Les polyèdres cycliques
(Texte dédié à Etienne Ghys pour ses 60 ans et à Bernard Teissier pour ses 70 ans.)
Piste rouge Le 5 juin 2015 Voir les commentairesLire l'article en


Existe-t-il des polyèdres convexes tels que deux quelconques de leurs sommets soient joints par une arête ? Dans l’espace tridimensionnel de nos intuitions quotidiennes, il n’y a que les tétraèdres qui vérifient cette propriété. Mais la situation change en dimension quatre : il y en a avec des nombres de sommets arbitrairement grands ! Ce sont les polyèdres amicaux. Les plus simples à décrire sont les polyèdres cycliques, que nous présenterons ici. Nous découvrirons ainsi comment il est possible de penser à des objets vivant dans des espaces de dimension quatre, par analogie avec des situations apparaissant en dimensions plus basses.
Voici un triangle :

Il a trois sommets, et deux quelconques de ses sommets sont reliés par un côté.
Voici maintenant un quadrilatère :

Il y a cette fois-ci deux paires de sommets qui ne sont pas reliés par des côtés : les segments qui les relient sont les diagonales du quadrilatère. Dessinons-les :

Cette dernière figure peut être vue comme une projection plane d’un tétraèdre de l’espace tridimensionnel. De même que pour les triangles, deux sommets quelconques d’un tétraèdre sont reliés par une arête.
Passons maintenant à un pentagone. Là aussi, il existe des paires de sommets qui ne sont pas reliés par des arêtes. Il a en fait cinq côtés et autant de diagonales :

Peut-on voir cette figure comme la projection plane d’un polyèdre de l’espace ? C’est-à-dire, existe-t-il un polyèdre dont toutes les paires de sommets sont reliées par des arêtes et qui, projeté convenablement sur le plan nous fournisse un pentagone avec toutes ses diagonales ?
Précisons que l’on ne s’intéressera qu’à des polygones et des polyèdres convexes, sans parties rentrantes. Par exemple, nous éviterons des objets comme :

Une définition mathématique possible d’un ensemble convexe est :
Voyez-vous pourquoi la figure précédente n’est pas convexe, selon cette définition [1] ?
En revenant à notre pentagone enrichi avec ses diagonales, il s’avère qu’on ne peut pas le voir comme projection d’un polyèdre convexe de l’espace tridimensionnel, car on peut montrer que [2] :
Mais on peut voir le pentagone avec ses diagonales comme projection d’un polyèdre vivant dans un espace de dimension quatre : un simplexe, analogue quadridimensionnel des triangles du plan et des tétraèdres de l’espace de dimension trois.
Pour explorer les propriétés des simplexes, il est utile d’être familier avec un outil très important qui pallie à l’infirmité de nos sens lorsqu’il s’agit de penser à des objets vivant en dimension quatre : les coordonnées cartésiennes. Ceux qui ne sont pas suffisamment familiers avec cet outil pourront consulter le bloc suivant.
La notion la plus importante pour nous parmi celles présentées dans le bloc dépliant précédent est celle d’hyperplan. Il s’agit d’un objet de l’espace de dimension quatre qui est analogue aux plans de l’espace de dimension trois et aux droites du plan. Mais analogue de quel point de vue ? Tout d’abord, au niveau algébrique, il y a une analogie au niveau des équations de définition : à chaque fois il s’agit d’une seule équation dans laquelle les variables apparaissent seules (sans être multipliées entre elles) et au moins une d’entre elles apparaît effectivement [3].
Mais il y a aussi des analogies au niveau de l’interprétation géométrique.
Par exemple :
- un hyperplan partage l’espace $E^4$ en deux demi-espaces de dimension quatre, de la même manière qu’un plan partage un espace de dimension trois en deux demi-espaces et qu’une droite partage un plan en deux demi-plans ;
- chacun de ces demi-espaces de dimension quatre est convexe, de même qu’un demi-espace de dimension trois ou un demi-plan ;
- deux hyperplans distincts ou bien sont parallèles, ou bien se coupent le long d’un plan de dimension deux, de même que deux plans de l’espace de dimension trois ou bien sont parallèles, ou bien se coupent le long d’une droite, et deux droites dans le plan ou bien sont parallèles, ou bien se coupent en un point.
Ces propriétés des hyperplans et des demi-espaces qu’ils bordent sont fondamentales pour comprendre tout ce qui suit. Ce sera aussi très important d’avoir retenu le fait (expliqué dans le bloc dépliant) qu’on peut décrire algébriquement ces trois parties d’un espace de dimension quatre par l’une des conditions suivantes :
\[ \begin{array}{l}
a_1 x_1 + a_2 x_2 + a_3x_3 + a_4 x_4+ b = 0 \: \:
\mbox{ (l'hyperplan)}, \\
a_1 x_1 + a_2 x_2 + a_3x_3 + a_4 x_4+ b > 0
\: \: \mbox{ (premier demi-espace)}, \\
a_1 x_1 + a_2 x_2 + a_3x_3 + a_4 x_4+ b < 0 \: \:
\mbox{ (deuxième demi-espace)}, \\
\end{array} \]
Voici une figure qui illustre la situation analogue dans un plan muni d’un système de coordonnées cartésiennes :

