Mathématiques élémentaires, enseignement, recettes…

Le 13 septembre 2013  - Ecrit par  El Kacimi, Aziz Voir les commentaires (14)

Toutes ces questions (et bien d’autres qui tournent autour) turlupinent les gens du métier. C’est bien qu’on commence à en parler (même si ce n’est que de façon partielle).

Pour rester dans Images des Mathématiques, je me contente de citer deux billets qui y ont été publiés à cet effet (il y en a beaucoup d’autres ailleurs) et par lesquels je prétexte ce courrier (que j’ai voulu terre à terre et concret). Les deux sujets qu’ils traitent respectivement ne sont pas si différents l’un de l’autre : des « petits problèmes » parmi des centaines du même type que chaque enseignant a pu rencontrer tout le long de sa carrière, dans sa vie quotidienne…

1. Le premier, Échelles et TGV de François Sauvageot, évoque l’un de ces problèmes de la vie pratique, de formulation assez simple et qui peuvent surprendre par les méthodes (quelquefois élaborées) auxquelles leur résolution peut faire appel. Peut-être que le brave homme qui le lui a soumis dans le TGV s’attendait à avoir une solution bien « rationnelle » et ne se doutait guère qu’on lui servirait plutôt un « ragoût de racines » si quelqu’un résolvait l’équation du 4ème degré sur laquelle on débouche. On peut encore faire pas mal de commentaires dessus mais, en tant qu’enseignant, c’est autrement que je suis interpellé : sur ce qui se passe de nos jours dans les écoles, les collèges-lycées et les universités.

Il est vrai que ce problème est une des pépites qu’on trouve dans de vieux manuels de géométrie, qu’on qualifie de « géométrie ancienne » ou celle de « Papa ». Mais ce sont des pépites d’or qui faisaient, et qui font toujours, le bonheur de quelques vieux routiers (j’en suis). Il est fort dommage qu’elles ne soient plus enseignées : ce qu’on voit aujourd’hui, c’est tout autre chose. Et depuis déjà un certain temps, c’est beaucoup de place offerte aux recettes, et rien qu’aux recettes ! Les enseignants qui exercent depuis quelques années ne peuvent que confirmer, comme moi, ce malheureux constat d’échec dans l’enseignement des mathématiques : les apprentis (en majorité) ont beaucoup de difficultés à réfléchir ; ils restent totalement bloqués dès qu’on leur soumet un problème qui ne suggère l’utilisation d’aucun automatisme préalablement acquis. Je me déverse un peu mais ce n’est pas sans lien avec « Échelles et TGV » : il a le « même support » que deux exercices que je soumets de temps en temps à des étudiants de divers niveaux.

Deux poteaux verticaux de hauteurs respectives a et b sont plantés à une certaine distance l’un de l’autre. On tend une corde du sommet du premier au pied du deuxième et une autre du sommet du deuxième au pied du premier. Quelle est la hauteur y du point de croisement des deux cordes ?
Pierre et Jean ont l’habitude de travailler un champ. Quand Pierre le fait seul, il met un temps s, et quand Jean le fait seul, il met un temps t. Quel temps θ mettent-ils quand ils le travaillent à deux ?

En appliquant Thalès, et après quelques détours dans les calculs, ils arrivent à faire le premier et ils trouvent $y = ab/(a+b)$. Ils découvrent aussi par là que le résultat est indépendant de la distance qui sépare les poteaux (on croirait le contraire a priori). Là, on voit bien que le « regard géométrique » y est pour beaucoup. Mais il faut noter tout de même que le théorème de Thalès a généré chez tout le monde un réflexe : on y pense dès qu’on voit trois parallèles et deux sécantes ; et en ce sens, c’est une recette. Mais devant le second, ils calent : ils ne prennent aucune initiative pour le mettre en équations, ou simplement le résoudre par la règle de trois, qui n’a jamais vieilli pardieu ! Sans réfléchir et spontanément, certains d’entre eux osent même proposer $θ = (s+t)/2$ comme solution ! Leur demander de montrer que les deux problèmes sont « exactement les mêmes », c’est encore une autre paire de manches (la solution du second est $θ=st/(s+t))$. C’est l’état dans lequel a été mis de façon forcée l’étudiant générique d’aujourd’hui.

