Nombre d’or, fractals et symétries
pour aller plus loin après la série « Le monde est mathématique »
Piste rouge Le 29 mai 2013 Voir les commentairesLire l'article en


A l’occasion de la publication de la série Le monde est mathématique, nous vous proposons de prolonger votre lecture par une promenade mathématique. Ici nous décrirons les propriétés de symétrie du nombre d’or qui expliquent son intérêt pour la recherche mathématique d’aujourd’hui.
Le nombre d’or [1], désigné traditionnellement par la lettre grecque $\varphi$ (prononcée fi), est défini par une certaine propriété d’auto-similarité (voir ci-dessous). Cette auto-similarité est un exemple de symétrie, une notion centrale en mathématiques que ce soit en algèbre ou en géométrie. Nous verrons ce qu’est un groupe de symétrie et les rapports qu’il entretient avec l’objet symétrique, figure géométrique classique (le carré) ou fractal (l’ensemble de Cantor). Ainsi armés, nous expliquerons comment l’équation caractérisant le nombre d’or permet la construction d’un ensemble de points quasi-périodique (qui se répète presque, mais jamais exactement). C’est le modèle le plus simple de certains nouveaux matériaux appelés « quasi-cristaux ». Nous finirons notre promenade en évoquant les questions mathématiques posées par cette découverte physique.
Une définition du nombre d’or
$\varphi$ est le rapport entre la longueur $b$ et la largeur $a$ d’un rectangle $\mathcal R$ tel que, si on enlève de $\mathcal R$ le plus grand carré qu’il contienne, le rectangle restant $\mathcal R'$, de longueur $a$ et de largeur $b-a$, est semblable au rectangle initial (le rapport entre longueur et largeur est le même que pour $\mathcal R$) :

Ci-dessus on a divisé le rectangle $\mathcal R$ en deux : à gauche le carré et à droite le sous-rectangle $\mathcal R'$.
Le nombre d’or $\varphi$ vérifie donc l’équation :
\[
\varphi^2 - \varphi - 1 = 0
\]
et $\varphi = \frac{1+\sqrt5}{2} \approx 1,618\dots$.
Comme le sous-rectangle $\mathcal R'$ est semblable au rectangle de départ $\mathcal R$, on peut répéter la construction, i.e., enlever le plus grand carré possible du sous-rectangle $\mathcal R'$. Et on peut recommencer indéfiniment :
On dit que la figure (prolongée à l’infini) est auto-similaire : si on la dilate de $\phi$ et qu’on la tourne de $90^o$, on obtient la même figure [2] C’est une forme de symétrie. Nous verrons comment d’autres symétries se déduisent du nombre d’or et permettent de créer des objets réguliers qui pourtant ne se répètent pas : les quasi-cristaux découverts expérimentalement en 1984 (voir cet article).
Mais faisons d’abord un joli détour pour expliquer la notion mathématique de symétrie et comment on peut, à partir de symétries prescrites, construire une figure admettant précisément ces symétries.
Les symétries
La symétrie est une des grandes idées des mathématiques. Pour un mathématicien, un objet est symétrique s’il existe de « bonnes » transformations [3] qui le laissent inchangé (on dit aussi invariant). Par exemple, si on tourne un carré de $90^0$ autour de son centre, on obtient la même figure (même si tous les points du carré ont été déplacés) :

On peut visualiser cette transformation comme le résultat du déplacement suivant :
Les mathématiciens disent que la rotation $R$ d’angle $90^o$ autour du centre du carré est une symétrie du carré. Un carré est aussi symétrique par rapport à sa diagonale principale : il est invariant par la transformation correspondante $M$ :

Si on nomme $A,B,C,D$ les sommets du carré comme ci-dessous alors $M$ est caractérisé parmi les isométries du plan par : $M(A)=A,M(B)=D,M(C)=C,M(D)=B$.

