $ et $A$ et $B$ les points de coordonnées respectives $(0,d)$ et $(0,-d)$. Soit $\Omega_0$ l’ouvert obtenu en privant $\Omega={\Bbb R}^2\backslash \{ A,B\} $
des deux demi-droites ouvertes $\lambda_+=\{ x=0\text{ et } y>d\} $ et $\lambda_-=\{ x=0\text{ et } y<-d\} $. Pour tout
point $M\in \Omega_0$, on note $\theta $ l’angle orienté $(\overrightarrow{MA},\overrightarrow{MB})$.
Les courbes de niveau de la fonction $\theta :M\in \Omega_0\longrightarrow \theta (M)\in ]0,2\pi [$ partitionnent l’ouvert
$\Omega_0$ et y forment un feuilletage ${\cal F}_0$.
On étend ${\cal F}_0$ à l’ouvert
$\Omega $
en un feuilletage ${\cal F}$ en rajoutant deux autres feuilles : les deux demi-droites ouvertes $\lambda_+$ et $\lambda_-$.
\[\text{Le feuilletage angle sur le plan privé de deux points.}\]
Parmi les surfaces compactes (sans bord) connexes orientables, seul le tore supporte des feuilletages. Voici l’un des plus simples qu’on puisse y définir (dessin ci-dessous).
Feuilletage linéaire du tore ${\Bbb T}^2$
À la fois simple et non trivial ! Soit $\alpha $ un nombre réel. L’équation différentielle $dy-\alpha dx =0$
dans le plan admet pour courbes intégrales les droites d’équations $y=\alpha x+c$ où $c$ est une constante réelle.
Chaque valeur de $c$ détermine
une droite affine. Lorsqu’on fait varier $c$ dans tout ${\Bbb R}$,
on obtient une partition du plan ${\Bbb R}^2$ en droites parallèles de pente $\alpha $. On obtient ainsi un feuilletage
$\widetilde{\cal F}$.
Toute translation envoie une droite de la famille $\widetilde{\cal F}$ sur une droite de $\widetilde{\cal F}$,
en particulier la translation $(x,y)\in {\Bbb R}^2\longmapsto (x+m,y+n)\in {\Bbb R}^2$
où $(m,n)$ est un élément de ${\Bbb Z}^2$. Donc quand on identifie chaque point $(x,y)$ à ses translatés par des vecteurs
à coordonnées entières, $\widetilde{\cal F}$ induit un feuilletage ${\cal F}$ sur le quotient ${\Bbb R}^2/{\Bbb Z}^2={\Bbb T}^2$.
$\bullet $ Si $\alpha $ est rationnel, toutes les feuilles sont des courbes fermées.
$\bullet $ Si $\alpha $ est irrationnel, toute feuille est une courbe dense dans le tore ${\Bbb T}^2$.
Voici ce qu’on obtient :
3. Quelques feuilletages de la sphère ${\Bbb S}^3$
Commençons par une description géométrique de cette variété. Elle est de dimension $3$, fermée (sans bord) et
sans coordonnées globales. Elle n’est pas entièrement visible dans notre monde mais on peut la décomposer en morceaux
qu’on voit bien.
3.1. Décomposition de ${\Bbb S}^3$ en tores solides
$\bullet $ La sphère ${\Bbb S}^3$ est l’ensemble des vecteurs de norme $1$ de l’espace euclidien ${\Bbb R}^4$ (la norme en question est celle
associée au produit scalaire usuel
qu’on a défini au paragraphe 1) :
\[{\Bbb S}^3=\{ x=(x_1,x_2,x_3,x_4)\in {\Bbb R}^4 :\vert \vert x\vert \vert^2 =x_1^2+x_2^2+x_3^2+x_4^2=1\} .\]
L’application $(x_1,x_2,x_3,x_4)\in {\Bbb R}^4\longmapsto (z_1,z_2)\in {\Bbb C}^2$ où $(z_1,z_2)=(x_1+ix_2,x_3+ix_4)$
identifie ${\Bbb R}^4$ à l’espace vectoriel complexe ${\Bbb C}^2$. Ceci permet de voir la $3$-sphère comme l’ensemble :
\[{\Bbb S}^3=\left\{ (z_1,z_2)\in {\Bbb C}^2:\vert z_1\vert^2+\vert z_2\vert^2= 1\right\} .\]
$\bullet $ Elle contient la surface $\Sigma = \left\{ (z_1,z_2)\in {\Bbb S}^3:\vert z_1\vert^2 =\vert z_2\vert^2= {{1}\over {2}}\right\} $ qui est
difféomorphe au tore ${\Bbb T}^2$ par l’application $\Phi :\Sigma \longrightarrow {\Bbb T}^2$ qui au point $(z_1,z_2)$ associe $\Phi (z_1,z_2)=(z_1\sqrt{2},
z_2\sqrt{2})$.