Beaucoup de discussions sont ouvertes, des propositions sont avancées (mais, curieusement, elles ne portent que sur les programmes dont on ne cesse d’ailleurs de vider le contenu et la substance)… et rien n’est encore mis en route de façon sérieuse. Les programmes, c’est important certes (des voix se sont élevées contre ce dépouillement [1] [2], et c’est une très bonne chose) mais il y a aussi les méthodes d’enseignement sur lesquelles aucun débat n’a presque jamais été engagé et qu’on « oublie » purement et simplement. Quel que soit ce qu’on professe, les apprentis doivent être « amenés » à réfléchir dessus. Le genre de problème évoqué dans le billet s’y prête bien. Alors pourquoi pas une petite dose de ces mathématiques dans nos enseignements ? Espérons cela dans un avenir assez proche. Mais, en attendant, une petite suggestion : un site comme Images des Mathématiques ne pourrait-il pas ouvrir une rubrique du type « Petits problèmes », « Mathématiques de la pratique »… ? Alimentée une fois tous les quinze jours, elle se constituerait un lectorat parmi les jeunes et les amènerait à faire une partie de leurs maths autrement (de façon un peu plus réfléchie, j’en suis sûr). À bon entendeur !

2. Le second billet, Perles scolaires de Pierre Colmez, évoque le problème de « quelques insuffisances » dans l’enseignement primaire sur un exemple concret : un carré est-il un rectangle ? On peut prendre la peine de tester des personnes en leur posant cette question. La réponse n’est pas toujours celle qu’on attend ! Frédéric Roux en a parlé un peu dans son commentaire à Pierre Colmez : « Si tu as deux morceaux de papiers, l’un en forme de carré et l’autre de rectangle, et que je te demande de me passer le rectangle, répondras-tu : « est-ce que tu veux le rectangle carré ou bien celui qui n’est pas un carré ? » » S’il s’était adressé à moi, je lui aurais répondu que je ne prendrai pas le carré ; je ne le prendrais pas non plus même s’il était seul sur la table ! Je suis (tout le monde est) habitué à considérer qu’« un carré n’est pas un rectangle » ; et pour évacuer cette assertion « fausse » (puisque j’ai la chance d’avoir fait un peu de maths), je marquerai un petit temps d’arrêt pour me souvenir qu’il est vrai qu’« un carré est un rectangle ». Il y a pas mal d’objets qu’on voit dans la vie réelle autrement que par l’œil de mathématicien. Pendant un cours de maths, faut-il excuser qu’on ne sache pas qu’un carré est un rectangle ? On peut excuser l’apprenti (à ses débuts) peut-être, mais sûrement pas celui qui lui apprend. Cependant, quelles que soient les définitions qu’on donne de ces objets géométriques à un élève, il faut, à un moment ou un autre, qu’il réfléchisse sur ce qui les relie. Est-il vraiment difficile de l’amener à voir et à comprendre qu’un carré est un rectangle particulier ? Est-il nécessaire d’attendre quelques années pour le faire ? Je ne le crois pas.

Tiens, en passant, une petite anecdote du même genre. François Recher, Valerio Vassallo et moi-même avons eu à animer un atelier pour professeurs d’écoles et de collèges. Nous avons proposé comme exercice de « construire » un triangle qui ne soit ni isocèle ni rectangle. (Presque tout le monde sait que lorsqu’on travaille sur un triangle, involontairement on a tendance à le dessiner un peu particulier : personnellement, j’arrive rarement à le faire non isocèle !) L’exercice est bien entendu très élémentaire mais je pense que tout le monde s’accorde sur le fait qu’il regorge d’une bonne richesse géométrique au niveau collège. Nous avons choisi un côté $BC$ et nous nous sommes débrouillés pour arriver, en démontrant tout bien entendu, à déterminer où doit être le troisième sommet A pour que le triangle ABC réponde à la question. Mais à la fin, après que nous ayons tout dit, quelqu’un a fait remarquer que nous avons oublié d’écarter les points A pour lesquels $ABC$ est équilatéral ! (Un triangle équilatéral n’est donc pas toujours isocèle !) Ceci montre malheureusement qu’il n’est pas du tout exclu que les « petites failles » causées dans l’enseignement primaire, secondaire ou supérieur se perpétuent ou font irruption de façon inconsciente même chez quelqu’un de très averti.

