Longueurs, surfaces et volumes

ou, comment ajouter des pommes et des poires

Piste rouge Le 10 septembre 2009  - Ecrit par  Étienne Ghys Voir les commentaires (22)
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Une lectrice de l’article précédent m’informe qu’elle n’aime pas qu’on lui interdise quoi que ce soit, et qu’elle ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas ajouter deux pommes et trois poires pour faire cinq fruits. Elle n’a pas tort.

APRÈS tout, si j’ajoute des poireaux, des navets, des carottes à quelques morceaux de viande et que je laisse mijoter, j’obtiens un excellent pot-au-feu. Par contre, même si je suis prêt à diviser une longueur par un temps pour obtenir une vitesse, je vois mal ce que serait le résultat de la multiplication d’un poireau et d’une carotte. Tout est affaire de contexte, bien sûr.

Transgressons les tabous imposés par l’école primaire !

Pourquoi pas ? Ne vous a-t-on pas appris à l’école primaire que la soustraction $3-7$ est « impossible » puisque $7$ est plus grand que $3$ puis, quelques années plus tard, que le résultat de cette soustraction est le nombre négatif $-4$ ? Ne vous a-t-on pas appris au collège que les nombres négatifs n’ont pas de racine carrée alors que plus tard, au lycée, en classe scientifique, vous avez peut-être appris qu’en fait ces racines carrées sont des nombres « complexes » ? Les mathématiciens ont des pouvoirs étranges : ils peuvent créer des objets qui semblaient impossible. Alors, essayons d’ajouter des poires et des pommes, juste pour voir comment les mathématiciens peuvent « créer » de nouvelles chimères.

Si une pomme plus une poire font deux fruits, qu’est-ce que la somme d’une longueur de $1\,m$ et d’une superficie de $2 \, m^2$ ? Eh bien, disons que c’est :

\[ 1 {\bf m} + 2 {\bf m}^2 \]
tout simplement. Et si j’ajoute $3{\bf m}^3$ et que je retire $6$, le résultat est :

\[ {-} 6 + 1 {\bf m} + 2 {\bf m}^2 +3 {\bf m}^3. \]

Nous venons d’« inventer » les polynômes de la variable ${\bf m}$. Deux tels polynômes peuvent toujours être ajoutés, comme par exemple :

\[ (2+1 {\bf m} + 2 {\bf m}^2 +3 {\bf m}^3) + (3+1 {\bf m}^2+4{\bf m}^3)= 5 + 1 {\bf m} +3{\bf m}^2+7{\bf m}^3. \]

Mais on peut aussi les multiplier :
\[ (1+1{\bf m})(1-1{\bf m})=(1-1{\bf m})+ 1 {\bf m}(1- 1 {\bf m})= 1-1{\bf m}+ 1 {\bf m}- 1 {\bf m}^2= 1-{\bf m}^2. \]

Ceci n’est pas encore satisfaisant car nous avons oublié les kilogrammes et les secondes. Qu’à cela ne tienne : considérons des expressions comme :

\[ 1 + 3 {\bf m} -5 {\bf kg} + 6{\bf s}- 2{\bf m}^2.{\bf s}- 7{\bf m}.{\bf kg}.{\bf s} \]

Ce sont les polynômes en les trois variables ${\bf m},{\bf kg},{\bf s}$. On peut les ajouter et les multiplier en toutes circonstances.

Ce n’est pas encore satisfaisant ? Nous n’avons pas mis les exposants négatifs, comme les vitesses $m.s^{-1}$ par exemple [1]. Ajoutons-les et considérons des « êtres mathématiques » comme :

\[ 1 + 3 {\bf m} -5 {\bf kg}^{-1} + 6{\bf s}- 2{\bf m}^2.{\bf s}^{-2}- 7{\bf m}.{\bf kg}.{\bf s}. \]

On construit ainsi ce que les mathématiciens appellent les « polynômes de Laurent », du nom de Pierre Alphonse Laurent, un mathématicien-militaire-ingénieur du dix-neuvième siècle.