Si on sectionne ${\Bbb S}^3$ suivant $\Sigma $, on la partage en les deux parties fermées :
\[M_+=\left\{ (z_1,z_2)\in {\Bbb S}^3:\vert z_1\vert^2\leq {{1}\over {2}}\right\} \hskip0.2cm \text{et} \hskip0.2cm M_-=\left\{ (z_1,z_2)\in {\Bbb S}^3:\vert z_2\vert^2\leq {{1}\over {2}}\right\} .\]
$\bullet $ Un calcul simple montre que l’application $\Phi_+:M_+\longrightarrow \overline{\Bbb D}\times {\Bbb S}^1$
donnée par :
\[(w_1,w_2)=\Phi_+(z_1,z_2)=\left( z_1\sqrt{2},{{z_2}\over {\sqrt{1-\vert z_1\vert^2}}}\right)\]
est un difféomorphisme d’inverse $(z_1,z_2)=\Phi_+^{-1}(w_1,w_2)=\left( {{w_1}\over {\sqrt{2}}},w_2\sqrt{1-{1\over 2}\vert w_1\vert^2}\right) $.
De même, l’application $(w_1,w_2)=\Phi_-(z_1,z_2)=\left({{z_1}\over {\sqrt{1-\vert z_2\vert^2}}}, z_2\sqrt{2}\right)$ est un difféomorphisme de $M_-$ sur
${\Bbb S}^1\times \overline {\Bbb D}$ d’inverse $\Phi_-^{-1}(w_1,w_2)=\left( w_1\sqrt{1-{1\over 2}\vert w_2\vert^2}, {{w_2}\over {\sqrt{2}}}\right) $.
$\bullet $ Conclusion : ${\Bbb S}^3$ est la réunion de deux tores solides collés le long de leurs bords.
(C’est un peu comme un bât posé sur la partie torique du corps d’un âne !)
Ceci sera déterminant dans la construction du feuilletage de Reeb.
3.2. La fibration de Hopf
Ce n’est pas l’objet de cet article mais c’est une structure tellement belle qu’on ne peut pas ne pas en dire un mot quand on évoque ${\Bbb S}^3$ !
Pour ceux qui veulent plus de détails, de beaux exposés sont à leur disposition
ici, ici ou là.
Rappelons que le cercle unité ${\Bbb S}^1$ du plan euclidien ${\Bbb R}^2$ est aussi l’ensemble des nombres complexes de module $1$, c’est-à-dire ceux qu’on peut
écrire sous la forme $\lambda =e^{i\theta }$ avec $\theta \in {\Bbb R}$. Sur la sphère ${\Bbb S}^3$ on définit la relation : $(z_1,z_2)\; {\cal R} \;(z_1',z_2')$
si, et seulement si, il existe $\lambda =e^{i\theta }$ tel que $(z_1',z_2')=(\lambda z_1,\lambda z_2)$. Clairement, ${\cal R}$
est une relation d’équivalence. Ses classes sont des courbes fermées ; elles partitionnent ${\Bbb S}^3$ et y forment donc un feuilletage de dimension $1$
connu sous le nom de fibration de Hopf. Les feuilles sont aussi appelées fibres.
\[\text{Image prise dans : https://matharmboris.jimdofree.com/}\]
La fibre $F_a$ passant par un point $a=(a_1,a_2)\in {\Bbb S}^3$
est constituée des $(\lambda a_1,\lambda a_2)$ où $\lambda =e^{i\theta }$ avec $\theta $ décrivant ${\Bbb R}$.
Dans le plan $z_1=0$ (resp. $z_2=0$), c’est le cercle unité d’équation $\vert z_2\vert =1$ (resp. $\vert z_1\vert =1$) qu’on notera $\Gamma_+$
(resp. $\Gamma_-$). Le cercle $\Gamma_+$ (resp. $\Gamma_-$) est l’âme du tore solide $M_+$ (resp. $M_-$) ; ces deux cercles sont noués comme les cerceaux d’un magicien.
Toute fibre $F_a$ est contenue dans le tore $\{ (z_1,z_2)\in {\Bbb S}^3:(\vert z_1\vert ,\vert z_2\vert )=(\vert a_1\vert ,\vert a_2\vert ) \} $.
