Les aiguilles tournent, le mystère demeure
La conjecture de Kakeya
Piste bleue Le 21 septembre 2014 Voir les commentaires (10)
Une question anodine datant de 1917 et concernant la « plus petite surface du plan à l’intérieur de laquelle on puisse retourner une aiguille » va nous conduire jusqu’aux nombres premiers.
La question semble idiote. Du genre de celles qu’on imagine tout droit sorties d’un esprit tordu et désœuvré : quelle est la plus petite figure du plan à l’intérieur de laquelle il est possible de déplacer une aiguille de manière à la retourner complètement ?
- Le disque, une solution « évidente »...
Méfiance cependant. L’implacable dictature des évidences pourrait nous tromper une fois de plus : le disque dont le diamètre est l’aiguille n’est pas la bonne réponse. Il permet certes le renversement de l’aiguille mais d’autres figures plus économes l’autorisent également ; le triangle de Reuleaux par exemple
- Le retournement d’une aiguille dans un triangle de Reuleaux : l’aire balayée est plus petite que celle d’un disque de diamètre l’aiguille
ou encore un triangle dont la hauteur est l’aiguille.
- Ce triangle possède une aire plus petite que celle du triangle de Reuleaux
Une question qui pique l’intérêt
A défaut d’être exaltante de profondeur ou de transcendance, la question ne se laisse pas résoudre instantanément. Loin de là. Le champ des figures possibles est infini et trouver la plus petite d’entre elles est une véritable gageure. Pourtant, assez rapidement, un candidat semble s’imposer : la deltoïde. Il s’agit d’une sorte de triangle amaigri dont la forme générale rappelle la lettre grecque Delta. Il se dessine naturellement lorsque l’on suit un point du bord d’un disque roulant intérieurement sur contour d’un disque trois fois plus grand.
- Un mécanisme à deux roulettes permettant le retournement d’une aiguille dans une deltoïde
Non seulement l’aiguille peut se retourner dans une telle figure mais le mouvement lui-même est incroyablement optimisé. Pendant que les deux extrémités de l’aiguille se meuvent chacune sur un arc, un point intermédiaire vient s’appuyer sur la troisième portion de la deltoïde. A ce mouvement remarquable s’ajoute une coïncidence intrigante : la surface de cette deltoïde est exactement la moitié de celle du disque ayant pour diamètre l’aiguille.
- Soïchi Kakeya et un texte de sa main : « Smallest domain of revolution »
En dépit de ces propriétés, démontrer que la deltoïde est la figure optimale ne s’avère pas facile du tout et le problème va sérieusement irriter bon nombre de mathématiciens. Énoncée en 1917 par le japonais Soïchi Kakeya, la question du retournement de l’aiguille acquiert en quelques années une popularité surprenante pour être considérée, dès 1925, comme la question non résolue des mathématiques la plus fascinante après le théorème des quatre couleurs [1]. Sa réputation finira par atteindre les oreilles d’un mathématicien russe que la tourmente de la révolution d’octobre avait effacé quelque peu, Abram Besicovich. Au cours de ses recherches sur l’intégrale de Riemann, il avait construit des ensembles mathématiques étranges qui allaient donner à la question de Kakeya une réponse totalement inattendue.
Les constructions insaisissables de Besicovich
Cette réponse inopinée va découler de la conjonction troublante de deux propriétés des ensembles de Besicovich. D’une part, ils contiennent l’aiguille dans toutes les directions du plan et d’autre part, ils ne recouvrent aucune aire. Il est facile d’imaginer des figures géométriques qui ne recouvrent aucune aire ; par exemple un point ou encore une aiguille font l’affaire, mais se représenter mentalement une figure d’aire nulle qui contient une vertigineuse infinité de segments... c’est une autre affaire ! En réalité, les ensembles de Besicovich sont d’une telle complexité qu’il est impossible de les représenter. Il nous faudra donc, pour le reste de notre propos, les improviser comme des objets abstraits.
- Représentation schématique d’un ensemble de Besicovich.
Il y a cependant une subtile différence entre ce que réclame la question de Kakeya et ce qu’offrent les figures de Besicovich : dans ces dernières, on ne peut pas retourner l’aiguille, on peut simplement la disposer dans n’importe quelle position. Pour que l’aiguille puisse effectivement se déplacer continûment, Besicovich doit modifier sa construction initiale en y rajoutant de nombreuses extensions. Ceci a pour effet de créer de nouvelles figures qui permettent le retournement de l’aiguille mais dont la surface n’est plus nulle. Toutefois, parmi toutes ces nouvelles figures, il s’en trouve certaines qui ont des aires extrêmement petites. Mieux, pour tout nombre aussi petit soit-il —mais non nul— on y trouve des figures dont l’aire est plus petite que ce nombre. D’où la réponse surprenante de Besicovich à la question de Kakeya : on peut retourner une aiguille dans une figure dont l’aire est aussi petite que l’on veut !