Avons-nous terminé ? Pas encore, car nous devons aussi nous autoriser à faire des divisions comme par exemple :

\[ \frac{1 + 3 {\bf m} -5 {\bf kg}^{-1} + 6{\bf s}- 2{\bf m}^2.{\bf s}^{-2}- 7{\bf m}.{\bf kg}.{\bf s}}{3 {\bf m} -5 {\bf kg}.{\bf s}^{-1}+6{\bf m}^2} \]

Nous sommes dans le domaine des fractions rationnelles que nous pouvons encore ajouter, soustraire, multiplier et diviser en toutes circonstances (en évitant bien sûr, comme toujours, de diviser par zéro, un autre tabou de l’école, que nous ne transgresserons pas ici...). On dit qu’elles constituent le corps des fractions rationnelles en trois variables et on le note ${\bf R}({\bf m},{\bf kg},{\bf s})$.

Mais à quoi ces élucubrations pourraient-elles servir ? Y a-t-il vraiment une utilité à ajouter des mètres et des mètres carrés ?

Voici un exemple.

Regardez un carré d’un mètre de côté. Il a quatre sommets (des points sans dimensions), quatre arêtes d’un mètre de long, et il fait un mètre carré. Si je fais la somme de tout cela, je trouve :

\[ 4+4{\bf m}+1{\bf m}^2. \]

Comme je me souviens (à peu près) des « identités remarquables » que j’ai apprises au collège, je constate avec étonnement qu’il s’agit d’un carré parfait :

\[ (2+1 {\bf m})^2. \]

Qu’est-ce que ce $2+1 {\bf m}$ ? Eh bien, si je regarde maintenant un segment d’un mètre de long, il possède deux extrémités et il fait un mètre de long et quand je somme ça, je trouve $2+1{\bf m}$. Est-ce si surprenant ? J’ai simplement écrit de manière algébrique qu’un carré est le produit de ses deux côtés.

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Essayons avec un rectangle de côtés $l$ et $L$ mètres. Les côtés ont chacun deux sommets et une longueur si bien qu’on leur associe $(2+l {\bf m})$ et $(2+L{\bf m})$. Le produit est

\[ (2+l \,{\bf m})(2+L\, {\bf m}) = 4 + 2(l+L)\, {\bf m} + lL\, {\bf m}^2. \]

Effectivement, le rectangle a bien quatre sommets, un périmètre de $2(l+L)$ mètres et une superficie de $lL$ mètres carrés.

Un autre exemple : le cube de côté $1$ mètre a $8$ sommets, $12$ arêtes de $1$ mètre , $6$ faces de $1$ mètre carré et un volume de $1$ mètre cube. Au total, cela fait :

\[ 8+12\, {\bf m} + 6\, {\bf m}^2 + 1\, {\bf m}^3. \]

Baptisons Volume gradué ce polynôme associé au cube. Pourquoi gradué ? Parce qu’on peut considérer qu’il contient toute l’information « volumique » du cube sur l’échelle des dimensions, les sommets, les arêtes, les faces et le volume. Il contient ces fruits défendus, somme de mètres, de mètres carrés et de mètres cubes...

Là encore, un brin de calcul algébrique montre que ce polynôme est :

\[(2+1\, {\bf m})^3.\]

Et ce fait algébrique illustre le fait géométrique qu’un cube est le produit de trois intervalles.

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Ainsi donc, à chaque polyèdre, on peut associer un « volume gradué » qui est la somme des mesures de toutes ses faces, en ajoutant tout, quelles que soient les dimensions : sommets, arêtes etc. C’est un polynôme en la variable ${\bf m}$. Et ce que nous venons de voir sur deux exemples, c’est que le volume gradué d’un produit se calcule simplement en multipliant les volumes gradués des facteurs.

Encore un exemple avec un prisme droit de hauteur $H$ mètres, à base polygonale (un hexagone d’aire $A$ mètres carrés et de périmètre $P$ mètres par exemple).

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La formule est :

\[(2+ H \, {\bf m}) (6 + P \, {\bf m} + A \, {\bf m}^2) = 12 + (6H+2 P)\, {\bf m} + (HP+ 2A)\, {\bf m}^2+ HA \, {\bf m}^3.\]

Qu’y apprend-on ? Par exemple que la « surface » du cylindre est $H P + 2A$ mètres carrés, somme de la surface latérale $HP$ et des deux bases $2A$. Cela aussi mon instituteur me l’avait appris...