Les simplexes de l’espace de dimension quatre
Venons-en aux simplexes de dimension quatre. Nous avons dit qu’il s’agit d’analogues des triangles du plan et des tétraèdres de l’espace de dimension trois. Une manière de se convaincre de leur existence est de les voir en tant que pyramides. Ainsi, en dimension plus petite :
- un triangle est une pyramide dont la pointe est n’importe lequel de ses trois sommets, et dont la base est le côté opposé ; on en obtient un chaque fois que l’on prend un segment, un point à l’extérieur de la droite contenant le segment, et qu’on le relie par des segments aux points du segment de base.
- un tétraèdre est une pyramide dont la pointe est n’importe lequel de ses quatre sommets, et dont la base est la face opposée ; on en obtient un chaque fois que l’on prend un triangle, un point à l’extérieur du plan du triangle, et qu’on le relie par des segments aux points du triangle de base.
Ces deux constructions sont illustrées dans la figure suivante :

De manière analogue, un simplexe de l’espace de dimension quatre s’obtient en considérant un hyperplan (donc un espace de dimension trois) à l’intérieur d’un espace de dimension quatre, un tétraèdre dans cet espace tridimensionnel et un point en dehors. En reliant ce point par des segments [4] aux points du tétraèdre, on obtient une pyramide quadridimensionnelle à base le tétraèdre.
On peut obtenir des exemples de ces constructions de la manière suivante :
- le segment de base est le segment qui relie les points unités $(1,0), (0, 1)$ sur les axes de coordonnées de $E^2$ et le sommet de la pyramide est l’origine ;
- le triangle de base a comme sommets les points unités $(1,0,0), (0,1,0), (0, 0, 1)$ sur les axes de coordonnées de $E^3$ et le sommet de la pyramide est l’origine ;
- le tétraèdre de base a comme sommets les points unités $(1,0,0, 0), (0,1,0, 0), (0, 0, 1, 0), (0, 0, 0, 1)$ sur les axes de coordonnées de $E^4$ et le sommet de la pyramide est l’origine.
Dans la figure suivante sont illustrés les deux premiers exemples :

Le dernier se comprend par analogie avec ces objets de basse dimension.
Par exemple, pourquoi les quatre sommets du tétraèdre se trouvent-ils dans un hyperplan ? Eh bien, parce qu’ils vérifient tous l’équation suivante qui est bien, comme expliqué dans le bloc « Les systèmes de coordonnées cartésiennes », celle d’un hyperplan :
\[ x_1 + x_2 + x_3 + x_4 - 1 =0. \]
Maintenant que nous avons présenté les simplexes, venons-en au phénomène autour duquel est construit ce texte :
La courbe des moments et les polyèdres cycliques
Le personnage-clé qui nous permettra d’exhiber de tels polyèdres est une courbe, appelée courbe des moments à cause du fait que les puissances d’une variable permettent de définir la notion de moment en probabilités [5].
Avant d’expliquer de quelle manière elle intervient, discutons une notion fondamentale pour notre propos, celle d’enveloppe convexe d’un ensemble de points :
Voici un exemple dans le plan :