Dimension fractale
Nous sommes alors en 1928. La question de Kakeya n’a donc survécu que onze petites années aux assauts des mathématiciens. Elle serait probablement oubliée aujourd’hui, si tel un Phœnix, elle n’avait resurgi de ses cendres. Comment ? Grâce à deux mots magiques : dimension fractale. Deux mots qui vont révéler que les ensembles de Besicovich sont encore plus stupéfiants qu’ils n’y paraissent...
- Des objets d’aire nulle et de dimension croissante
- De gauche à droite et de haut en bas : l’île de Gosper, l’empilement d’Apollonius, le flocon, une variation autour du triangle de Sierpiński et enfin deux bouquets en couronnes, l’un pentagonal, l’autre heptagonal.
La dimension fractale est une généralisation de la notion de dimension, une grandeur qui, contrairement à la dimension habituelle, se permet de n’être pas toujours un nombre entier. Cette grandeur mesure la façon dont un objet occupe l’espace dans lequel il vit, elle est d’autant plus élevée que cet objet remplit l’espace densément. Une exploration du monde des objets d’aire nulle —monde auquel appartiennent les ensembles de Besicovich— permet de se convaincre rapidement de l’intérêt de cette notion. Un promeneur qui partirait d’un point intérieur pour se diriger vers la frontière de ce monde abstrait verrait des figures tout d’abord très éthérées puis de plus en plus épaisses au fur et à mesure de sa progression. Une fois passée la frontière, il basculerait dans un monde où les objets sont si épais qu’ils en deviennent bidimensionnels, tels le disque ou un triangle plein.
- Un voyageur (sportif !) se dirigeant vers la frontière du monde des objets d’aire nulle
- Les objets de dimension un, tels un segment ou une courbe, ont une aire nulle. Les objets usuels de dimension deux, tels le disque ou un triangle plein, ont une aire non nulle. Certains objets singuliers peuvent à la fois être de dimension deux et avoir une aire nulle. Ils habitent à la frontière du monde des objets d’aire nulle.
Si, au cours de son périple, le promeneur mesure la dimension fractale des objets rencontrés, il constatera que celle ci augmente graduellement passant de 1,12 pour l’île de Gosper à 1,83 pour le bouquet en couronne. De l’autre côté de la frontière, il observera que cette dimension vaut deux pour le disque ou un triangle plein, et plus généralement pour tous les objets qu’il croisera. Qu’en est-il pour les ensembles de Besicovich ? La question ne sera tranchée qu’en 1971 par le mathématicien Roy Davies : toute figure qui contient l’aiguille dans toutes les directions de l’espace possède une dimension fractale exactement égale à deux. Ainsi, les ensembles de Besicovich ne se dispersent pas au hasard dans le vaste monde des objets d’aire nulle. Ils se rangent sagement le long de sa frêle frontière au contact direct des objets bidimensionnels.
La conjecture de Kakeya
Que se passe-t-il si, au lieu de se restreindre aux figures planes, on considère le problème dans l’espace tridimensionnel ? Dans ce cadre, il est moins évident de formuler la question de Kakeya en terme de retournement de l’aiguille. En revanche, à condition d’abandonner le mouvement pour ne s’intéresser qu’aux positions, il devient possible de poser une question nouvelle et pertinente ; une question dont l’énoncé rappelle celle que Besicovich avait initialement traitée : quel est le plus petit objet de l’espace tridimensionnel qui contient une aiguille dans toutes les directions ?
- La sphère pleine et le tétraèdre contiennent l’aiguille dans toutes les directions de l’espace
Il est aisé, à partir des ensembles de Besicovich, de construire des objets dont le volume est nul et qui contiennent l’aiguille dans toutes les directions. On est donc rapidement conduit à une interrogation similaire à celle du cas planaire : ces objets se répartissent-ils au hasard dans le monde des objets de volume nul où se placent-ils comme leurs frères bidimensionnels docilement sur la frontière ? En d’autres termes, quelle est leur dimension fractale ? La question est loin d’être facile. En effet, la détermination d’une dimension fractale est une opération subtile et difficile à mettre en œuvre, tellement difficile que personne n’en est jusqu’à présent venu à bout pour ce type d’objets. La plupart des spécialistes pensent néanmoins que leur dimension fractale vaut trois, autrement dit, que ces objets sont précisément localisés sur la frontière. Cette conviction est affirmée au travers d’une conjecture dite « de Kakeya ». Puisqu’il n’y a aucune difficulté formelle à généraliser le problème aux espaces de dimension plus grande, quatre, cinq, six,... la réponse que formule la conjecture concerne toutes les dimensions.