On le voit, nous avons fait de l’algèbre avec de la géométrie et de la géométrie avec de l’algèbre : un mélange que les mathématiciens adorent. Pour l’instant, cela ne mène pas à grand-chose mais j’essaierai de vous parler de choses plus subtiles sur l’algèbre de polyèdres dans un autre article...

Article édité par François Sauvageot

Notes

[1Rappelons qu’un exposant négatif est associé à une division : multiplier par $s^{-1}$ revient à diviser par $s$ si bien que $m.s^{-1}$ désigne la même chose que $m/s$ : des mètres par seconde.

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Pour citer cet article :

Étienne Ghys — «Longueurs, surfaces et volumes» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009

Commentaire sur l'article

  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 13 septembre 2009 à 17:45, par Michelle Schatzman

    Cher Etienne,

    je m’élève hautement contre la notion que le pot-au-feu soit fait seulement par addition de viande, de carottes, poireaux et navets. Il faut aussi de l’eau, du sel, un bouquet garni, un os à moëlle, ce que je te permets d’oublier, parce que ce sont des aliments ou presque. Mais que fais-tu de la casserole, de la source de chaleur et du travail du cuisinier ou de la cuisinière ? Ce sont des objets de nature tout à fait différente ! Peux-tu imaginer une algèbre ajoutant du temps de de travail en cuisine et de l’énergie fournie sous forme de gaz ou d’électricité, de charbon ou de bois ?

    Les mathématiciens ont bien sûr le droit et le devoir de fabriquer des objets surprenants, s’ils ont le pouvoir d’éclairer notre compréhension. Quand on fabrique des volumes mixtes, on a l’algèbre de Grassmann derrière la tête, et c’est pour ça que ça marche. On peut aussi parler de quantités duales, au sens de la mécanique quantique : vitesse/position, énergie/temps, et ainsi de suite.

    Je te paye à boire (du bouillon de pot-au-feu confectionné par mes soins), si tu arrives à mettre en dualité le temps que j’y passerai et l’énergie de sa cuisson, ou si tu arrives à les additionner, et que tout cela ait du sens.

     :-)

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 13 septembre 2009 à 19:12, par Guy Marion

    Un peu d’objectivité :
    Passer des pommes et poires aux volumes gradués des polyèdres est déjà une belle performance !

    Que madame Schatzman retourne à son pot au feu quantique !

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 15 septembre 2009 à 10:06, par struffi

    J’ai beaucoup aimé cet article.Il faut que je rumine pour comprendre pourquoi çà marche si bien.Bravo !
    Jacqueline Struffi

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    • Longueurs, surfaces et volumes

      le 15 septembre 2009 à 18:03, par Vincent Hugerot

      Effectivement, cet article interpelle !

      Une piste possible :

      • le carré est formé par les deux quaternions 2 + i et 2 + j (ayant chacun une direction dans le plan) ; leur produit donne 4 + 2i + 2j + ij (4 sommets, 2 côtés « en i », 2 côtés « en j » et une aire « en ij ») ; mais si on applique ij = k, ça se gâte...
      • le cube est formé par les trois quaternions 2 + i, 2 + j et 2 + k (ayant chacun une direction dans l’espace) ; je vous laisse interpréter leur produit, avec un volume « en ijk » ; mais là aussi, si on applique ij = k, jk = i et ki = j, ça se gâte...

      Alors, fausse piste ?

      Par ailleurs, le produit des deux quaternions a + V et a’ + V’ (a, a’ scalaires et V, V’ vecteurs de R³) donne un produit scalaire (pouvant donner une aire) + une produit vectoriel (pouvant donner un volume). Curieux, non ?

      Enfin, il serait intéressant d’avoir l’avis de l’auteur sur les polyèdres duaux (par exemple l’octaèdre pour le cube).

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  • Longueurs, surfaces, volumes et pot-au-feu

    le 15 septembre 2009 à 14:00, par pi.leleu

    Moi aussi, j’ai beaucoup aimé cet article, ainsi d’ailleurs que le commentaire humoristique de Madame Schatzmann.

