[Rediffusion d’un article publié en janvier 2020]
Le goût des maths
Le palais, ça s’éduque !
Pista azul El 2 noviembre 2021 Ver los comentarios (4)
\[\hbox{Léonard de Vinci, manuscrit K (Courtoisie de la Bibliothèque de l'Institut de France)}\]
Il y a déjà plus d’un siècle Felix Klein dénonçait une discontinuité dans l’enseignement des mathématiques, entre le secondaire et le supérieur. Et cherchait à y remédier avec la publication de son « Elementarmathematik vom höheren Standpunkte aus » en 3 volumes (le premier, composé à partir de lithographies de ses exposés, parut en 1908).
La première traduction en américain - vingt ans plus tard - des « Elementarmathematik » en eut un titre extrêmement malhabile, « Elementary Mathematics from an Advanced Standpoint » [Mathématiques élémentaires d’un point de vue avancé] :
The term “advanced” implies a fundamental misunderstanding of Klein’s notion of elementary and of Elementarmathematik. The term “advanced” means that elementary mathematics is somewhat delayed, being of another nature. It means exactly the contrary of what Klein was intending. By contrasting two poles, ‘elementary’ versus ‘advanced’, one would admit just that discontinuity between school mathematics and academic mathematics that Klein wanted to eliminate.
For Klein, there was no separation between elementary mathematics and academic mathematics.
$\qquad \qquad \qquad \qquad\qquad \qquad \qquad \qquad $ Gert Schubring [1]
[Le terme «avancé» implique une incompréhension fondamentale de la notion pour Klein d’élémentaire et d’Elementarmathematik. Le terme «avancé» signifie que les mathématiques élémentaires sont quelque peu retardées, étant d’une autre nature. Cela signifie exactement le contraire de l’intention de Klein. En opposant deux pôles, «élémentaire» contre «avancé», on admettrait justement cette discontinuité entre mathématiques scolaires et mathématiques académiques que Klein voulait éliminer.
Pour Klein, il n’y avait pas de séparation entre les mathématiques élémentaires et les mathématiques académiques.]
Très récemment (2016) ce titre devint, dans la traduction de Gert Schubring « Elementary mathematics from a higher standpoint » [Mathématiques élémentaires d’un point de vue (plus) élevé].
(Gert Schubring précise dans cette traduction que le terme « higher » est dû au professeur Jeremy Kilpatrick, titulaire en 2007 de la médaille Felix Klein.)
Je ne connais pas de traduction en français des trois volumes de l’« Elementarmathematik ». Si quelqu’un s’y attelle un jour, peut-être proposera-t-il (elle ?) comme titre : « Mathématiques élémentaires, vues par au-dessus » ?
L’idée fondamentale de Felix Klein était de porter un regard d’universitaire sur ces maths élémentaires, de refuser les querelles de chapelle et les différentes interprétations des mathématiques qui en découlaient : des mathématiques du pauvre pour le secondaire, LA mathématique, la vraie pour le supérieur et la recherche.
Resterait toutefois la difficulté du mot « élémentaire » trop souvent compris (et là encore Schubring le note) comme « simple », voire « trivial ». Associé dans les premières traditions américaines au terme « advanced » il confortait ce message de deux mathématiques différentes, la première se contentant d’enseigner quelques outils qui permettraient un jour peut-être à quelques sujets brillants d’accéder à la seconde – ce qui est à l’exact opposé de la pensée de Felix Klein pour qui « élémentaire » était à prendre au sens des « éléments » d’Euclide ou de la « table des éléments » de Mendeleïev : ce qui est à l’origine d’une science.
En quelque langue que soit leur titre, la finalité de ces trois volumes était de casser la double discontinuité, celle du lycée vers l’université pour les nouveaux étudiants, qui y découvraient des maths auxquelles ils pouvaient s’intéresser ; celle de l’université au lycée pour les nouveaux professeurs, qui après quelques années de « vraies mathématiques » pour se préparer à leur métier retombaient dans des maths insipides… et y sombraient trop souvent.
