Le séminaire Hadamard
À Paris, 1920-1937
Piste verte Le 24 septembre 2013 Voir les commentaires (6)
C’est le temps qui sert d’« ailleurs » à cet article, qui se déroule dans un lieu où nul ne s’étonnera de voir des mathématiciens, le Collège de France — dans le cinquième arrondissement de Paris.
Et comme le temps était vraiment très différent, il y avait, à Paris, un unique séminaire de mathématiques, il se nommait « analyse de mémoires » et était animé par Jacques Hadamard (1865-1963), dont Images des mathématiques célèbre cet automne le cinquantième anniversaire de la mort.
La description de la rubrique « Mathématiques ailleurs » dans laquelle paraît cet article est « Hors des grands instituts »... Le Collège de France semble davantage « ici » qu’« ailleurs ». Mais c’est peut-être à cause de la durée de vie des murs. En réalité, le Collège de France du temps de Jacques Hadamard est loin, très loin, de celui que nous connaissons aujourd’hui. Rue des Écoles, oui, l’adresse est toujours la même. Mais, à l’époque, il se trouvait dans un petit monde incluant, à cent mètres, la Faculté des sciences de la Sorbonne, à cinq cents mètres, l’École polytechnique, à huit cents mètres l’École normale supérieure, bref, tous les lieux dans lesquels travaillaient des mathématiciens [1].
Organisation du séminaire
Mais ce qui est le plus « ailleurs », c’est vraiment le séminaire analyse de mémoires (ce que les mathématiciens entendent par le mot « séminaire » devrait apparaître clairement dans la suite de l’article). Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui, il y avait, à Paris, dans les années 1920, un unique séminaire de mathématiques, et même, avant 1920, il n’y en avait aucun [2]... Bien sûr, il y avait moins de mathématiciens [3].
Le titre (officiel) du séminaire signifie que les intervenants exposaient le contenu de tel ou tel article : le mot « mémoire » désignait, à cette époque, ce que nous appelons aujourd’hui un « article ». On appelait le séminaire Séminaire Hadamard et il fonctionnait ainsi : au début de l’année universitaire, Jacques Hadamard réunissait quelques collègues chez lui, dans sa bibliothèque, Louise Hadamard « servait des délicatesses », Hadamard proposait des sujets, normalement choisis parmi les tirés-à-part qu’il avait reçus [4], il disait
Vous, vous ferez ci, et vous, vous ferez ça.
Voici le compte rendu qu’il écrivit de la première année :
Le cours de 1920-21 a été consacré à des Analyses de mémoires scientifiques. Celles-ci, dues à la collaboration de plusieurs auditeurs, ont porté sur le contenu de trois volumes des Rendiconti del Circolo matematico di Palermo. D’autre part, il a déjà été possible d’analyser un grand nombre des principales découvertes mathématiques opérées depuis 1914.
- Jacques Hadamard
Jacques Hadamard était professeur au Collège de France et le séminaire constitua son enseignement dans cette institution (où l’on donne des cours mais où il n’y a pas d’étudiants).
Jacques Hadamard était un mathématicien universel (Jacques Hadamard, un mathématicien universel est d’ailleurs le titre de la biographie que lui ont consacrée V. Maz’ya et T. Shaposhnikova, dont il existe une traduction en français). Il fut peut-être le dernier à avoir pu embrasser l’ensemble des mathématiques qui se faisaient [5].
Bien entendu, au cours de l’année, il ne se privait pas de modifier le programme, se saisissant du passage de tel ou tel mathématicien étranger ou tenant compte des disponibilités de tel ou tel de ses collègues, et envoyant alors de délicieux petits mots [6] tels ceux-ci :
15 octobre [1927]
Mon cher Ami [C’est à Élie Cartan que ce petit mot-là était adressé.],
Merci pour votre petite série de Mémoires. Pourquoi ne nous parleriez-vous pas tout d’abord au séminaire de vos recherches sur la Géométrie des groupes de transformations ? Comme cela ne vous serait pas très difficile, cela aurait l’avantage, précieux pour moi, que vous pourriez nous donner cet exposé dès les premières séances qui sont naturellement celles qu’il me préoccupe le plus d’assurer. Vous savez que cette année j’ouvre dès le commencement de décembre. [...]
J. Hadamard
Une autre idée me vient, pour cette question de la Géométrie des groupes. Ne serait-il pas au contraire, intéressant d’en faire coïncider l’exposé avec la venue de Fréchet ? Il me semble que la question n’est pas sans relation avec la notion de vecteur abstrait.
[après ce premier remords, Hadamard a ajouté, à la main] Je reçois une lettre de Fréchet qui [illisible] sa venue fin février, et qui me suggère d’autre part l’idée de faire venir Kerekjarto [7]. Qu’en pensez-vous ? Et, de toute façon, une séance dès décembre, si elle était prête, me ferait bien plaisir.