    Salutations, et toutes mes félicitations !

    pi.leleu

    ps. Je ne vois pas bien ce qui justifie le ton de la remarque

    Que madame Schatzman retourne à son pot au feu quantique !

    dont le goût est plus douteux que celui du pot-au-feu en question.

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    • Longueurs, surfaces, volumes et pot-au-feu

      le 16 septembre 2009 à 11:49, par Michelle Schatzman

      Merci beaucoup ! Je vous invite à goûter mon pot-au-feu, éventuellement quantique, avec Etienne Ghys et Guy Marion. Je demanderai seulement à Guy Marion de nous faire une démonstration in vivo et sous vidéo de son répertoire d’injures sexistes.

      C’est vrai, quoi, ça faisait vraiment longtemps qu’on ne m’avait pas invitée à retourner à mes casseroles quand je discute de science, et je trouve ça anthropologiquement passionnant. Or de nos jours, on a besoin de documents anthropologiques, sinon, il y a des gens qui pourraient croire que l’injure sexiste gratuite, stupide et odieuse, c’est un fantasme de vieilles personnes du sexe féminin non mariées et manquant de satisfactions sexuelles (ai-je été suffisamment politiquement correcte ?). Donc Guy Marion, c’est OK pour la vidéo ? Je ne censure rien, c’est promis.

      En attendant la vidéo, votre brillante intervention écrite, M. Guy Marion, est, déjà un magnifique document anthropologique. Il ne faut donc, sous aucun prétexte, retirer une pareille perle du site, de façon à pouvoir y référer chaque fois que nécessaire. De tels témoignages sont devenus rares de nos jours, et il faut absolument en préserver quelques uns pour que l’histoire des attitudes sexistes puisse être faite correctement.

       :-)

      Plus sérieusement, le problème que je soulevais, et que je re-soulève en utilisant cette fois-ci le mode « sérieux pontifical », est que notre cher Etienne a fort bien amené de jolies multiplications apparemment « interdites », mais qui ont du sens, et qui permettent de parler de façon très concise de volumes en plusieurs dimensions.

      Ce que je conteste, et Etienne, s’il me lit, aura parfaitement compris, c’est que le procédé soit toujours productif. On peut bien sûr, écrire tout un tas de sommes qui ont l’air d’insulter gravement les principes de nos bons maîtres, ce que les mathématiciens appellent des sommes ou des séries formelles ; je conseille vivement le livre « Mathématiques Concrètes » de Graham, Knuth et Patashnik, qui donne d’autres exemples de sommes formelles, écrites dans des buts combinatoires, au lieu que ce soit dans des buts géométriques.

      Mais il ne suffit pas d’écrire des choses apparemment interdites ou absurdes pour arriver à produire du sens. Donc, je produisais une autre classe de « mélange » d’unités différentes en utilisant le cadre quantique. Si on se limite au raisonnement dimensionnel, les quantités qui font l’objet d’un pricipe d’indétermination sont en dualité parce que leur produit est ce que les physiciens appellent une action.

      Et j’étais parfaitement sérieuse en évoquant la dualité temps-énergie, qui ressemble à la dualité position/impulsion mais qui est établie de manière fort différente. Bien sûr, j’ai mis ça dans du pot-au-feu, pour filer la métaphore qu’Étienne avait lancée.

      Cet exemple parle de produits, mais ces produits ne sont pas de même nature que les produits formels de volumes mélangeant plusieurs dimension présentés par Etienne.

      Il y a donc quelque chose de caché derrière la magie déployée par Etienne pour nous introduire aux sommes de polyèdres. Et comme Etienne est un bon, que dis-je, un exceptionnel prestidigitateur, il détourne notre attention avec des fractions rationnelles en mètres, kilogrammes et secondes. Y a-t-il des applications réelles utilisant de tels objets ? Pas à ma connaissance, mais je serai heureuse d’être détrompée. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en aura pas dans le futur.

      Quand on fabrique des sommes formelles, on doit tâtonner parce qu’on ne sait pas d’avance ce qui va marcher, mais on finit par se douter un tant soit peu de ce qui va donner lieu à des interprétations fécondes et ce qui ne va pas en donner.

