Le moulin à eau de Lorenz
Pista verde El 1ro marzo 2009 Ver los comentarios (24)
Edward Lorenz (1917-2008) n’était ni mathématicien, ni informaticien, ni physicien, ni météorologue, mais il était tout cela à la fois : un grand scientifique qui a laissé beaucoup de travail pour toutes ces professions. Il a même inventé un moulin à eau pour expliquer clairement ses idées sur le chaos...
Ce texte est un hommage à Edward Lorenz (1917-2008) qui fut un météorologue mais aussi un physicien et un mathématicien. Dans les années 1960-70, il met en évidence l’effet papillon qui est devenu célèbre, même à l’extérieur du monde scientifique. Il n’était pas le premier à introduire le concept de dépendance sensible aux conditions initiales, ou de chaos ; Hadamard et Poincaré en avaient compris l’essentiel à la fin du XIX° siècle, dans le contexte de la mécanique céleste. Mais ces idées restaient théoriques et on n’imaginait pas qu’elles pourraient avoir des répercussions dans la vie de tous les jours, comme par exemple sur le temps qu’il fera demain. Certes, Edward Lorenz a bénéficié de l’aide de prédécesseurs de génie ; certes il a eu la chance de travailler à un moment où les ordinateurs devenaient enfin efficaces ; mais tout ceci n’enlève rien au fait qu’il a compris en profondeur un phénomène qui semblait une curiosité aux théoriciens, et qu’il a su expliquer qu’on peut voir ce phénomène un peu partout. Et nous allons tenter d’expliquer ici que sa contribution à la théorie du chaos va bien au delà.
Son article Deterministic non periodic Flow [1] reste un modèle d’article scientifique. Sa première approche est celle du mathématicien face à un problème qu’il ne sait pas résoudre : il change de problème pour en choisir un plus simple, sur lequel il a quelque chose à dire... Les équations complexes qui gouvernent le mouvement de l’atmosphère sont trop compliquées ? Elles dépendent d’un trop grand nombre de variables ? Qu’à cela ne tienne ! Il écrit une autre équation, bien plus simple, qui ne dépend que de trois variables, et qui ressemble, vaguement, à l’équation initiale (qui, elle, dépend d’une infinité de variables). Puis, il analyse cette équation simplifiée, cette fois pas comme un mathématicien mais comme un informaticien. Il utilise les ordinateurs primitifs dont il dispose pour observer à quoi ressemblent les solutions. Il ne s’agit pas de théorèmes mathématiques mais seulement de constatations numériques expérimentales. Ensuite, il se comporte comme un physicien qui revient sur le problème initial et se demande si ses observations numériques de ces équations simplifiées ont quelque chose à voir avec le problème initial : l’atmosphère. Il ne s’engage pas, il suscite des questions, suggère des expériences à venir etc. Les mathématiciens ont eu beaucoup de mal à placer les questions de Lorenz dans un contexte mathématique, mais ils y parviennent peu à peu, comme nous espérons le montrer ici.
On résume en général l’effet papillon par le titre d’une conférence de Lorenz : « Le battement des ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer un ouragan au Texas ? ». On parle de dépendance sensible aux conditions initiales : une petite modification sur les conditions initiales d’un mouvement peut engendrer de grandes modifications quelque temps plus tard. Nous reviendrons sur cet aspect, mais il ne faudrait pas se limiter à cela. Comment un scientifique pourrait-il se contenter d’une idée qui postule l’impossibilité de prédire l’avenir dans la pratique puisque cet avenir dépend d’une connaissance extrêmement précise du présent, au delà de ce qu’on peut espérer raisonnablement ? Le travail du scientifique, comme par exemple un météorologue, est souvent de faire des prédictions. Si on part du principe qu’elles sont impossibles, il ne reste plus grand chose à faire...
Pour résumer la pensée de Lorenz, en caricaturant, nous pouvons partir de deux citations [2].
« Si un battement d’ailes d’un papillon peut engendrer un ouragan, la même chose est vraie pour tous les autres battements d’ailes du même papillon, mais aussi pour les battements d’ailes des millions d’autres papillons, sans parler de l’influence des activités des innombrables autres créatures plus puissantes, comme les hommes par exemple ! »
Cette idée est intéressante bien sûr : il y a une quantité immense de petites causes et chacune peut être responsable d’une modification importante du futur. C’est peut-être pour cette raison que l’effet papillon est si populaire puisqu’il donne l’espoir (l’illusion ?) pour chacun d’entre nous de jouer un rôle important dans le futur de notre planète !