À gauche est dessiné l’ensemble de départ, à droite celui-ci est redessiné, et son enveloppe convexe lui est superposée.
On obtient un polygone convexe qui contient tous les points de l’ensemble de départ, et dont les sommets font partie de cet ensemble [6]. Cela montre aussi comment obtenir très facilement pléthore de polyèdres convexes de dimension quatre : il suffit de se donner un ensemble fini de points qui ne sont pas situés dans un même hyperplan, par exemple via une liste de coordonnées cartésiennes, puis de prendre leur enveloppe convexe.
Eh bien, on va faire cela avec des points situés sur la courbe des moments. Et alors :
Ce sont ces polyèdres que l’on appelle les polyèdres cycliques [7]. Pourquoi « cycliques » ? Parce que l’on peut imaginer la courbe des moments comme un fil, et les points comme des perles sur ce fil. Alors, lorsque l’on referme le collier en faisant se rejoindre les deux extrémités du fil (on peut montrer qu’en fait ces deux extrémités se rejoignent à l’infini [8] !) on obtient des perles sur un cercle, c’est-à-dire que les sommets sont cycliquement ordonnés.
Un échauffement dans le plan
L’une des difficultés que l’on rencontre si l’on veut démontrer le théorème précédent est que l’on ne sait pas « voir » naturellement en dimension quatre. Cela nécessite
un apprentissage. Et cet apprentissage passe essentiellement par
la pratique d’un jeu d’analogies avec ce qui nous est familier en
dimensions deux et trois.
C’est en fait principalement pour expliquer
aux non-initiés cette manière qu’ont les géomètres de « voir » en grandes
dimensions que j’ai choisi le sujet des polyèdres cycliques. Ils permettent
entre autres de montrer comment on arrive à « voir » des propriétés des
espaces cartésiens qui n’apparaissent qu’à partir de la dimension quatre,
avec lesquelles nous ne sommes pas du tout habitués par les expériences
quotidiennes.
Pour nous échauffer avant de monter en dimension quatre, considérons
les polygones cycliques, qui vivent, eux, dans le plan. Ils sont définis
exactement comme leurs analogues de dimension quatre, mais à partir
de la courbe des moments bidimensionnelle, la parabole paramétrée
en coordonnées cartésiennes par :
\[ t \mapsto (t^1, t^2).\]
Dans la figure suivante sont représentés, à gauche, quelques points sur
cette parabole, et à droite leur enveloppe convexe.

Cela saute aux yeux que les points donnés sont exactement les sommets de leur enveloppe convexe. Mais démontrons-le de telle manière que l’on puisse ensuite passer par analogie en dimension quatre.
Comment prouver qu’un point donné d’un ensemble fini est un sommet de son
enveloppe convexe ? Eh bien, l’idée fondamentale sera la suivante :
Une droite vérifiant ces propriétés est illustrée dans la figure suivante :