Tout ça est très spontané et improvisé ! Mais ce n’est pas terminé :
- Élie Cartan
27 Octobre 1927 [8]
Mon cher Ami
J’ai vu hier Garnier [9] qui peut parler à la 1ère séance (6 Décembre) sauf éventualité, d’ailleurs peu probable, d’un Conseil d’Université qui le retiendrait à Poitiers. Dans ces conditions, pouvez vous me rendre le service de remettre en principe votre audition au vendredi 9 décembre, à 5 heures ou, si vous préférez, au mardi 13 à 3 heures, tout en acceptant la possibilité que je fasse appel à vous au dernier moment, pour le 6, dans le cas où le voyage de Garnier serait impossible, ce dont il vous préviendrait 4 ou 5 jours à l’avance.
Toutes mes excuses de vous promener ainsi, je suis obligé de tenir compte des possibilités des gens éloignés.
Encore merci, à vous très cordialement
J. Hadamard
Je mets à la poste mon article espagnol sur la géométrie anallagmatique [10].
D’où nous pouvons déduire que le séminaire se tenait deux fois par semaine, que le programme pouvait changer d’un moment à l’autre, que l’année universitaire commençait bien tard (« dès » décembre, écrit Hadamard !), qu’Élie Cartan s’intéressait à la géométrie anallagmatique (!), etc.
À l’image de ce que l’on sait de la personnalité d’Hadamard, un homme doux et charmant, gentil, passionné de mathématiques, très curieux et très vif, mais terriblement distrait [11], l’organisation de son séminaire était joyeusement désordonnée. Les comptes rendus qu’il faisait chaque année de son activité (et que l’on peut lire dans les annuaires du Collège de France) sont plus ou moins (plutôt moins...) détaillés selon les années. Il ne fut presque jamais plus précis que le « analyser un grand nombre des découvertes mathématiques » ci-dessus. Ces quelques lignes annuelles étaient le seul « rapport » que devait faire Hadamard de son activité --- ça n’enlevait rien (au contraire) à la qualité de cette activité, nous sommes bien « ailleurs ».
Si le modèle du séminaire venait d’Allemagne, où cette méthode de formation remontait au moins, cent ans plus tôt, à Jacobi, les méthodes étaient on ne peut plus « à la française » et plutôt « bon enfant ». On ne peut pourtant pas s’empêcher de regretter — mais à quoi bon — que Jacques Hadamard n’ait pas, comme l’avait fait son collègue allemand Felix Klein [12], demandé aux conférenciers de pérenniser leur passage en écrivant un résumé de leur exposé dans un cahier. Il est aujourd’hui difficile de savoir exactement quels exposés ont été donnés et quand. Par exemple, qui a donné, finalement, l’exposé du 6 décembre 1927, nous n’en savons rien... mais nous pouvons être sûres que Garnier et Cartan ont donné des exposés à la fin de 1927 et qu’Hadamard a compris ce qu’il voulait comprendre.
- George D. Birkhoff
Les participants
Le séminaire résumait, concentrait, toute la vie mathématique parisienne. Les étrangers de passage venaient y assister, et souvent y parler. Y donnèrent des exposés, parmi les plus célèbres et par ordre alphabétique, Lars Ahlfors, George Birkhoff (qui, bien qu’Américain, était un des piliers du séminaire, son « théorème ergodique » [13] fut un des sujets auxquels Hadamard s’intéressa le plus), Georges de Rham, Jesse Douglas [14], Godfrey Harold Hardy, Edmund Landau, Tullio Levi-Civita, George Polya (qui venait souvent de Zurich), Carl-Ludwig Siegel, Vito Volterra...
Très vif, Jacques Hadamard comprenait très rapidement et posait énormément de questions. Les exposés étaient généralement suivis de discussions animées — qui se concrétisaient parfois en de nouvelles démonstrations, de nouveaux résultats, c’est à ça que servent les séminaires !
Discussions. — Une anecdote
Une question posée par Paul Lévy (un fidèle du séminaire, lui aussi) en janvier 1937, trouva rapidement une réponse, un(e) des participant(e)s rédigea une note que Jacques Hadamard transmit à l’Académie des sciences à peine deux mois plus tard. Il était question de dérivabilité (à droite, à gauche), de la fonction caractéristique d’une loi de probabilité « à densité ». L’auteur de la note se nommait Mademoiselle Britt Ranulac [15]. Pourquoi Mademoiselle et pourquoi Britt, je ne sais pas. Mais il est certain que Jacques Hadamard aimait beaucoup les canulars.
Et après ?
Le séminaire Hadamard s’arrêta en 1937 : les lois sociales du Front populaire obligèrent Jacques Hadamard à prendre sa retraite cette année-là. Il avait 72 ans.
Les jeunes mathématiciens se rendaient au séminaire. Ils y trouvèrent un modèle pour les séminaires qu’ils organisèrent ensuite eux-mêmes. André Weil, par exemple, a revendiqué le modèle du séminaire Hadamard pour le séminaire Bourbaki. Il a d’ailleurs exprimé à plusieurs reprises sa gratitude, sa dette, envers ce séminaire, dans lequel il a beaucoup appris. Voici un exemple, à titre de conclusion.