Mais l’essentiel du travail de Lorenz est dans la seconde citation, beaucoup plus profonde et malheureusement passée inaperçue :
« J’avance l’idée qu’au fil des années les petites perturbations ne modifient pas la fréquence d’apparition des événements tels que les ouragans : la seule chose qu’ils peuvent faire, c’est de modifier l’ordre dans lequel ces événements se produisent. »
Nous allons essayer ici d’expliquer cette deuxième phrase et de montrer qu’elle contient un incroyable pouvoir prédictif, qui permet ainsi aux scientifiques de continuer à prévoir des « choses »... et ceci sans être en contradiction avec l’effet papillon. C’est le but de cet article.
Pour expliquer cela, nous allons nous servir d’un objet imaginé par Lorenz lui-même : le moulin à eau chaotique. Ce sera aussi l’occasion de rendre hommage à l’extraordinaire sens physique de Lorenz. Son problème physique initial était extrêmement complexe et il avait été amené à le simplifier de manière grossière, si bien qu’il n’était pas bien sûr de la pertinence de ses conclusions physiques. Il a eu l’idée de concevoir un système physique bien plus simple, un moulin à eau, qui obéit à ces équations simplifiées. Les conclusions physiques de Lorenz, même si elles sont douteuses pour la météorologie, sont alors de vraies conclusions physiques pour ce moulin, certes plus modeste mais quand même bien concret... Un physicien aime les « vraies expériences ». Ce moulin nous aidera à comprendre les idées principales de Lorenz.
Mais avant de décrire le moulin, il nous faudra faire un rappel, rapide et simplifié à l’extrême (et même caricaturé), sur l’histoire de la physique du mouvement, qu’on appelle la dynamique.
Aristote et le repos
Aristote est l’un de premiers scientifiques de génie, au IV° siècle avant notre ère. Sa physique est centrée sur l’idée de repos, d’immobilité. Les corps en mouvement tendent vers le repos, tous les êtres ont leur lieu ; par exemple les corps pesants ont leur lieu vers le bas. Les astres se sont pas soumis à cette physique, mais tout ce qui est sur Terre y est soumis. Les scientifiques d’aujourd’hui se moquent souvent de ce genre «d’idée fausse »... Et pourtant, n’est-ce pas ce que nous observons autour de nous ? Beaucoup des objets en mouvement qui nous entourent ne finissent-ils pas par s’arrêter ? Autour de nous, l’immobilité n’est-elle pas la règle et le mouvement l’exception qui finit par s’immobiliser ?
Deux exemples simples :
Voici un pendule, une petite masse suspendue au bout d’un fil accroché quelque part, et qui oscille lentement. Des frottements sont à l’œuvre, la résistance de l’air freine le mouvement, et l’oscillation est de moins en moins importante jusqu’au moment où le pendule s’arrête presque complètement.
Voici un autre exemple, d’inspiration hydraulique, puisque nous allons vous parler d’un moulin à eau. Imaginez un seau d’eau, sous un robinet. Bien sûr quand on ouvre le robinet, le niveau monte. Mais imaginons maintenant qu’il y ait une fuite au fond du seau, un petit trou. Ouvrons le robinet. Si le trou est très important, toute l’eau du robinet tombe directement dans le trou... Mais si le trou est petit et le débit du robinet assez élevé, le niveau va monter et un petit jet va s’échapper du trou. Mais au fur et à mesure que le niveau monte, l’eau est éjectée avec une vitesse de plus en plus importante. Si le niveau de l’eau devenait trop grand, l’eau serait éjectée plus vite qu’elle n’entre dans le seau et le niveau baisserait. On peut penser que la situation va se stabiliser : le niveau monte jusqu’à un moment où le débit d’eau éjectée est égal à celui du robinet. La situation est stable, le niveau est fixe...
Voyons l’animation :
Retenons la première idée, que nous allons remanier plusieurs fois, mais qui n’est pas si mauvaise... Après un certain temps, un système physique en mouvement tend à se placer dans une position d’équilibre. Les corps en mouvement tendent vers le repos.
Galilée et les mouvements périodiques
Il faut bien faire des choix... Galilée est l’un des premiers à avoir compris le rôle des mouvements périodiques, au XVI° siècle, mais il n’est pas le seul. Il faudrait citer Copernic, Kepler mais aussi, plus tard, Huygens, et bien d’autres. Selon la tradition, Galilée, adolescent, s’ennuyant pendant un sermon à la messe, commença à mesurer (avec son propre pouls !) les oscillations d’un pendule pesant qui se balançait du plafond d’une cathédrale à Pise...