Il est instructif de se convaincre aussi que de telles droites n’existent pas
pour les points $B$ et $C$, et qu’en effet, ces points ne sont pas des sommets de l’enveloppe convexe de l’ensemble représenté.
Revenons à notre parabole. Cela saute aux yeux que chacune de ses tangentes
la laisse d’un seul côté, et ne l’intersecte que au point de tangence. Donc, si
on se donne un ensemble fini $F$ de points de la parabole, il suffit de prendre
en chacun de ces points la tangente à la parabole, et la proposition précédente
nous montre alors que ces points sont exactement les sommets de leur enveloppe
convexe.
Mais rien ne nous « sautera aux yeux » en dimension quatre, donc nous allons donner un autre argument, plus algébrique, qui s’étendra immédiatement par analogie à cette dimension.
Traduisons d’abord la proposition précédente portant sur les points du plan à l’aide d’un système de coordonnées cartésiennes. Si les coordonnées du point $A_i$ de l’ensemble $F$ sont notées $(x_i, y_i)$ (avec $i$ variant, disons, dans l’ensemble d’indices $\{ 1, ..., n \}$), alors $A_i$ est un sommet
de l’enveloppe convexe de $F$ si et seulement si on trouve des nombres réels $a,b,c$ tels que :
\[ \left\{
\begin{array}{l}
a x_i + by_i + c =0 \\
a x_j + b y_j + c > 0 \mbox{ si } j \neq i.
\end{array} \right.\]
Nous sommes prêts à prouver :
La contrainte d’avoir au moins $3$ points provient du fait que l’on veut que cette
enveloppe convexe soit vraiment une figure de dimension deux, non pas un point ou un segment.
Par définition de la parabole des moments, il existe des nombres réels $t_1 < t_2 < \cdots < t_n$ tels que les coordonnées cartésiennes de nos points soient $(x_i, y_i) = (t_i^1, t_i^2)$.
On voudrait montrer que pour tout indice $i \in \{1, ..., n\}$, on trouve
des nombres réels $a,b,c$ tels que :
\[ \left\{
\begin{array}{l}
a t_i + b t_i^2 + c =0 \\
a t_j + b t_j^2 + c > 0 \mbox{ si } j \neq i.
\end{array} \right. \]
Eh bien, il suffit de choisir $a,b,c$ tels que :
\[ aX + b X^2 + c = (X - t_i)^2.\]
C’est un jeu d’enfant de vérifier qu’ils satisfont aux conditions précédentes [9] !
Un raisonnement semblable fait pour une variable de plus montre que l’on a l’analogue tridimensionnel suivant de la dernière proposition :
Pour que cette enveloppe convexe soit vraiment un polyèdre de dimension trois, il faut
prendre au moins $4$ points. Sinon, on obtient un simplexe de dimension plus petite : un point, un segment ou un triangle.
Nous voici prêts à raisonner par analogie en dimension quatre. La preuve qui suit a été donnée par David Gale en 1963 [10].
Une preuve du théorème sur les polyèdres cycliques
Nous avons vu comment exhiber des sommets de l’enveloppe
convexe d’un ensemble fini de points du plan. La caractérisation
analogue est vraie en dimension quatre :
Si on a $n$ points sur la courbe des moments, cela signifie que
l’on trouve à nouveau des nombres réels
$t_1 < t_2 < \cdots < t_n$ tels que les
coordonnées cartésiennes de nos points soient :
\[(x_i, y_i, z_i, w_i) = (t_i^1, t_i^2, t_i^3, t_i^4).\]
Prenons deux points quelconques parmi eux, correspondant
aux paramètres $t_i$ et $t_j$. Définissons alors les nombres réels
$a,b,c,d,e$ par :
\[ a X + b X^2 + c X^3 + d X^4 + e = (X-t_i)^2 \cdot (X-t_j)^2.\]
C’est à nouveau un jeu d’enfant de vérifier que sont bien satisfaites les
traductions suivantes des hypothèses de la dernière proposition [12] :
\[ \left\{
\begin{array}{l}
a t_i + b t_i^2 + ct_i^3 + dt_i^4 +e =0 \\
a t_j + b t_j^2 + ct_j^3 + dt_j^4 +e =0 \\
a t_k + b t_k^2 + ct_k^3 + dt_k^4 +e > 0 \mbox{ si } k \notin \{i, j \}.
\end{array} \right.\]
Un diagramme de Schlegel
La preuve précédente est impeccable logiquement parlant. Elle est aussi réjouissante
de simplicité pour quelqu’un qui a acquis une certaine familiarité avec les polynômes. Mais elle peut être frustrante pour une personne qui aime vraiment « voir » les objets.
Pour le moment j’ai expliqué comment on pouvait arriver à travailler en dimension supérieure ou égale à quatre, en y exportant des intuitions développées d’abord en géométrie du plan ou de l’espace. Mais il s’avère que l’on peut arriver à « voir » en un sens plus concret des polyèdres convexes de l’espace quadridimensionnel, via leurs diagrammes de Schlegel.
Ce procédé de visualisation est disponible déjà pour représenter dans le plan des polyèdres convexes de l’espace de dimension trois. Voici par exemple des diagrammes de Schlegel d’un tétraèdre et d’un cube :