Comment Klein espérait-il casser cette discontinuité ?
En proposant aux professeurs un ouvrage qui dès le lycée traitait les mathématiques avec le même regard, les mêmes égards qu’à l’université : des mathématiques universitaires « light », en quelque sorte, adaptées à l’éducation d’un public plus jeune. Mais PAS un ensemble de techniques, d’« outils » pré-digérés, pré-appliqués.
En ne prenant pas ses lecteurs pour des… pardon, je me laissais emporter. Disons pour des robots ?
Pourquoi ce long préambule à un article qui ne sera nullement centré sur Felix Klein ?
Parce que je l’admire, certainement, j’ai un immense respect pour lui mais ce ne seraient pas des raisons suffisantes.
Parce que je partage ses idées – et non cela ne fait pas de moi un nouveau Felix Klein, il est un modèle, je suis un prof de base !
Parce que depuis quarante ans j’assiste à l’emprise grandissante, dans le secondaire, de cet esprit qu’il dénonçait, d’une discontinuité aggravée, envahissante entre le secondaire et le supérieur.
Parce que, là où il y a cent ans Felix Klein parlait d’une double discontinuité, j’ai assisté à l’émergence d’une troisième : entre la première année d’université et les suivantes.
Parce que ce morcellement « des » mathématiques mène (a mené ?) à leur appauvrissement, malgré les avertissements et les efforts de nombreux professeurs et inspecteurs.
Au fond, que demandait Felix Klein ? Simplement que, quel que soit le niveau de l’étude, secondaire ou universitaire, on étudie les maths pour les maths. Révolutionnaire, non ?
Mais ce que nous faisons maintenant dans le secondaire, un siècle plus tard, c’est exactement le contraire : encouragés par les programmes officiels, nous tentons de contourner les maths, de les enseigner en douce comme une potion amère qu’on doit faire avaler à un enfant malade récalcitrant. Nous prétendons que les maths sont un jeu, qu’elles sont drôles, ou qu’elles sont utiles à plein de choses qui ne sont pas des maths et qu’on étudie à leur place. Et si rien de tout ça ne « prend » alors on se rabat sur « c’est un mauvais moment à passer, mais tu verras c’est utile ! »
Petite anecdote personnelle : il y a vraiment très longtemps, une de mes grand-tantes, personne âgée et respectable, clamait qu’elle adorait le poulet, que c’était, et de loin, sa viande préférée… mais si on lui en servait, elle s’empressait de le noyer sous des tonnes de sauces odorantes parce que, tout de même, sans rien, ça avait « trop de goût ».
Nous, ce sont les maths que nous noyons, et c’est inquiétant, parce que ça laisse supposer que laissées à elles-mêmes, nous n’aimons pas leur goût.
Pendant quarante ans, j’ai essayé de « faire du Klein ». Oh, sans le savoir au début, façon bourgeois gentilhomme. Mais ça marchait. J’ai même fini par écrire un livre dont, dans l’ensemble, j’étais plutôt satisfait… à un sombre détail près, qui me taraude chaque jour : le théorème de Pythagore, un élément crucial du programme du cycle 4 (le collège, de la 5e à la 3e). À peine deux ou trois pages du livre, mais le sentiment désespéré d’y avoir trahi l’esprit de Klein.
Il existe de nombreuses démonstrations du théorème de Pythagore (plus de mille, d’après ce qu’en dit Andrés Navas, dans cet article) et nombre d’entre elles (y compris celle d’Andrés !) procurent au lecteur exigeant un sentiment de satisfaction parce qu’il peut se projeter dans cette démonstration, deviner l’origine de la réflexion, progresser dans ses étapes… mais j’ai dérapé !