C’est probablement une légende... Mais il n’empêche qu’il a fallu du génie pour imaginer que sans les frottements qui ralentissent le mouvement, le pendule continuerait à osciller de manière périodique... Il a fallu du génie à ces précurseurs pour penser que l’idée d’Aristote et des anciens selon laquelle la physique ne s’appliquait pas aux astres était peut-être à revoir. Il a fallu également beaucoup d’intuition pour penser que les planètes tournent autour du Soleil, et que ce mouvement est analogue à celui du pendule de Pise... s’il n’y avait pas de frottements. Tout cela est à l’origine de la physique moderne.
Huygens, successeur de Galilée et prédécesseur de Newton, un siècle après Galilée, a l’idée d’utiliser les pendules pour mesurer le temps, c’est-à-dire pour fabriquer des horloges. Son livre Horologium Oscillatorium en 1673 est une merveille mais nous ne pouvons pas en parler ici car nous voulons parler du moulin à eau de Lorenz, au XX° siècle.
Une idée très simple fait son apparition. Pour lutter contre le frottement, pourquoi ne pas « aider » le pendule en lui donnant « un coup de pouce » de temps en temps. Pas la peine de s’appeler Galilée ou Huygens pour penser à la balançoire. Les frottements de la balançoire sont compensés par l’énergie de celui qui pousse. Le résultat est que l’oscillation, après un certain temps, va se stabiliser sur un mouvement strictement périodique. C’est la base du fonctionnement de nos montres mécaniques à ressort : le rôle du « pousseur » est joué par un ressort et un dispositif astucieux permet au ressort de « pousser » quand il faut. En généralisant un peu, c’est aussi la base du fonctionnement d’une montre à quartz : le ressort qui pousse est remplacé par la pile qui fournit un peu d’énergie à chaque période d’oscillation du système électronique.
Cette idée simple a fait son chemin dans la science et elle est devenue presque un dogme en physique : Après un certain temps, un système physique en mouvement, si on lui fournit une énergie suffisante pour compenser les « frottements », finit par osciller de manière périodique. Les physiciens disent qu’après une période « transitoire », le mouvement entre dans un régime « permanent » qui est périodique. Ce dogme a prévalu jusqu’au XX° siècle et il a été remarquablement efficace. Si on y pense, c’est précisément ce qu’on voit autour de nous : des phénomènes plus ou moins périodiques (la rotation de la Terre, les battements du cœur etc.)
Toujours pour nous préparer au moulin à eau chaotique de Lorenz, commençons par un moulin non chaotique, dans la tradition de Galilée... Voici un moulin. Il est constitué d’une roue autour de laquelle sont suspendus des seaux d’eau. Bien sûr, les seaux sont percés au fond, et l’eau s’écoule, d’autant plus vite que le niveau est élevé. Tout en haut, on ouvre un robinet et on observe le mouvement.
On observe effectivement un régime transitoire suivi par un régime permanent. Après quelque instants, le mouvement du moulin devient périodique. Le frottement de la roue est compensé par l’énergie apportée par l’eau qui tombe du robinet.
Lorenz et son moulin à eau chaotique
Reprenons le même moulin mais changeons un peu les paramètres : le débit du robinet, la taille des trous au fond des seaux, le coefficient de frottement de la roue etc. Voici ce que nous observons maintenant.
La situation est complètement différente. Le moulin ne semble pas capable de trouver son régime permanent. Il tourne tantôt à droite, tantôt à gauche et nous semblons totalement incapables de prévoir dans quel sens il tournera trois secondes plus tard. Le mouvement semble totalement erratique, imprévisible, chaotique pour employer le mot approprié... Que se passe-t-il ? La première chose est que le mouvement n’est pas périodique : cela saute aux yeux. Plus sérieusement, le mouvement semble aléatoire. Mais que pourrait signifier ce mot dans ce contexte puisque le mouvement est parfaitement déterministe : la physique ne joue pas aux dés avec le mouvement ; elle suit des équations bien précises et si l’on connaît la position et la vitesse à un instant donné, on peut en déduire mathématiquement la position et la vitesse à n’importe quel moment futur. Le problème est qu’il faut interpréter le mot « connaît » dans la phrase précédente dans un sens mathématique et pas physique : un mathématicien connaît un nombre quand il en connaît toutes les décimales et ce n’est jamais le cas d’un physicien qui fait ce qu’il peut avec ses mesures et ne peut considérer comme connues qu’un certain nombre de décimales. Ainsi, le physicien qui mesure une condition initiale ne peut pas dire exactement sa valeur ; il peut tout juste donner un « intervalle de confiance » qui sera peut-être petit si la mesure est précise mais il ne pourra jamais s’affranchir d’une certaine incertitude dans ses mesures.