      Je compte donc sur mon magicien des maths préféré, à savoir Etienne Ghys, pour expliquer à tout le monde son point de vue sur les sommes formelles fécondes et celles qui ne le sont pas.

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 16 septembre 2009 à 11:41, par Guy Marion

    A pi.leleu :

    Ma remarque concernant le commentaire de madame Schatzman ne se voulait pas désobligeante .

    Désolé si elle a été perçue comme telle.

    Je rectifie donc : J’ai beaucoup apprécié l’article et le commentaire .

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    • Longueurs, surfaces et volumes

      le 16 septembre 2009 à 11:53, par Michelle Schatzman

      Trop tard... je vous ai mis dans le pot-au-feu !

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 16 septembre 2009 à 16:55, par Étienne Ghys

    Merci à Michelle d’avoir lancé la vraie question, celle du « sens » des objets mathématiques, et de leur lien avec le réel. Nous n’allons pas régler la question dans ces commentaires : elle préoccupe les mathématiciens depuis des siècles et le débat est bien loin d’être achevé !

    Je l’avoue bien volontiers : diviser 1 mètre + 1 kilo par 3 secondes - 1 kilo est un objet qui n’a pas de « sens concret » et qui n’en aura probablement jamais. Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa : je n’aurais pas dû me lancer dans le passage aux fractions rationnelles. Par contre, je pense que le « volume gradué » est certainement beaucoup plus « naturel ». La vérité, Michelle l’aura compris, est que je me préparais pour un futur article traitant de l’« algèbre des polytopes », dans lequel j’ai bien envie d’essayer d’expliquer ce que sont les invariants de Dehn. Bien sûr, cela va me forcer à parler de produits tensoriels vraiment contre nature, comme multiplier une longueur (un nombre réel) et un angle (un nombre défini à 2 pi près). Je n’ai pas commencé à écrire cet article pour beaucoup de raisons dont la principale est que je ne sais pas comment m’y prendre pour expliquer cela en termes simples !

    Cela dit, les exemples d’objets qui paraissaient n’avoir aucun sens lorsque quelques mathématiciens ont osé les « créer » et qui sont devenus par la suite des objets naturels abondent dans l’histoire des maths. Les nombres complexes sont bien sûr l’exemple le plus simple. Mais on peut en trouver bien d’autres peut-être plus difficiles à expliquer. Je pense à l’algèbre multilinéaire, qui est un peu l’exemple que je décris : multiplier des vecteurs etc... Michelle ne me contredira pas si je dis que l’algèbre commutative abstraite, restée longtemps dans des bouquins abominablement « purs », montre son nez en « maths applis » depuis quelques temps. On pourrait parler aussi des spineurs par exemple, importants en physique théorique : oser prendre la racine carrée d’un laplacien ! Et si on parlait des fibrés virtuels et de la K-théorie ? Ont-ils un « sens » ? Mais je vois que je m’éloigne du niveau élémentaire auquel je voulais me placer dans cet article. Mon objectif était modeste : montrer qu’on peut transgresser des tabous, et que parfois c’est utile. Parfois, c’est utile immédiatement, parfois dix ans plus tard, parfois jamais. Chaque mathématicien place ensuite le curseur comme il en a envie pour définir ce qu’il appelle du « sens ». Mais oui Michelle, construire des objets aveuglément n’est certainement pas une bonne chose.

    C’est l’une des grandes forces des mathématiques : la capacité de construire des objets. Il me semblait que ça valait la peine de l’expliquer aux non-mathématiciens qui l’ignorent bien souvent.
    Mais Michelle a raison : le procédé n’est pas toujours productif : diviser 1 mètre + 1 kilo par 3 secondes - 1 kilo, c’était peut-être aller un peu trop loin ;-) J’aurais dû dire effectivement que l’abstraction gratuite n’est pas toujours féconde et même qu’elle ne l’est que rarement...

    Merci à tous,

    Etienne

    PS : Je suis aussi d’accord avec Michelle lorsqu’elle recommande le livre de Graham, Knuth, Patashnik !

