Les deux fantômes du Château de Goutelas
Piste verte Le 5 mai 2009 Voir les commentaires (1)
Spécificité de l’École Normale Supérieure (ÉNS) de Lyon, les week-ends au château de Goutelas sont des rencontres (ma)thématiques un peu particulières. La rédaction d’Images des Mathématiques a souhaité en savoir plus. Pour cela, au lieu de nous envoyer interviewer des matheux y ayant participé, la rédaction a préféré nous dépêcher auprès des fantômes du Château ! Voici le récit de cette interview extraordinaire.
Vendredi 13 Février 2009.
Après un calme trajet, nous arrivâmes devant la majestueuse bâtisse. Un vent glacial en émanait, un frisson parcourut nos corps. Sentant la peur nous gagner, nous rassemblâmes notre courage pour affronter les fameux spectres du lieu. Nous frappâmes à la porte, nous regardant mutuellement... Et sursautâmes lorsque la porte s’ouvrit dans un macabre grincement. Pétrifiés, nous vîmes alors apparaître une pâle silhouette dans l’embrasure de la porte.
« Salut. La forme ? » nous sortit alors avec enjouement le fantôme blafard. Il nous invita à le suivre, et nous installa dans les combles du château, sous des toiles d’araignées apériodiques. Un second fantôme le rejoignit, et nous invita à commencer l’interview avant que le glas de l’apocalypse ne sonne.
Images des Mathématiques :
Pourriez-vous tout d’abord nous parler un peu de vous ?
B, premier fantôme :
Nous habitons le château de Goutelas, sur les coteaux du Forez dans le département de la Loire. J’y résidais déjà avant ma mort, il y a de cela bien longtemps.
Ce château a une longue histoire, il est par exemple l’un des théâtres de L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Après sa reconstruction en 1961 il a abrité de très nombreuses rencontres culturelles.
N, second fantôme :
Quant à moi, j’étais mathématicien. Les mariages, concerts et projections cinématographiques ont permis d’égayer ma mort, mais ça manquait un peu de rigueur… Heureusement, depuis 7 ans, une troupe de mathématiciens vient prendre possession des murs le temps d’un week-end fin janvier [1].
IdM :
Et que font-ils ? Pourquoi viennent-ils jusqu’ici alors qu’ils ont des amphithéâtres à l’ENS [2] ?
B :
On raconte que, frustrés de voir les élèves géologues [3] partir à la montagne récolter des fossiles, ils trouvent ainsi un moyen de prendre l’air et de se détendre.
IdM :
Se détendre en faisant des maths ? Je sais que les chercheurs sont des passionnés, mais un séminaire, ce n’est pas non plus exactement une cure de repos !
N :
Les week-ends à Goutelas se distinguent des autres séminaires par leurs objectifs et leur déroulement. Un mathématicien de renom vient jusqu’ici pour transmettre sa passion d’un sujet particulier aux nouvelles générations, au travers de divers exposés. En passant, ça m’a redonné goût aux maths. Non sans difficultés, parce qu’entendre parler de variétés différentiables quand on en est resté aux coniques [4], ça fait un sacré choc ! Mais ça revient petit à petit, j’ai d’ailleurs récemment imaginé une nouvelle démonstration tout à fait originale du théorème spectral [5] ! Rien ne remplace le vécu.
B :
En ce qui me concerne, les maths c’est vraiment pas mon truc. Mais malgré ça il y a des exposés qui m’ont beaucoup amusé. Cette année ils ont passé une soirée entière à faire des puzzles bicolores, l’an dernier ils faisaient des dessins de patates trouées, et quelques années plus tôt ils avaient fait une grosse maquette en papier. Et même si on ne peut pas participer directement, état spectral oblige, on les a pas mal aidés.
IdM :
Et c’est tout ce qu’ils font pendant deux jours ?
B :
Non, ils mangent aussi. Et certains boivent ! Le vin de nos coteaux, sous notre nez ! Alors que nous, nous ne pouvons même pas en profiter !
A table ils discutent d’à peu près tout, un peu de maths, mais aussi d’histoire de la linguistique, de religion ou de leur dernière promenade sur les coteaux avoisinants par exemple. Et toutes générations confondues en plus, alors qu’au début du week-end les jeunes n’osent pas trop s’approcher des chercheurs (qui sont aussi leurs professeurs), qu’ils regardent comme des monstres sacrés.
N :
Oui enfin il y en a quand même certains qui écrivent encore au tableau à 2h du matin, une bière à la main… Et dans ces moments là, même quand j’essaye de les aider ils n’arrivent à rien... Comme leur a dit un de leurs professeurs une année, l’alcool et les maths ne font pas bon ménage...