La sensibilité aux conditions initiales est cette assertion que si on change les positions et vitesses initiales de manière imperceptible pour le physicien, les conséquences futures peuvent devenir non seulement perceptibles mais peut-être même majeures (l’ouragan provoqué par le papillon...). Voyons ce qui se passe avec notre moulin chaotique. Changeons imperceptiblement la position initiale : au départ tous les seaux sont vides et dans la roue de gauche la roue est tournée de 2 degrés, alors que la roue de droite n’est tournée que de 1,9996 degrés (il faudrait un fameux microscope pour noter la différence).
On observe bien la « dépendance sensible aux conditions initiales » : au début les deux moulins semblent se mouvoir de la même manière et après quelque temps, les choses changent de manière très significative. Au point que les deux moulins semblent ne plus rien avoir à voir entre eux. C’est la première partie du message de Lorenz. Si l’on ne connaît qu’approximativement la condition initiale, il est bien possible qu’on ne puisse absolument rien dire sur le futur du mouvement. Beaucoup ont résumé la contribution de Lorenz à cette affirmation, certes intéressante mais limitée. Si on ne peut pas prédire l’avenir, eh bien, que va-t-on faire ?
Mais avant d’aller plus loin, remarquons que les deux moulins qui démarrent de positions très proches commencent tout de même par suivre des mouvements très proches pendant un certain temps, avant de se séparer et d’avoir des destinées complètement différentes. Dans l’analogie météorologique, cela revient à dire que même s’il est illusoire de faire des prédictions à long terme, on peut tout de même faire des prédictions pour le futur proche.
Des probabilités et des statistiques dans un contexte déterministe ?
Au risque de nous répéter, le mouvement du moulin est déterministe. Si on connaissait exactement les positions et les vitesses à un certain moment, on pourrait en déduire les positions et les vitesses à tout instant futur. Mais les conditionnels de la phrase précédente sont bien dignes des mathématiciens et n’intéressent absolument pas le physicien qui, lui, ne connaît jamais rien exactement. Alors, comment dire quand même quelque chose sur le futur ? Eh bien, en parlant de probabilité. Ne voyons-nous pas les prévisions météorologiques assorties « d’indices de confiance » ? Tout cela mérite quelques explications :
Lorsqu’on n’a pas de certitude sur l’avenir, on parle de probabilités... Prenons notre moulin et faisons le tourner. Supposons qu’on l’observe par exemple 25 fois par seconde (comme au cinéma), pendant 5 000 secondes, donc 125 000 observations. A chaque observation, notons la vitesse de rotation de la roue (en radians par seconde mais ceci n’a bien sûr aucune importance, positive si la roue tourne dans un sens et négative si elle tourne dans l’autre). Nous obtenons donc une longue liste de 125 000 nombres que nous épargnerons au lecteur. On peut penser à la liste des mesures météorologiques dont on dispose depuis très longtemps.
Y aurait-il un sens à dire que cette suite est « aléatoire » ? Une idée très simple est de faire ce que font les statisticiens : un diagramme en bâtons pour illustrer la distribution. Nous avons découpé l’intervalle allant de -1,8 à +1,8 en 35 intervalles de même longueur et nous avons compté le nombre de fois où la mesure de la vitesse donnait un résultat dans chacun de ces intervalles. Voici le résultat.