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 16 septembre 2009 à 18:33, par Michelle Schatzman

    Cher Étienne,

    peut-être que tu pourrais expliquer de ton point de vue comment les mathématiciens en viennent à proposer des objets « impossibles », « interdits », mais qui finissent par devenir tout à fait concrets et acceptés.

    Ma réaction initiale, certainement trop concise et trop peu argumentée, était que ce n’est pas par hasard que les « objets interdits » peuvent fonctionner. Alors, comment l’« objet interdit » apparaît-il dans une tête mathématicienne ?

    Je pense qu’il y a beaucoup de métamathématiques dans la pensée mathématique, à savoir des idées absolument pas formalisables. Il y a par exemple tout un répertoire d’analogies : la plupart des mathématiciens ont une foule d’exemples en tête. Dans ma pratique d’élaboration scientifique, je calcule beaucoup, j’écris beaucoup et de façon répétitive, et je suis maintenant persuadée que c’est une espèce d’autoéducation dont l’effet est de changer la force des synapses, dans un enchaînement plus oculo-moteur que langagier.

    Je dirais que je me fais ma propre plasticité neuronale quand je travaille. Je suis absolument incapable de commencer quelque chose de neuf sans écrire des dizaines et des dizaines de pages, qui ne sont même pas des brouillons, mais des feuilles d’autoenseignement. Elles finissent dans la poubelle. Et au bout d’un certain temps, dans les bons cas, j’ai tellement tourné et retourné le problème qu’il est là et bien là dans ma tête, et que je n’ai plus besoin de mes bouts de papier.

    Je pense que si je rencontre une analogie, qui va me permettre de fabriquer un « objet interdit », c’est parce que j’ai dans ma tête un ensemble de comportements oculo-moteurs dans lesquels se code mon activité mathématique. Et là, les ressemblances entre des comportements oculo-moteurs conduisent probablement à un renforcement de synapses. On sait que le cortex sait très bien faire les comparaisons.

    Il me semble qu’il y a quelque part, une machinerie synaptique qui se met en route, et qui me signale « là, tu vois, il y a un motif qui ressemble bougrement à un autre motif qui etc... », et si je crois ce que me dit cette machinerie synaptique, je dois me mettre en quête de l’outillage technique qui va me permettre de voir si le signal avait raison ou pas.

    Très souvent, un résultat mathématique repose sur la création d’un objet interdit. Il faut donc avoir de l’imagination pour se dire « hum, ça a l’air interdit, mais je crois que je vois pourquoi on pourrait passer par dessus l’interdiction », et en même temps, il faut que cette imagination soit maîtrisée et efficace, parce que sinon on peut passer des éternités à essayer des machins qui ne marchent pas. J’ai toujours cru que je me coulais dans les objets mathématiques, que je les chevauchais, que j’apprenais leur comportement, que je voulais voir par leurs yeux. Je ne me les figure pas de manière anthropomorphique, mais comme des bestioles sauvages dont je dois comprendre le comportement pour les apprivoiser et les conduire là où je veux les conduire.

    Je ne sais pas si ça éclairera nos lecteurs... et à part ça, je n’ai rien, mais alors rien de rien contre les fractions rationnelles de machins formels et non commutatifs. En fait, je les ai appris dans Graham, Knuth et Patashnik, avec un sentiment d’émerveillement total. Fabriquer un « objet interdit » qui marche et s’en servir est un moment d’émerveillement, on a l’impression de se trouver dans un monde neuf. Et comme on n’a pas tout le temps ce type de chance et de réussite, il reste à apprendre les « objets interdits » que les autres ont imaginé. Je placerais très haut dans l’échelle du plaisir mathématique l’apprentissage, ou encore mieux, la fabrication d’un « objet interdit » qui marche et qui donne une compréhension plus profonde et plus efficace de ce qu’on savait avant.

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 16 septembre 2009 à 19:11, par Guy Marion

    Très flatté d’être devenu,pour une simple boutade,un objet d’étude de la Science,anthropologiquement passionnant !

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    • Longueurs, surfaces et volumes

      le 16 septembre 2009 à 20:50, par Michelle Schatzman

      M. Marion, comment qualifieriez-vous une personne A qui offense une personne B, et qui s’excuse auprès d’une personne C ?