L’idée est d’imaginer qu’un polyèdre est transparent, avec seulement ses arêtes visibles, et de le regarder à travers l’une de ses faces, en étant assez près de celle-ci pour que toutes les autres faces se voient à travers elle. Le polyèdre apparait alors comme une décomposition de cette face par des polygones convexes plus petits.
Le procédé analogue effectué pour un polyèdre convexe de dimension quatre fournit une décomposition de l’une de ses faces - un polyèdre convexe de dimension trois - en polyèdres convexes plus petits. Il s’agit alors de représenter cette décomposition dans un dessin plan : une double descente dimensionnelle en somme.
Comment obtenir des diagrammes de Schlegel pour les polyèdres cycliques ? Je l’expliquerai pour le plus simple qui n’est pas un simplexe, celui à 6 sommets. Il s’agit donc de l’enveloppe convexe de $6$ points choisis sur la courbe des moments. Les voici, dessinés symboliquement comme les perles d’un collier :

Le point $\infty$ est celui qui sert à refermer le fil du collier, il représente le point à l’infini de la courbe des moments.
On a vu que tous les couples de sommets déterminent une arête. Mais quels sont les quadruplets de sommets qui déterminent une face de dimension trois - appelée une facette - du polyèdre ? David Gale prouva la proposition suivante [13] :
C’est-à-dire que l’on a soit quatre sommets consécutifs, soit deux paquets de deux sommets consécutifs, séparés par d’autres sommets des deux côtés des paquets.
La preuve suit le même principe de passage par les polynômes que celle présentée plus haut. Nous expliquerons plus bas, dans le dernier bloc dépliant, la preuve du résultat analogue en dimension quelconque.
Dans notre cas où $n=6$, on déduit en travaillant avec la figure précédente que les facettes ont comme sommets :
\[[M_1 M_2 M_3 M_4], [M_2 M_3 M_4 M_5], [M_3 M_4 M_5 M_6],
[M_1 M_4 M_5 M_6], [M_1 M_2 M_3 M_6], [M_1 M_2 M_5 M_6], \\
[M_1 M_2 M_4 M_5], [M_2 M_3 M_5 M_6], [M_1 M_3 M_4 M_6] .\]
Un diagramme de Schlegel pour ce polyèdre cyclique correspond donc à une décomposition d’un tétraèdre en $8$ autres tétraèdres, de telle manière qu’on n’ait rajouté que deux points à l’intérieur du tétraèdre initial.
Voici un tel diagramme, obtenu en choisissant $[M_2 M_3 M_4 M_5]$ comme facette à travers laquelle regarder :