Je me suis laissé attirer par les sirènes de la mode, j’ai écarté l’une des démonstrations les plus intelligentes, les plus sobres, les plus « goûteuses » que je connaisse, celle d’Euclide, au profit d’une autre, populaire mais artificielle. De la cuisine industrielle, du prêt-à-manger. Vous la (re)trouverez dans tous les manuels et – hélas – ici : elle est… jolie, mais fade : pas de genèse, pas de réflexion, elle ne s’impose pas, elle est imposée (découpez quatre triangles rectangles isométriques, manipulez-les, je vous mets au défi d’y déceler une démonstration du théorème de Pythagore, tant qu’on ne vous souffle pas le «bon» carré !)
Mon seul embryon d’excuse est que la démonstration d’Euclide s’appuie sur des rotations, et qu’en 2013, les rotations avaient disparu du programme des collèges.
Mais tout de même ! J’ai pris conscience de l’énormité de mon méfait en assistant à une conférence de Jean Dhombres, précisément sur cette démonstration (celle d’Euclide) que j’avais écartée. Le rouge de la honte aux joues, je lui ai malgré tout offert mon livre et magnanimement, il l’a gardé.
Il me semble que ce rejet d’une démonstration exceptionnelle pour un expédient prêt à digérer est un cas d’école qui mérite de s’y attarder : en quoi était-il stupide de ne pas utiliser la démonstration d’Euclide ? Qu’apporte-t-elle de plus que l’autre ?
Très simplement, elle est naturelle, canonique : son origine, sa logique, son enchaînement d’idées sont évidents, portés par la figure même. Une figure que tout le monde connaît, reprise, immortalisée même par Léonard de Vinci dans l’un de ses manuscrits. Moins nombreux peut-être sont ceux qui se sont interrogés sur le fil de pensées qui la sous-tend. Et pourtant ce fil est admirable, de simplicité comme de logique. Il repose sur deux réflexions, l’une banale, l’autre fondamentale.
La réflexion banale :
prouver que dans le triangle $ABC$, rectangle en $C$, de la figure ci-dessous, $AB^2 = CA^2 + CB^2$,
c’est prouver que l’aire du plus des grands carrés est la somme des aires des deux petits…
La réflexion fondamentale :
dans l’égalité que nous supposons et que nous cherchons à démontrer, $CA$ et $CB$ sont interchangeables donc si cette égalité est vraie, il doit être possible de séparer la figure en deux parties « indiscernables » en ce qui concerne $A$ et $B$ (de trouver quelque chose qui ressemble à une sorte « d’axe de symétrie logique » de la figure).
Et là, il n’y a simplement pas le choix, la configuration impose la droite $(CH)$, perpendiculaire en $H$ à $(AB)$ !
à ce moment-là, le théorème est quasiment démontré, le reste n’est plus qu’un travail de finition, qui se résume en quelques équivalences :
l’égalité $AB^2 = CA^2 + CB^2$ est vraie
équivaut à :
La « symétrie logique » impose que le carré $KACM$ et le rectangle $AEDH$ aient la même aire
(de même, bien évidemment, que $LBCN$ et $BFDH$)
qui équivaut à :
(en observant les demis carrés et rectangles)
$KAC$ doit avoir la même aire que $AED$
Il ne reste plus qu’à démontrer que $KAC$ et $AED$ ont effectivement la même aire, ce qui découle de deux théorèmes très simples,
l’un sur les triangles, l’autre sur les rotations planes :
T1 : deux triangles qui ont en commun un côté et la hauteur associée à ce côté ont la même aire
R1 : deux figures déduites l’une de l’autre par une rotation sont isométriques donc elles ont la même aire.
D’après T1,
d’une part $KAC$ et $KAB$ ont la même aire ($[KA]$ côté commun, $AC$ – ou $KM$ – hauteur commune)
d’autre part $AED$ et $CAE$ ont la même aire ($[AE]$ côté commun, $ED$ – ou $AH$ – hauteur commune)
Et d’après R1,
$KAB$ et $CAE$ ont la même aire
($KAB$ est l’image de $CAE$ dans la rotation de centre $A$ dans laquelle $K$ est l’image de $C$.