Les jeunes gens d’aujourd’hui [16], saturés qu’ils sont de séminaires de toute sorte, imagineront difficilement combien, en ces temps reculés, leurs aînés furent livrés à eux-mêmes. De « séminaire », il n’y en avait qu’un ; il est vrai que c’était celui d’Hadamard, consacré à des analyses de travaux récents en tout domaine ; y prenaient part, dans une atmosphère de parfaite égalité exceptionnelle à cette époque, normaliens et mathématiciens « arrivés », rivalisant de zèle pour ces exposés où Hadamard ne manquait jamais d’intervenir avec sa vivacité incomparable.
Pour écrire cet article, j’ai utilisé les annuaires, disponibles aux archives du Collège de France, les souvenirs du séminaire qu’ont écrits André Weil, Szolem Mandelbrojt, Laurent Schwartz, Paul Lévy ou d’autres. Un chapitre de mon livre à paraître Le Séminaire de mathématiques 1933-1939 est consacré au séminaire de Jacques Hadamard.
L’auteur et la rédaction d’Images des mathématiques remercient les relectrices et relecteurs dont les noms (ou pseudonymes) sont Mathilde Herblot, Gilles Damamme, Radu Ignat, pour leurs commentaires et questions, grâce auxquels cet article a pu être grandement amélioré.
Notes
[1] L’Institut Henri Poincaré n’ouvrit qu’en 1928, il était alors un peu plus loin du Collège de France que l’École polytechnique et un peu plus près que l’École normale supérieure. Quant aux universités Paris 6 et Paris 7, elles ne datent que des années 1970 et même la « Halle aux Vins », ancêtre du « Jussieu » actuel, avec les bâtiments du quai Saint-Bernard, n’apparut que dans les années 1950. L’École polytechnique n’est sur le plateau de Palaiseau que depuis 1976.
[2] Ce n’est pas tout à fait exact puisque Jacques Hadamard avait commencé son séminaire en 1913 (oui, nous pourrions célébrer ce centenaire-là aussi), juste après la mort de Poincaré et sur ses travaux, dont Hadamard était un grand connaisseur. Voici le compte rendu qu’il en fit lui-même :
Une série de conférences a été instituée en vue de l’étude de mémoires mathématiques importants. Elle a été consacrée aux deux premiers mémoires de Poincaré sur les groupes et les fonctions fuchsiennes.
Mais ce premier essai fut interrompu par la guerre.
[3] Pour donner un ordre d’idées, la Société mathématique de France avait environ 400 membres en 1920 (contre 2000 aujourd’hui, auxquels il faudrait ajouter ceux de la SMAI]).
[4] On envoyait des tirages à part « papier » des articles que l’on publiait aux gens dont on pensait qu’ils pourraient s’y intéresser et, bien sûr, une personnalité aussi universelle qu’Hadamard en recevait énormément.
[5] Ce qui ne veut pas dire que tous les mathématiciens des générations suivantes étaient moins savants que lui (la plupart l’étaient, bien sûr), mais que les mathématiques se sont diversifiées depuis.
[6] Tous les fonds d’archives des mathématiciens de cette époque contiennent des petits mots d’Hadamard. La communication par courrier était rapide et efficace.
[7] C’est du mathématicien hongrois Béla Kerékjártó (1898-1946), auteur notamment, dès 1923, d’un beau livre de topologie et sur lequel on pourra consulter les pages wikipedia (en anglais, en allemand, avec une photo, ou en hongrois— il y a aussi une version en bulgare, mais rien en français).
[8] Il est extrêmement rare que les petits mots d’Hadamard soient datés. C’est grâce à celui-ci que nous connaissons la date exacte du précédent.
[9] Il s’agit de René Garnier (1887-1984).
[10] Il s’agit de l’article Recientes progresos de la geometria analagmática, publié par un journal hispano-américain (et dont une traduction en français figure dans les Œuvres complètes d’Hadamard).
[11] Il est convenu de dire qu’il servit de modèle au Savant Cosinus.
[12] Felix Klein a dirigé un séminaire,Kolloquium, de 1872 à 1912, successivement à Erlangen, Munich, Leipzig et Göttingen. Un cahier enregistrait les conférences, souvent très joliment illustrées par leurs auteurs. Quarante années d’archives de ce séminaire ont ainsi été conservées et sont très accessibles.
[13] Il s’agit de décrire le comportement d’un système dynamique du point de vue de la théorie de la mesure. Il y a un énoncé (aucun mot, que des formules, sans doute pour les spécialistes) sur cette page wikipedia.
[14] À ceux des lecteurs que les colifichets impressionnent, je rappelle que l’Américain Jesse Douglas et le Finlandais Lars Ahlfors furent, après leur passage dans le séminaire, les deux premiers récipiendaires de la médaille Fields, décernée par le Congrès international d’Oslo en 1936.
[15] Un pseudonyme de Frédéric Marty.
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Pour citer cet article :
Michèle Audin — «Le séminaire Hadamard» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013
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