Autour de la figure centrale, qui illustre le fait que tous les couples de sommets sont bien reliés par des arêtes, sont représentées les divers sous-tétraèdres de la décomposition de $[M_2 M_3 M_4 M_5]$. Devinez-vous quelle règle j’ai choisie pour les couleurs et pour la disposition circulaire ? [14]
Il faut placer convenablement les points $M_1$ et $M_6$ à l’intérieur du tétraèdre $M_2 M_3 M_4 M_5$ pour que les $8$ petits tétraèdres ne se chevauchent pas. J’ai indiqué dans mon dessin une telle disposition convenable par la manière dont les arêtes passent les unes devant les autres suivant un certain point de vue. Il peut être utile pour comprendre comment s’assemblent ces tétraèdres, de refaire la figure centrale en coloriant les triangles qui joignent l’arête $M_1 M_6$ aux sommets $M_2, M_3, M_4, M_5$ du grand tétraèdre.
Les personnes qui désirent vraiment assembler à la main ces petits tétraèdres pourront en faire des impressions 3D, en s’inspirant de ce qu’Arnaud Chéritat a fait pour l’un des polyèdres réguliers de dimension quatre, le 120 [15].
Les polyèdres amicaux
Existe-t-il en dimension quatre d’autres types de polyèdres convexes que les cycliques, vérifiant le fait que tous leurs couples de sommets sont joints par des
arêtes ? Eh bien oui, et ceux qui vérifient cette propriété portent le joli nom de polyèdres amicaux [16].
Précisons d’abord ce que l’on entend par type d’un polyèdre. Il s’agit d’une généralisation du fait que tous les triangles sont du même type, ainsi que tous les polygones convexes à $n$ sommets :
Les polyèdres amicaux peuvent être caractérisés par la propriété suivante :
En fait, tout ce que l’on a fait en dimension quatre s’étend en dlmension
plus grande. Les polyèdres cycliques se définissent de manière analogue
à l’aide des courbes de moment en dimension $d$ et les polyèdres amicaux se définissent ainsi (le symbole $[d/2]$ désignant la partie entière de $d/2$) :
Expliquons ce que signifie le terme de face dans la définition précédente. Dans le plan, les faces d’un polygone convexe sont ses sommets (les faces de dimension $0$) et ses arêtes (les faces de dimension $1$). En dimension trois, les faces d’un polyèdre convexe sont ses sommets, ses arêtes et ce que l’on appelle d’habitude ses faces (les faces au sens élargi, qui sont en outre de dimension $2$). En dimension quatre, on a le même type de faces, ainsi que des faces de dimension $3$. Ces dernières sont des polyèdres convexes de dimension $3$ obtenus comme intersections du polyèdre initial de dimension quatre par un hyperplan qui laisse le polyèdre d’un seul côté. En fait, comme la notion d’hyperplan s’étend en dimension quelconque, ceci fournit une définition des faces valable en toute dimension :
La borne $[d/2]$ de la définition précédente s’explique par le fait que si on avait la même propriété pour un certain $k > [d/2]$, alors le polyèdre serait nécessairement un simplexe [18] ! C’est pour cela que l’analogue en dimension quelconque de la notion de polyèdre amical de dimension quatre ne se définit pas en demandant seulement que deux sommets quelconques soient joints par une arête.
En fait, on peut montrer que toutes les faces des polyèdres amicaux de dimension paire sont des simplexes. Ce qui est intéressant est que cela n’est pas vrai en dimension impaire. En effet, une pyramide ayant comme base un polyèdre amical est à nouveau un polyèdre amical (pensez-y un peu, c’est une conséquence simple de la définition). Il suffit alors de prendre un polyèdre amical $B$ en dimension paire $2p$ qui soit différent d’un simplexe. L’une des faces de cette pyramide est sa base $B$, qui n’est pas un simplexe.
Comment décrire les types des polyèdres cycliques ?
En général, décrire le type d’un polyèdre convexe peut se faire en donnant une liste de sommets, puis en disant quels sous-ensembles de cette liste constituent les sommets d’une facette. En effet, on obtient ensuite automatiquement les ensembles de sommets qui correspondent à toutes les faces de dimension plus basse en prenant toutes les intersections possibles d’ensembles de sommets qui correspondent aux facettes.
Gale démontra la caractérisation suivante des sous-ensembles de sommets des facettes pour les polyèdres cycliques de dimension quelconque :
C’est facile de se convaincre qu’en dimension quatre (et plus généralement, en toute dimension paire), cet énoncé est équivalent à celui donné dans la section précédente.