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 16 septembre 2009 à 23:20, par Guy Marion

    Et une personne qui écrit publiquement dans son CV (je cite ) :

    "1971 : Agrégation de mathématiques.
    Cela me donnait le droit d’enseigner dans les lycées, mais je n’ai pas essayé.
    J’aime trop les maths pour m’en servir comme instrument de décervelage."

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    • Longueurs, surfaces et volumes

      le 17 septembre 2009 à 09:30, par Michelle Schatzman

      Je vous en prie, déployez les qualifications que vous jugez bonnes à propos de ce que je mets dans mon cv. Mais peut-être serait-il approprié de continuer ailleurs que sur « Images des maths ». Vous trouverez facilement mon adresse électronique professionnelle, et je promets de vous répondre.

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 17 septembre 2009 à 13:46, par Étienne Ghys

    Je vous en prie... cette dispute n’a pas de raison d’être sur Images des Maths.

    Une fois de plus, internet et le courrier électronique montrent leurs limites. Les plaisanteries et les finesses passent mal. On ne remplacera jamais une vraie rencontre, une vraie discussion face à face.

    Je suggère de suivre le conseil de Michelle et de continuer cette « discussion » ailleurs. Eh ! pourquoi ne vous passez-vous pas un coup de téléphone ? Entre fans des maths, vous devriez vous entendre !

    Désolé si je prends le ton de l’instit qui siffle la fin de la récré !

    Mathématiquement et amicalement,

    Etienne

    Répondre à ce message
    • Longueurs, surfaces et volumes

      le 18 septembre 2009 à 14:26, par Sylvain Barré

      Moi je conseille pour la « récré » de consulter ce livre :
      Yearning for the Impossible
      John Stillwell
      A K Peters, Ltd., 2006
      $29.95, 244 pages, ISBN 978-1-56881-254-0

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 21 septembre 2009 à 00:06, par Michelle Schatzman

    De quoi parle Stillwell ?

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 22 septembre 2009 à 15:20, par Sylvain Barré

    un extrait de la notice AMS :
    So, to recapitulate Stillwell, mathematics happens
    when we grapple with the impossible.

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 21 janvier 2010 à 23:21, par haiffebé

    Pour les polynômes de la seule unité des mètres, c’est joli.
    Quelle est la signification des m^-1, m^-2 etc ? (en « dessous » du point, il n’y a plus rien ??)
    Merci

    Répondre à ce message
    • Longueurs, surfaces et volumes

      le 22 janvier 2010 à 08:11, par Étienne Ghys

      Lorsque je lis que la densité de population de la France est de 94 par km^2, j’utilise des km^-2. Bien sûr, ces m^-2 n’ont pas de signification géométrique aussi simple que les m^2 mais ils signifient tout de même un concept assez clair de type « densité ».

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  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 10 mars 2010 à 09:41, par Stephane Bertrand

    Merci pour cet article très intéressant.

    Quitte à transgresser des tabous imposés et à produire des élucubrations, il me semble nécessaire de continuer dans cette voie pour définir le logarithme et l’exponentielle de ce type de grandeur.

    Cela ferait le lien entre ce qu’il est permis de faire en physique et ce qu’il ne l’est pas :

    Multiplier des grandeurs de type différents : OUI

    Additionner des grandeurs de type différents : NON

    Algèbre et groupe de Lie ?

    Répondre à ce message
  • Longueurs, surfaces et volumes

    le 29 décembre 2012 à 19:05, par Ronan

    c’est recurent comme question, surtout en mathématiques.

    comme de savoir pourquoi comparer la circonference à un rayon ou bien un perimetred’un rectangle à sa diagonale.

    rien que de comparer la circonférence d’un cercle à un segment qui est la moyenne de l’amplitude du cercle (thales du cercle) c’est déjà assez irrationnel.

    à trop pouvoir parler de géométrie en ne prenant en compte que leur nombres de cotés, ou bien le fait qu’ils sont tous fait d’un même atome, « le neutron », il n’y a pour finir qu’une longue dissertation sur la métaphysique des meurs.

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