Et encore une fois : le drame (osons parler ainsi !) est que, depuis déjà quelques années, l’enseignement des mathématiques (dans le Primaire, le Secondaire et le Supérieur) a été façonné de telle sorte qu’il ne consiste presque plus qu’à gaver l’apprenti de définitions et de recettes. J’ai vécu, et je vis toujours, des épisodes qui démontrent cela. Par exemple, pour beaucoup d’étudiants, résoudre une équation du premier degré est simplement le mécanisme, sans doute irréfléchi, de transposer de gauche à droite en changeant les signes ou en inversant (ce qui est inversible)... S’il s’agit d’une équation du second degré $P(x)=0$, ils passent par le calcul du discriminant ; même si le trinôme $P$ est donné sous forme factorisée, ils prennent la peine de le développer pour revenir à la même recette : le discriminant ! (Adieu tout ce qu’on nous a expliqué : si un produit de réels est nul, l’un au moins des facteurs l’est  !) Il y a encore bien d’autres exemples du même type qui font frémir ! Les étudiants ne sont pas les seuls responsables de ces « agissements », c’est le fruit de ce qu’on leur a appris et ils font avec. Cependant, on ne peut pas excuser leur manque d’initiative à réfléchir et de continuer à accepter que cela fonctionne comme ça et pas autrement !

Refonder les méthodes de l’enseignement des mathématiques sur leurs vraies bases est un chantier titanesque. La seule bonne volonté de certains (qui sont sur le terrain) ne suffit pas à le mener à bien, il faut nettement plus que cela. Pour le moment, il est bel et bien nécessaire, et urgent, de « procéder à des corrections et ajustements », colmater (quel terme malheureux !)… afin de limiter la casse pour les proches années à venir. Mais n’en restons pas là : ouvrons plus largement le débat, agissons et faisons en sorte que l’enseignement des mathématiques ne reste pas ce corps fissuré dont on ne fait plus que scotcher les organes !

Ces propos sont peut-être trop simplistes. C’est vrai ! Mais ils ne sont que la réalité, la triste réalité ! On pourrait être tenté de la nier. Toutefois, il faudrait d’abord s’y frotter ; et là je m’adresse aux « théoriciens », aux critiques, aux décideurs sans assez d’expérience dans l’enseignement et qui imposent tout de même leurs solutions : allez devant les élèves ou les étudiants pendant une bonne période pour vous rendre compte, sur place et concrètement, de ce qu’il en est !

Lille, le 4 septembre 2013
Université de Valenciennes
Article édité par Vassallo, Valerio

Notes

[2Courrier des lecteurs : Sous la plage, les pavés...

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Pour citer cet article :

El Kacimi, Aziz — «Mathématiques élémentaires, enseignement, recettes…» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013

Commentaire sur l'article

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  • Mathématiques élémentaires, enseignement, recettes…

    le 15 janvier 2014 à 16:01, par Louis M.

    La réponse (t+s)/2 ne parait pas totalement délirante et est assez commune. On est ici dans le cas d’une moyenne arithmétique face à une moyenne harmonique.
    C’est en tout cas sous ce point de vue que ce problème est « vu » au lycée. Quand je dis « vu », je ne sais pas si c’est par tout le monde. Mais en tout cas, dans la quasi totalité des livres de 1erS et de seconde récents que j’ai pu consulter, on retrouve votre problème (formulé de manière plus ou moins différentes) dans la partie statistiques au moment où la/les notion(s) de moyenne sont étudiées.

    Donc, non seulement ce problème est traité par la grande majorité des lycéens (je n’ai pas une connaissance suffisante du collège pour vous dire si ce problème y est abordé) mais en plus il est traité d’un point de vue intéressant (selon moi), car il confronte directement l’idée « fausse la plus répandue » à la « bonne idée », tout en permettant de généraliser et de se poser des questions intéressantes sur la notion de moyenne.

    J’aurai aussi tendance à dire que le point de vue géométrique est également donné à ce moment. (Encore une fois cela doit dépendre des profs et de leurs sensibilités/préférences mais c’est quand même un point de vue assez « naturel » lorsque l’on parle de moyenne.)

    En suite la question plus générale : « recette vs réflexion ». Vous semblez penser que les recettes sont de plus en plus présente dans l’enseignement des mathématiques en france.
    En tant que jeune prof’ de maths, je n’ai pas du tout la même impression que vous. Quand je compare les cours que j’ai reçu au lycée, les vieux manuels que j’ai pu consulter, aux cours que mes collègues (et moi) donnons maintenant, aux manuels récents, aux « consignes/conseils » de l’inspection/des formateurs
    il me semble qu’il y a beaucoup moins de recette, et que l’on s’oriente vers toujours plus de réflexion/compréhension, c’est en tout cas le but qui est clairement affiché.

    Les problèmes dans l’enseignement des mathématiques ne sont peut être pas vraiment là où vous le pensez...

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