Comme conséquence du théorème, tous les polyèdres cycliques de dimension $d$ et nombre de sommets $n$ fixés sont amicaux et du même type.
Il existe une réciproque lorsque le nombre de sommets dépasse de peu la dimension : si $n \leq d + 3$, alors tous les polyèdres amicaux de dimension $d$ à $n$ sommets ont nécessairement le type d’un polyèdre cyclique. [19]
Mais cela change dès que $n$ dépasse $d +3$. Par exemple, il existe exactement $2$ types de polyèdres convexes à $8$ sommets dans l’espace de dimension quatre qui soient différents des polyèdres cycliques [20]. Avec $9$ sommets il y a $22$ tels types et avec $10$ il y en a $430$. En fait [21], en toute dimension paire $d$, le nombre de types de polyèdres amicaux à $n$ sommets (incluant les polyèdres cycliques) est au moins égal à :
\[\frac{1}{2}(1 \cdot 2 \cdot 3 \cdot \cdots
\cdot M(n,d) ) , \: \: où \: \:
M(n,d) := \left(\frac{d}{2} -1\right) \left[\frac{n-2}{d+1} \: \right] .\]
La croissance rapide de cette suite de nombres avec $n$ explique partiellement que l’on ne sache toujours pas décrire tous les types de polyèdres amicaux.
Mais pourquoi les polyèdres amicaux sont-ils importants ? Par exemple à cause de la caractérisation suivante obtenue en 1970 par Peter McMullen démontra [22], dont celle énoncée plus haut en dimension quatre n’est qu’un cas particulier :
J’espère que mes explications vous auront donné l’envie d’entrer dans le
cercle d’amis des polyèdres amicaux, et même dans celui plus restreint des polyèdres
cycliques !
Pour aller plus loin
On trouvera bien plus d’informations sur les polyèdres cycliques ou, plus généralement, sur les polyèdres convexes de dimension quelconque, dans les références suivantes :
- A. Barvinok : A course in convexity. AMS, 2002.
- A. Brøndsted : An introduction to convex polytopes. Springer, 1983.
- G. Ewald : Combinatorial convexity and algebraic geometry. Springer, 1996.
- B. Grünbaum : Convex polytopes. Deuxième Édition, préparée par V. Kaibel, V. Klee, G.M. Ziegler. Springer, 2003.
- J. A. De Loera, J. Rambau, F. Santos : Triangulations. Springer, 2010.
- G. M. Ziegler : Lectures on polytopes. Springer, 2007.
Je remercie Marie Lhuissier et Olga Romaskevich pour l’invitation à parler au Séminaire de la détente mathématique de la MMI de Lyon. C’est à cette occasion que j’ai eu l’idée de parler des polyèdres cycliques. J’ai construit cet article à partir des notes que j’avais écrites pour préparer mon exposé du 14.01.2015 à ce séminaire. J’ai été aussi inspiré par ce carnet de route, notes vivantes prises par Marie Lhuissier pendant mon exposé. Un grand merci à Vincent Beck, Serge Cantat, Clément Caubel, Aziz El Kacimi, Antonin Guilloux, Marie Lhuissier et Rémi Molinier pour leurs remarques judicieuses qui m’ont permis d’éclaircir mon propos.
Notes
[1] Il suffit de prendre un point situé en haut de la tour de gauche et un autre situé en haut de celle de droite : le segment qui les relie sort du polyèdre.
[2] Dans le plan on peut démontrer ce fait en partant d’un triangle, puis en regardant ce qui se passe si on rajoute un point dans l’une des $7$ régions en lesquelles le plan se retrouve partagé par les droites qui contiennent les côtés du triangle. Un raisonnement analogue est possible dans l’espace tridimensionnel.
[3] On dit alors qu’il s’agit d’équations polynomiales de degré $1$.
[4] On peut voir dans le bloc sur les coordonnées cartésiennes que cela a un sens aussi en dimension quatre.
[5] Il s’agit aussi d’une présentation dans une carte affine de la courbe rationnelle normale de degré $n$. Une généralisation récente de cette courbe est essentielle dans l’approche de la théorie de l’élimination présentée dans le livre Discriminants, resultants and multidimensional determinants de Israel Gelfand, Mikhail Kapranov et Andrey Zelevinsky paru chez Birkhaüser en 1994. On y fixe un ensemble fini de monômes $t^{m_1}, ..., t^{m_p}$ en un nombre fini de variables $t_1, ..., t_d$ (la notation $t^{m_k}$ étant une abréviation du monôme $t_1^{m_{k,1}} \cdots t_1^{m_{k,d}}$) et on considère la paramétrisation $t \mapsto (t^{m_1}, ..., t^{m_p})$.
[6] D’ailleurs, cette propriété caractérise en toutes dimensions l’enveloppe convexe d’un ensemble fini.
[7] Pour des renseignements sur les personnes qui redécouvrirent à divers moments les polyèdres cycliques au long du XX-ème siècle, on pourra consulter la Section 7.4 du livre de Grünbaum cité dans la bibliographie.