Conjecture de Kakeya. – La dimension fractale d’un objet qui contient l’aiguille dans toutes les directions d’un espace de dimension quelconque est égale à la dimension de cet espace.
Cette conjecture, qui n’est qu’une généralisation directe du résultat de Roy Davies des années 70, s’obstine à résister aux mathématiciens. Après des années d’effort, elle n’est encore résolue pour aucune dimension plus grande que deux. En dimension trois, Thomas Wolff a montré en 1995 que la dimension d’un objet qui contient l’aiguille dans toutes les directions est au minimum égale à 2,5. Ce résultat a été amélioré en 2000 par Nets Katz, Izabella Laba et Terence Tao qui ont porté ce minimum jusqu’à la valeur de... 2,5000000001 ! Et l’on n’a pas fait mieux depuis. Les autres dimensions sont tout aussi rétives. Par exemple en dimension 100, le meilleur minimum connu vaut 59,23 ce qui est à peine plus de la moitié de la valeur prédite par la conjecture.
Une conjecture saugrenue ?
Au delà de la difficulté de cette conjecture et des résultats obtenus jusqu’à présent, une question naturelle et un brin iconoclaste se pose : quelle mouche a bien pu piquer les mathématiciens pour qu’ils acceptent de dépenser du temps et de l’énergie sur une simple aiguille ? Une mouche aventurière, exploratrice de tous les continents mathématiques assurément. En effet, au cours de leur étude, les mathématiciens ont mis à jour de surprenantes connexions entre la question de Kakeya et d’autres domaines des mathématiques portant des noms plus ou moins exotiques : l’« analyse harmonique », l’« équation des ondes », les « séries de Dirichlet », etc. Ces connexions montrent que non seulement la conjecture de Kakeya n’est pas isolée mais qu’elle semble se situer à un carrefour de plusieurs routes la reliant à d’autres conjectures illustres. C’est l’existence de telles routes, souvent dissimulées, toujours inattendues, qui provoque l’imagination et suscite un intérêt considérable pour le problème de Kakeya.
- C. Fefferman, T. Gowers, J. Bourgain et T. Tao
L’histoire de la découverte de ces routes est tout à fait passionnante et elle met en scène d’éminents mathématiciens comme Charles Fefferman (médaille Fields en 1978), Jean Bourgain (médaille Fields en 1994), Timothy Gowers (médaille Fields en 1998) ou Terence Tao (médaille Fields en 2006). Et surtout, elle regorge de rebondissements. Le dernier en date remonte à 2009. Le mathématicien Zeev Dvir, en réussissant l’exploit de démontrer un analogue de la conjecture de Kakeya dans le cadre des « corps finis », a permis la découverte d’une nouvelle route joignant l’aiguille de Kakeya au problème de la « génération de nombres aléatoires ».
Encore plus récemment, le prestigieux Prix Abel a été attribué à un mathématicien dont l’un des plus grands résultats n’est pas sans lien avec la question de Kakeya. Il s’agit de Endre Szemerédi et le résultat en question concerne les progressions arithmétiques. Une progression arithmétique est un ensemble de nombres également espacés, comme 5, 11, 17, 23, 29 ou encore 359, 389, 419, 449, 479, 509. Elles sont très recherchées notamment dans l’étude des nombres premiers car elles semblent témoigner de la présence d’un peu d’ordre dans le chaos apparent de leur répartition. Par exemple, si l’on range les nombres par paquets de six et que l’on figure en ocre les nombres premiers, ceux-ci se rangent sagement le long de barrettes qui sont autant de progressions arithmétiques.