La fibration de Hopf induit alors un feuilletage sur chacune des poches $M_+$ et $M_-$ (toutes deux difféomorphes au
tore solide $\overline{\Bbb D}\times {\Bbb S}^1$). Celles-ci sont donc des parties saturées pour cette fibration.
L’espace projectif complexe de dimension un $P^1({\Bbb C})$ est le quotient de ${\Bbb C}^2\backslash \{ (0,0)\} $ par la relation d’équivalence :
$(z_1,z_2)\; \widetilde {\cal R} \;(z_1',z_2')\Longleftrightarrow $ il existe $\lambda \in {\Bbb C}^\ast $ tel que $(z_1',z_2')=\lambda (z_1,z_2).$
Les classes sont les droites vectorielles complexes privées de l’origine. Leurs traces sur la sphère ${\Bbb S}^3$ sont précisément les classes d’équivalence
pour la relation ${\cal R}$, c’est-à-dire les fibres de la fibration
de Hopf. L’espace quotient ${\Bbb S}^3/{\cal R}$ s’identifie donc à l’espace projectif $P^1({\Bbb C})$. Mais celui-ci est aussi
la sphère de Riemann $\widehat{\Bbb C}={\Bbb C}\cup \{ \infty \} $ qui est équivalente, via la projection stéréographique (voir bloc déroulant Atlas de la sphère), à la sphère
${\Bbb S}^2$.
3.3. Le feuilletage de Reeb
La question de l’existence des feuilletages de dimension deux ou plus sur des variétés compactes sans bord telles que les sphères ${\Bbb S}^n$ par exemple
était déjà pertinente à l’époque (fin des années 30 début des années 1940). Et l’étincelle fut une question de géométrie différentielle sur ${\Bbb S}^3$ que Heinz Hopf a posée en 1935 :
Existe-t-il sur la sphère ${\Bbb S}^3$ un champ de vecteurs $X$ partout non nul et orthogonal à son rotationnel $rot(X)$ ?
Celle-ci s’est avérée équivalente à l’existence d’un feuilletage de codimension $1$ sur cette variété. Georges Reeb
a écrit à ce propos :
Ce problème a aussitôt retenu l’attention de Charles Ehresmann qui l’a mis en conserve dans un magnifique registre-répertoire que mon
maître m’avait autorisé à consulter en 1942.
Et il a alors résolu le problème en 1944. L’acte de naissance de la théorie des feuilletages a ainsi été signé !
Mais comment a-t-il fait ?
La manière dont il a procédé, bien que simple et naturelle, est vraiment visionnaire et profonde. Voici les différentes étapes de la construction de ce feuilletage.
$\bullet $ Comme nous l’avons vu, ${\Bbb S}^3$ est constituée de deux « poches » : les deux variétés à bord $M_+$ et $M_-$ respectivement
difféomorphes aux tores solides $\overline{\Bbb D}\times {\Bbb S}^1$ et ${\Bbb S}^1\times \overline{\Bbb D}$ collées le long de $\Sigma $.
Pour feuilleter ${\Bbb S}^3$, il suffit de construire un feuilletage sur le tore solide
de telle sorte que le bord
en soit une feuille. Ensuite, transporter ce feuilletage sur $M_+$ et $M_-$ à l’aide des difféomorphismes $\Phi_+$ et $\Phi_-$.
Voici comment cela se fait.
$\bullet $ Soit $f:{\Bbb D} \longrightarrow {\Bbb R}$ la fonction
définie par $f(z)=\hbox{exp}\left( {1}\over {1-\vert
z\vert^2}\right) .$
Notons $t$ la deuxième coordonnée dans ${\Bbb D}\times {\Bbb R}$.
La famille de toutes les surfaces $(S_t)_{t\in {\Bbb R}}$
obtenue en translatant le graphe $S$ de $f$ le long de l’axe des $t$
définit un feuilletage sur ${\Bbb D}\times {\Bbb R}$.
Si on rajoute le cylindre ${\Bbb S}^1\times {\Bbb R}$, où ${\Bbb S}^1$ est vu
comme le bord de $\overline{\Bbb D}$, on obtient un feuilletage $\widetilde{\cal F}$
de codimension $1$ sur $\overline{\Bbb D}\times {\Bbb R}$ (voir dessin ci-dessous).
$\bullet $ Par construction, $\widetilde{{\cal F}}$ est invariant par les
transformations $(z,t)\in \overline{\Bbb D}\times {\Bbb R}\longmapsto
(z,t+1)\in \overline{\Bbb D}\times {\Bbb R}$, c’est-à-dire : l’image de toute feuille par une translation verticale est encore une feuille.