[8] On pourra lire à ce sujet cet article de Christine Huyghe et celui-ci d’Erwann Brugallé et Julien Marché, qui expliquent comment un plan euclidien peut se compléter par une droite à l’infini. De même, un espace euclidien tridimensionnel peut se compléter par un plan à l’infini et un autre de dimension quatre peut se compléter par un hyperplan à l’infini de dimension trois. On montre alors que si on tend vers l’infini le long de la courbe des moments dans l’un quelconque des deux sens, alors on s’approche du même point sur l’hyperplan à l’infini.
[9] En fait, et on laisse la vérification de cela au lecteur intéressé, si $a,b, c$ sont définies par l’équation $ aX + b X^2 + c = (X - t_i)^2$, alors la droite d’équation $a x_1 + b x_2 + c =0$ est la tangente à la parabole au point de coordonnées $(t_i, t_i^2)$. On retrouve donc le personnage-clé du raisonnement géométrique décrit précédemment.
[10] Dans Neighborly and cyclic polytopes. Actes du congrès Convexity, Seattle, 1961, éditeur V. Klee, Symposia in Pure Mathematics 7, American Mathematical Society, 1963, 225-233. Le lecteur curieux de découvrir une autre contribution de David Gale pourra lire cet article de Jérôme Buzzi.
[11] Plus généralement, si un hyperplan contient un sous-ensemble $G$ de $F$ et laisse tous les autres points de $F$ d’un même côté, alors l’enveloppe convexe de $G$ est une face de l’enveloppe convexe de $F$.
[12] Les deux premières égalités proviennent du fait que le produit $(X-t_i)^2 \cdot (X-t_j)^2$ s’annule en $t_i$ et $t_j$. La dernière inégalité provient du fait que ce produit est strictement positif pour toute autre valeur réelle de $X$.
[13] Dans l’article cité précédemment.
[14] J’ai colorié en rouge les arêtes qui relient $M_1$ aux sommets du grand tétraèdre, en bleu celles qui relient $M_6$ à ces mêmes sommets et en violet l’arête qui relie $M_1$ et $M_6$. Les deux petits tétraèdres situés sur la verticale passant par le centre du dessin sont ceux dont toutes les arêtes situées à l’intérieur du grand sont rouges. De même, sur l’horizontale on a les deux petits tétraèdres dont les arêtes internes sont bleues. Ensuite, en diagonale, entre un tétraèdre dont les arêtes internes sont rouges et un autre dont les arêtes internes sont bleues, j’ai placé l’unique tétraèdre qui partage une face avec chacun des deux.
[15] Attention, la décomposition imprimée en 3D par Chéritat n’est pas un diagramme de Schlegel, car, comme il l’explique dans sa note 1, « chaque polyèdre de l’ombre est le projeté de deux cellules, et les 30 restants sont plats (car perpendiculaires à l’espace 3D vers lequel on a projeté). C’est l’analogue de ce qui se passe quand vous projetez (orthogonalement) un cube sur un plan parallèle à l’une de ses faces. »
[16] Ils sont appelés neighborly polytopes en Anglais.
[17] Il s’agit bien sûr d’avoir une correspondance bijective.
[18] Pour cette propriété, ainsi que pour les quelques autres informations concernant les polyèdres amicaux que nous énonçons ici sans preuves, on pourra consulter le Chapitre 7 du livre de Grünbaum cité à la fin de l’article.
[19] Ce fait a été démontré par Gale dans le même article.
[20] Un exemple est décrit dans la Section 7.2 du livre de Grünbaum. La manière de voir qu’il n’est pas cyclique est d’exhiber une arête qui est contenue dans exactement $5$ facettes. Une telle arête n’existe pas dans le polyèdre cylique quadridimensionnel à $8$ sommets.
[21] Cela est un résultat de Ido Shemer, mentionné dans la section 7.5 du livre de Grünbaum. Il a été publié dans l’article Neighborly polytopes. Israel J. Math. 43 No. 4 (1982), 291-314.
[22] Dans The maximum number of faces of a convex polytope. Mathematika 17 (1970), 179-184.
[23] Il existe aussi une caractérisation des polyèdres cycliques, mais celle-ci est plus compliquée : un polyèdre est cyclique si et seulement si son matroïde orienté est alterné. Pour des détails sur ce fait, on pourra consulter le livre Oriented Matroids de Anders Björner, Michel Las Vergnas, Bernd Sturmfels, Neil White et Günter Ziegler, Encyclopedia of Mathematics and Its Applications 46 (2nd ed.). Cambridge University Press, 1999. Merci à Raman Sanyal pour cette information !
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Pour citer cet article :
Patrick Popescu-Pampu — «Les polyèdres cycliques» — Images des Mathématiques, CNRS, 2015
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