$KACM$ et $AEDH$ ont bien la même aire.
Alors, par « symétrie logique »,
$LBCN$ et $BFDH$ ont également la même aire,
et comme $AEDH$ et $BFDH$, à eux deux, compose le grand carré $AEFB$,
Le théorème est démontré !
Et cette démonstration est, je le répète, limpide, inéluctable, portée par la figure : il a suffi d’une droite bien placée pour qu’elle saute aux yeux. Léonard de Vinci ne s’y était pas trompé.
Alors oui, lui préférer l’autre démonstration, c’était une trahison, et une faute de… goût !
Mais également une faute pédagogique :
la finalité de l’enseignement des maths à quelque niveau qu’il soit, du primaire au supérieur ne peut pas être de faire de chaque étudiant un chercheur, pas plus que celle du français ne peut être de faire de chaque étudiant un écrivain.
Dans les deux cas, notre enseignement devrait le permettre pour celles et ceux qui s’y sentent attirés, qui s’en sentent la vocation, mais il devrait également permettre à tous les autres de ne pas se sentir totalement étrangers à leurs recherches ou à leurs œuvres, d’avoir éventuellement de l’intérêt ou du plaisir à se les approprier… de ne pas être de facto exclus de ces univers.
Fondamentalement, notre enseignement devrait éviter de fracturer les générations à venir : d’un côté ceux qui, à la fin de leurs études, ont une culture littéraire et scientifique suffisante pour participer à l’évolution de notre monde, de l’autre ceux qui ne peuvent que subir cette évolution – y compris lorsqu’ils en sont les victimes les plus évidentes, comme dans notre société de la consommation et des valeurs qu’elle glorifie.
Le but des cours de français n’est pas d’écrire une lettre commerciale.
Le but des cours de maths n’est pas de tenir ses comptes.
Se laisser glisser sur le terrain de l’utilitaire (ou du jeu) peut être confortable à très court terme : cela permet de donner un sens apparent à un cours, de tenir une classe, de rassurer, tranquilliser, maîtriser les élèves. Mais à terme, ça les anesthésie : approfondissent-ils leur compréhension de l’univers mathématique, y devinent-ils des promenades, des perspectives ? Si tout le monde ne devient pas chercheur, tout le monde doit-il devenir exécutant ? Robot ?
Ne peut-on pas « faire des maths » en esthète ?
C’est à mon sens une des tragédies de ce qu’est devenu notre enseignement, le rôle des mathématiques y serait utilitaire :
- contribuer à une sélection
- former des ingénieurs
- former des professeurs
- former des chercheurs
Et pour le reste des élèves et des étudiants – la très grande majorité d’une classe d’âge… rien ! Les occuper durant leurs études, peut-être faire semblant, prétendre faire des maths. En bref, au mieux les ennuyer, au pire les écœurer.
Il y a d’excellents écrivains en France, mais le reste de la population est-il illettré ? On enseigne le français pour le français, essayons d’enseigner les maths pour les maths !
Un enseignement des maths où (presque) chacun puisse trouver son compte et s’épanouir.
Un enseignement dont le but serait de creuser chaque année un peu plus dans l’univers des maths, d’approfondir, de réfléchir ; d’apprendre à découvrir des questions qu’on pourrait se poser, de leur chercher des réponses.
Et bien sûr, cela nous ramène à Felix Klein (nous ne l’avions jamais quitté) :
un enseignement où, dès l’âge de raison, on étudierait les mêmes maths qu’à l’université : qu’il cesse d’y avoir cette rupture, ce schisme, entre des maths « occupationnelles », pour tous au collège et au lycée, puis de « vraies » maths ensuite, réservées à celles et ceux qu’on n’aurait pas perdus en cours de route ou qui auraient eu la chance de ne pas avoir été limités à cet enseignement pour pauvres.
Des maths pour les maths. Pour leur goût !
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Para citar este artículo:
Philippe Colliard — «Le goût des maths» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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