Certains des intervalles semblent plus visités que d’autres. Si vous lanciez au hasard 125 000 objets dans 35 tiroirs, vous vous attendriez à ce qu’à peu près 125 000/35, soit environ 3 571 objets tombent dans chaque tiroir. Bien sûr, si vous trouviez 3 582 objets dans un tiroir, vous vous diriez que c’est comme ça, que c’est le hasard. Mais si vous ne trouviez que 5 objets dans un tiroir, vous vous demanderiez si vous avez bien lancé au hasard. Quelle est la limite acceptable ? Il y a un résultat de probabilité qui donne l’estimation suivante : si vous lancez $N$ objets dans 35 tiroirs, vous devriez voir $N/35$ objets dans chaque tiroir avec un écart «raisonnable» de $2\sqrt{(\frac{1}{35})(1-\frac{1}{35})N}$ autour de ces valeurs. Que veut dire «raisonnable» ici ? Cela signifie que c’est ce qui se passe dans 95 % des cas. Voir par exemple l’article de Images des Mathématiques sur la fourchette d’un sondage. Pour $N=125 000$, on trouve un écart «raisonnable» d’environ 118 autrement dit, on devrait trouver dans chaque tiroir entre 3 571 - 118 et 3 571 + 118 objets. Ce n’est pas ce qu’on constate sur notre diagramme en bâtons, et il s’en faut de beaucoup. Il n’est donc pas crédible de penser que la vitesse de rotation est aléatoire dans un sens aussi primitif...
L’idée principale de Lorenz, bien plus novatrice que celle de la dépendance sensible aux conditions initiales, est que l’aléa du mouvement, qui est bien réel, est insensible aux conditions initiales. Expliquons cela. Prenons le même moulin, modifions très légèrement les conditions initiales comme nous l’avons fait précédemment, et observons à nouveau la roue 25 fois par seconde, en notant sa vitesse de rotation. On obtient une autre longue suite de données, bien différente de la première puisqu’il y a dépendance sensible aux conditions initiales. Mais l’observation est que les deux suites de données, bien que différentes, sont statistiquement identiques. Là encore, il faut expliquer... Dessinons le nouveau diagramme en bâtons correspondant à cette nouvelle condition initiale en le plaçant à côté du premier.
Les diagrammes sont différents mais ils se ressemblent beaucoup. On pourrait demander à un statisticien s’il lui semble raisonnable que les deux diagrammes pourraient être considérés comme deux échantillons d’une même population ? Là encore, il faut nous faire confiance : en effet, tous les tests statistiques montrent que les différences entre les deux diagrammes peuvent sans problème s’expliquer par les probabilités. Si on avait pris un échantillon encore plus grand, les différences entre ces fréquences seraient plus faibles. Et bien sûr, la même chose serait vraie si on mesurait autre chose que la vitesse de rotation.
Alors, il est temps de reprendre la phrase énigmatique et visionnaire de Lorenz.
« J’avance l’idée qu’au fil des années les petites perturbations ne modifient pas la fréquence d’apparition des événements tels que les ouragans : la seule chose qu’ils peuvent faire, c’est de modifier l’ordre dans lequel ces événements se produisent. »
Qu’est-ce qu’un ouragan dans le contexte de notre moulin ? C’est une circonstance particulière, heureusement rare, où certaines circonstances précises se présentent. Les auteurs ne connaissent rien en météorologie, mais ils peuvent imaginer qu’un ouragan est peut-être la conjonction de certaines pressions atmosphériques, températures, vitesse du vent etc. En termes de moulin, peut-être qu’un ouragan correspondrait à une valeur extrême de la vitesse de rotation du moulin, disons supérieure à une certaine valeur, disons par exemple 1,7 avec notre roue ; une circonstance très rare. Ce que nous venons de voir, c’est que si on change très peu la condition initiale, la liste des valeurs des vitesses sera très différente, mais sur de très longues périodes, la fréquence d’apparition de ces conditions extrêmes ne change pas. Le nombre moyen de jours d’ouragans par an, ou par décennie par exemple, est insensible aux conditions initiales. Si par exemple une belle journée ensoleillée « correspond » à une valeur de la vitesse dans un certain intervalle disons «modéré», la proportion des belles journées ensoleillées est elle aussi insensible aux conditions initiales mais il ne sera pas vrai que les belles journées ensoleillées alternent toujours de la même manière avec les ouragans. L’ordre d’apparition dépend des conditions initiales. La phrase de Lorenz s’éclaire donc et on comprend toute sa portée à la fois scientifique et philosophique. Il devient possible pour le physicien de faire des prévisions, météorologiques par exemple, mais ces prévisions seront d’une nature très différente. Il ne s’agit pas de déterminer s’il fera beau à Lyon le jour de Pâques 2010, mais il s’agira de prédire le nombre de jours de pluie en avril 2010... Pas tout à fait la même chose, mais souvent tout aussi utile pour l’agriculteur.
[3]
Des théorèmes ?