On récupère donc un feuilletage
${\cal F}_0$ sur le quotient (qui n’est rien d’autre que le tore solide) :
\[\overline{\Bbb D}\times {\Bbb R}/\{ (z,t)\sim (z,t+1)\} \simeq
\overline{\Bbb D}\times {\Bbb S}^1.\]
(La notation $(z,t)\sim (z,t+1)$ signifie qu’on identifie le point $(z,t)$ au point $(z,t+1)$.)
Cela
revient à prendre un domaine fondamental
de l’action de ${\Bbb Z}$ sur $\overline{\Bbb D}\times {\Bbb R}$, par exemple le cylindre
$\overline{\Bbb D}\times [0,1]$ et à coller le fond de la marmite $\overline{\Bbb D}\times \{ 0\}$ sur son couvercle $\overline{\Bbb D}\times \{ 1\}$
en superposant le point $(z,0)\in \overline{\Bbb D}\times \{ 0\}$ sur le point $(z,1)\in \overline{\Bbb D}\times \{ 1\}$.
On obtient alors le tore solide
$\overline{\Bbb D}\times {\Bbb S}^1$ (comme on l’a déjà vu) muni en plus du feuilletage ${\cal F}_0$ (dessins ci-dessous). On l’appelle composante de Reeb.
\[\text{Les parties grisées sont extraites de la page Web de Takashi Tsuboi}\]
$\bullet $ Le feuilletage ${\cal F}_0$ a le bord ${\Bbb T}^2={\Bbb S}^1\times {\Bbb S}^1$
comme feuille compacte et toutes les autres sont difféomorphes au plan ${\Bbb R}^2$.
Il se transporte à l’aide des difféomorphismes $\Phi_+$ et $\Phi_-$ respectivement sur $M_+$ et $M_-$ en deux feuilletages ${\cal F}_+$ et ${\cal F}_-$ ;
ces deux derniers se recollent en un feuilletage ${\cal F}$ sur ${\Bbb S}^3$
appelé feuilletage de Reeb. Toutes ses feuilles sont difféomorphes au plan ${\Bbb R}^2$ (et donc aussi au disque unité ouvert ${\Bbb D}$)
à l’exception de $\Sigma $ (provenant des bords de $M_+$ et
$M_-$) qui est difféomorphe au tore ${\Bbb T}^2$.
Remarque. Le choix de la fonction
$f(z)=\hbox{exp}\left( {1}\over {1-\vert z\vert^2}\right) $
pour définir le feuilletage sur ${\Bbb D}\times {\Bbb R}$ par les surfaces $S_t$ n’est pas anodin. Le fait
que son graphe soit infiniment tangent à la feuille ${\Bbb S}^1\times {\Bbb R}$ du bord de $\overline{\Bbb D}\times {\Bbb R}$ permet de recoller
les feuilletages ${\cal F}_+$ et ${\cal F}_-$ de manière $C^\infty $ en le feuilletage de Reeb sur ${\Bbb S}^3$ ; mais ce n’est pas si immédiat à expliquer.
Voici quelques références pour le lecteur désirant en savoir plus. La [5] est l’un
des articles initiateurs de la théorie. La [2] est une présentation sommaire de tout ce qui
a été fait sur les feuilletages depuis leur apparition jusque à peu près 1990, avec une bibliographie bien fournie et une préface de Georges Reeb. La
[3] conte la naissance des feuilletages (comme son titre l’indique) et son développement depuis lors (lecture conseillée !).
Pour ceux qui souhaitent prendre du temps, apprendre avec plus de détails, les références [1] et [4] sont bien indiquées.
Les [6], [7] et [8] sont des liens vers des documents sur la fibration de Hopf.
Références
[1] Camacho, C. and Lins Neto, A. Geometric theory of foliations. Birkhäuser, (1985).
[2] Godbillon, C. Feuilletages - Études géométriques. Birkhäuser, (1991).
[3] Haefliger, A. Naissance des feuilletages. De Ehresmann-Reeb à Novikov.
[4] Hector, G. and Hirsch, U. Introduction to the geometry of foliations. Parts A and B, Vieweg and Sohn, (1981).
[5] Reeb, G. Sur certaines propriétés topologiques des variétés feuilletées. Hermann Paris, (1950).
Je remercie Pierre-Antoine Guihéneuf pour avoir accueilli cet article dans sa rubrique ainsi que pour ses remarques constructives sur la première version. Merci aussi à Arnaud Girand qui l’a minutieusement relu et à Clément Caubel pour la relecture finale.
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Pour citer cet article :
Aziz El Kacimi — «Le feuilletage de Reeb et quelques autres» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
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Commentaire sur l'article
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