IdM :
Mais apprennent-ils autant que lors d’un vrai séminaire ?
N :
L’objectif n’est pas d’apprendre une quantité phénoménale de résultats sur une grosse théorie, mais d’éveiller informellement les élèves aux problématiques du sujet du point de vue du chercheur. Et rares sont les étudiants qui, dès le niveau bac +3 ont l’opportunité d’avoir un aperçu du fonctionnement de la recherche !
IdM :
Le fonctionnement de la recherche ?
N :
L’orateur est souvent un des fondateurs de la théorie qu’il présente. Il peut mettre en valeur le fait qu’elle s’est construite pas à pas, évitant ainsi de la faire apparaître comme un produit fini aux yeux de l’auditoire. Souligner le cheminement qui a été suivi, c’est faire prendre conscience aux élèves de ce qu’est la recherche.
B :
Cette année Pierre de La Harpe leur a parlé de pavages et il a mentionné des liens avec la recherche des physiciens en cristallographie, avec l’un des 23 problèmes de Hilbert. L’année précédente ils ont discuté de la topologie des variétés avec Larry Siebenmann, l’un de ses créateurs.
IdM :
Et que retiennent-ils d’un tel week-end ?
N :
Plein de choses. Mathématiquement, surtout les énoncés chocs, porteurs de sens. Cette année, par exemple, ont été évoqués les pavages de Penrose [6], des pavages qui ne sont pas périodiques [7], faits à partir de deux « pavés » de formes différentes. Ces pavages ne sont pas réguliers. On ne peut pas les distinguer si on ne les regarde que dans une zone bornée du plan. Il y a notamment un résultat qui dit que Batman veille sur Gotham City, au sens où chaque point du plan est à distance bornée d’un Batman (voyez la figure !).
B :
Oui, enfin, ils repartent surtout en ayant passé un très bon week-end, convivial à souhait. Nombreux sont ceux qui reviennent plusieurs années de suite, et certains, aussi bien parmi les élèves que parmi les chercheurs, sont même de véritables abonnés. Qui sait, peut-être se spectraliseront-ils à Goutelas eux aussi pour nous tenir compagnie et continuer à écouter les exposés.
C’est alors que le glas de l’Apocalypse sonna. Les fantômes nous congédièrent conséquemment.
Les orateurs de Goutelas. [8]
Toutes les photos appartiennent à D. Gaboriau et A. Sicart.
Notes
[1] Site des week(s)-end au chateau de Goutelas avec des photos de toutes les années.
[2] L’ENS de Lyon (ENS tout court dans cet article) est l’une des quelques Écoles Normales Supérieures. Il s’agit de Grandes Écoles spécifiquement orientées vers la recherche et l’enseignement, recrutant des étudiants issus de classes préparatoires scientifiques ou littéraires.
Plus d’informations ici sur Wikipedia et ici sur le site officiel de l’Ecole.
[3] Les ENS sont des écoles pluridisciplinaires. Les élèves vivent sur le même campus et se fréquentent indépendamment de la discipline qu’ils étudient (Biologie, Chimie, Géologie, Informatique, Mathématiques, Physique).
[4] Conique est un terme général qui englobe les ellipses, hyperboles et paraboles. Une variété différentiable de dimension $n$ est, en gros, un objet qui ressemble localement à un bout de droite quand $n = 1$, de plan quand $n =2$... Par exemple, une ellipse est une variété de dimension 1. De même une sphère (dans l’espace) est une variété de dimension 2, car, vue de très près, une petite calotte de sphère ressemble beaucoup à un morceau de plan — au point qu’on a cru longtemps que la Terre était plate.
[5] Ce qu’on appelle parfois le théorème spectral est l’énoncé, indispensable aux mathématiciens, qui dit par exemple que le grand axe et le patit axe d’une ellipse sont perpendiculaires ; des versions de ce théorème sont utilisées depuis plus de deux siècles.
[7] Un pavage est dit périodique lorsqu’il est obtenu par répétition (en fait par translation) d’un même motif (qui ne comporte qu’un nombre fini de pièces). C’est le cas de la plupart de ceux qu’on utilise pour carreler sa salle de bains, dont les « pavés » sont les carreaux, en général rectangulaires ou hexagonaux.
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Pour citer cet article :
Sébastien Martineau, Adrien Sicart — «Les deux fantômes du Château de Goutelas» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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Commentaire sur l'article
Les deux fantômes du Château de Goutelas
le 29 juillet 2009 à 12:37, par Rémi Peyre