En particulier, la barrette isolée dans le tableau ci-dessus fait réapparaître notre premier exemple de progression arithmétique. Un tableau à 30 lignes permettrait de retrouver le second exemple. Ce second exemple possède six nombres, si l’on veut le poursuivre, il faudrait rajouter 539 mais ce nombre n’est pas premier (49x11). Peut-on trouver des progressions arithmétiques de nombres premiers aussi longues que l’on veut ? La question est très ancienne et elle est réputée pour sa difficulté. Le fameux résultat de Szemerédi porte précisément sur l’existence de progressions arithmétiques de toute taille mais sur d’autres ensembles que celui des nombres premiers. A priori, aucun rapport avec la question de Kakeya donc. Et pourtant... Longtemps après, le résultat de Szemerédi inspire un autre mathématicien, Gowers, qui le redémontre à sa façon. Cette nouvelle démonstration tombe ensuite entre les mains de Bourgain qui prend conscience qu’elle peut s’adapter pour fournir des valeurs minimums aux dimensions fractales des ensembles qui contiennent une aiguille dans toutes les directions. Une route joignant le problème de Kakeya à celui des progressions arithmétiques venait d’être découverte !
Un lieu incertain
Qu’en est-il de la question de l’existence de progressions arithmétiques de nombres premiers de toute taille ? On connaît la réponse depuis 2004... et elle est positive. Ce résultat magnifique est dû à Ben Green et Terence Tao. Leur démonstration s’inspire de l’approche de Szemerédi mais elle n’emprunte pas la fameuse route Gowers-Bourgain.
- Endre Szemerédi et Natalie Barney
Pour être franc, la force du lien entre le problème de Kakeya et les progressions arithmétiques reste encore aujourd’hui bien incertaine. Plus généralement, les routes qui semblent parfois relier deux domaines des mathématiques à travers la question de Kakeya ne sont jamais directes. Elles demeurent tout à la fois ténébreuses et hasardeuses. Le doute est donc permis. N’est-on pas trop optimiste en imaginant tant de vertu à la question de Kakeya ? Ne ferait-on pas mieux de concentrer les énergies sur des voies plus classiques ? Personne ne peut le dire mais comme l’écrit la poétesse Natalie Barney [2], c’est parfois une bassesse que de placer son espoir en lieu sûr [3].
Merci à Shalom Eliahou, Quentin Gendron, Bruno Martin, Sébastien Martinez et Walter pour leur relecture et leurs commentaires. Un des relecteurs nous a fait découvrir un jeu vidéo où il est question de faire tourner une aiguille...
Notes
[1] George Birkhoff, The Origin, Nature and Influence of Relativity
[2] La citation de Natalie Barney figure dans le passage Entre les routes de l’ouvrage Pensées d’une Amazone.
[3] Le lecteur intéressé par cette conjecture pourra trouver plus de détails dans l’ouvrage en téléchargement libre En cheminant avec Kakeya
Partager cet article
Pour citer cet article :
Vincent Borrelli, Jean-Luc Rullière — «Les aiguilles tournent, le mystère demeure» — Images des Mathématiques, CNRS, 2014
Laisser un commentaire
Actualités des maths
-
5 mars 2023Maths en scène : Printemps des mathématiques (3-31 mars)
-
6 février 2023Journées nationales de l’APMEP, appel à ateliers (9/4)
-
20 janvier 2023Le vote électronique - les défis du secret et de la transparence (Nancy, 26/1)
-
17 novembre 2022Du café aux mathématiques : conférence de Hugo Duminil-Copin (Nancy et streaming, 24/11)
-
16 septembre 2022Modélisation et simulation numérique d’instruments de musique (Nancy & streaming, 22/9)
-
11 mai 2022Printemps des cimetières
Commentaire sur l'article
Les aiguilles tournent, le mystère demeure
le 29 octobre 2015 à 15:32, par Marc JAMBON
Les aiguilles tournent, le mystère demeure
le 29 octobre 2015 à 18:26, par Vincent Borrelli
Les aiguilles tournent, le mystère demeure
le 30 octobre 2015 à 14:53, par Marc JAMBON
Les aiguilles tournent, le mystère demeure
le 30 octobre 2015 à 17:21, par Vincent Borrelli
Les aiguilles tournent, le mystère demeure
le 2 novembre 2015 à 16:25, par Marc JAMBON
Errata
le 2 novembre 2015 à 17:07, par Marc JAMBON
Avancée sur la question de Kakeya et l’énigme des domaines étoilés
le 3 novembre 2015 à 06:05, par Marc JAMBON
Avancée sur la question de Kakeya et l’énigme des domaines étoilés
le 3 novembre 2015 à 15:33, par Vincent Borrelli
Les aiguilles tournent, le mystère demeure
le 3 novembre 2015 à 16:12, par Marc JAMBON
La construction de Besicovich
le 6 novembre 2015 à 05:26, par Marc JAMBON