Jusqu’à présent, nous n’avons mentionné cette « insensibilité statistique aux conditions initiales » que comme une intuition de Lorenz. Peut-on démontrer que c’est effectivement le cas dans les systèmes dynamiques que l’on rencontre dans la nature ? C’est en grande partie un défi lancé aux mathématiciens contemporains et de grands progrès ont été réalisés récemment.
S’il s’agit de grands systèmes tels que l’atmosphère, qui intéressait initialement Lorenz, il faut bien reconnaître que les progrès mathématiques sont lents. Les experts se disputent encore pour savoir si le mouvement de l’atmosphère est sensible aux conditions initiales, et la question de l’insensibilité statistique semble encore plus hors de portée pour l’instant. Par contre, pour des systèmes plus « raisonnables » dépendant de beaucoup moins de paramètres, comme par exemple l’équation que Lorenz a lui-même rencontrée en trois variables, les progrès ont été importants dans les années récentes. On peut citer par exemple le travail de Tucker qui démontre mathématiquement que l’équation de Lorenz à trois variables est effectivement insensible statistiquement aux conditions initiales (les auteurs parlent de l’existence de mesure de Sinai-Ruelle-Bowen pour énoncer cette propriété). Mais il reste beaucoup à faire sur le plan mathématique.
Espérons avoir rendu justice à Lorenz qui ne s’est pas contenté de dire que le futur dépend fortement du présent. Beaucoup l’avaient dit avant lui, ou au moins le savaient très bien sans ressentir le besoin de le dire... Mais sa contribution est aussi, et peut-être surtout, de montrer qu’en recentrant ses ambitions autour de questions statistiques, même dans un système déterministe, on peut préserver un caractère prédictif à la science. Ouf ! Sinon, les physiciens se seraient retrouvés sans occupation !
Un papillon pour terminer
L’équation simplifiée de Lorenz a une autre propriété : elle est belle. Si l’on trace ses solutions dans l’espace, on voit apparaître un très bel objet appelé « attracteur de Lorenz » qui est devenu l’un des symboles les plus célèbres de la théorie des fractales et du chaos. En voici une image :
Il est bien clair que la ressemblance avec un papillon ne fait que renforcer la force symbolique de l’effet « papillon ».
Le moulin de Lorenz a été conçu pour être un phénomène réel [4] qui illustre l’effet papillon. Pour décrire dans ses grandes lignes le moulin à un instant donné, nous avons choisi trois nombres. Leur définition importe peu [5]. Lorsque le moulin tourne, on peut donc dessiner dans l’espace la courbe décrite par ces trois nombres. Voici ce qu’on obtient :
Le moulin est donc un papillon !
Notas
[1] E.N. Lorenz (1963). Deterministic Nonperiodic Flow. Journal of the Atmospheric Sciences 20: 130–141.
[2] E.N. Lorenz, The Essence of Chaos (University of Washington Press, Seattle, 1993).
reproduisant le texte de son intervention à une conférence :
Predictability: does the flap of a butterfly’s wings in Brazil set off a tornado in Texas?.
139th Annual Meeting of the American Association for the Advancement of Science (29 Dec 1972), in Essence of Chaos (1995), Appendix 1, 181.
[3] Il y a un autre domaine de la physique dans lequel les statistiques et les probabilités jouent un grand rôle ; c’est celui de la physique statistique. Même si des liens existent avec la théorie du chaos, la problématique est cependant bien différente. A noter que le mot chaos a semble-t-il été employé dans ce genre de contexte pour la première fois en physique statistique, dans un sens différent de celui utilisé dans cet article. De même, c’est à Boltzmann, le fondateur de la physique statistique, à la fin du XIX° siècle, qu’on doit le mot « ergodique » que nous n’avons pas utilisé ici mais qui s’emploie couramment dans la théorie des systèmes chaotiques pour dire qu’ils se comportent « aléatoirement ».
[4] L’un des auteurs de l’article a promis à sa femme de construire un tel moulin dans son jardin. Ceux qui connaissent les deux auteurs n’auront aucune difficulté à comprendre que l’autre en est incapable.
[5] mais si vous voulez savoir, nous avons choisi comme coordonnées la vitesse angulaire de la roue et les coordonnées de son centre de gravité.
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Para citar este artículo:
Ghys, Étienne, Leys, Jos — «Le moulin à eau de Lorenz» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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Le moulin à eau de Lorenz
le 17 de marzo de 2009 à 12:27, par jean pierre brissaud