Le groupe des symétries
Les trois symétries $S,T,E$ peuvent en fait être fabriquées à partir des deux premières, $R$ et $M$, indépendamment de toute considération géométrique. En effet :
1. $S$ est l’inverse de $R$ : l’image par $S$ d’un point $x$ est le point $y$ dont l’image par $R$ est $x$. En formule : $S(x)=y$ exactement quand $x=R(y)$ et en dessin :

Comme $R($carré$)= $carré, on a aussi carré $=S($carré$)$ : l’inverse d’une symétrie est une symétrie. On note $\bar U$ l’inverse d’une symétrie $U$. Observons que $U(\bar U(x))=\bar U(U(x))=x$, ce que les mathématiciens aiment résumer en écrivant $U\bar U=\bar U U=\operatorname{Id}$ où $\operatorname{Id}$ est la transformation identité qui ne fait rien : $\operatorname{Id}(x)=x$ pour tout $x$.
2. La réflexion d’axe vertical $E$ s’obtient en effectuant la réflexion $M$ autour de la diagonale, puis la rotation d’angle $90^o$. Ceci peut se vérifier en comparant les images des quatre sommets du carré par $E$ d’une part et par $M$ suvie de $R$ d’autre part. On dit que $E$ est la composée des deux symétries. En formule : $E(x)=R(M(x))$ pour tout point $x$ ou, plus brièvement, $E=RM$.

On remarque que la composée de deux symétries est automatiquement une symétrie.
On peut donc fabriquer des symétries à partir de symétries déjà déterminées simplement en prenant des inverses ou des composées de celles-ci, indépendamment de la nature géométrique du problème. On peut recommencer tant qu’on obtient de nouvelles symétries. Dans notre exemple, en partant de $S$ et $M$, on obtient finalement huit symétries (en comptant l’identité $\operatorname{Id}(x)=x$) :
\[
R,M,\bar R,RR,\operatorname{Id},RM,MR,RRM.
\]
Cet ensemble de huit transformations est ce que les mathématiciens appellent le groupe engendré par $S$ et $M$. Un groupe est un ensemble de transformations tel que l’inverse ou la composée de n’importe lequel de ses éléments est encore un élément de celui-ci. On note le groupe des symétries du carré : $\mathcal C$. Nos calculs précédents montrent que le groupe à 8 éléments ci-dessus est une partie de $\mathcal C$. Le bloc suivant montre l’égalité.
Peut-on retrouver le carré à partir du groupe $G$ formé des huit transformations précédentes ?
Voyons cela. Supposons que $Q$ soit un ensemble de points du plan laissé invariant par toute transformation de $G$. On a bien sûr le cas où $A$ est l’ensemble vide, qu’on laisse de côté.
Prenons un point $p$ de $Q$, et appliquons tour à tour toutes les transformations de $G$. On obtient $1$, $4$ ou $8$ points qui sont respectivement, l’origine (le point noir), les sommets d’un carré (les points rouges), ou ceux d’un octogone (les points bleus) :

On n’a pas vraiment retrouvé le carré. On voit que l’ensemble des 13 points représentés ci-dessus a le même groupe de symétries que le carré. Le lecteur saura-t-il déterminer quels sont les polygones ayant ce même groupe de symétries ?
Pour pouvoir conclure, il faut imposer une condition supplémentaire. Par exemple, les ensembles à quatre éléments invariants par $G$ sont exactement les quatre sommets d’un carré centré en $0$ et aligné avec les axes de coordonnées.
L’espace de Cantor et ses symétries
Nous poursuivons notre exploration de la symétrie.
Nous allons présenter un des premiers fractals découverts par les mathématiciens : l’ensemble de Cantor [4]. C’est une partie de la droite que nous construirons à partir de ses symétries. Celles-ci sont définies par deux transformations $S$ et $T$ de la droite. $S$ dilate la droite à partir d’un point origine $A$ d’un facteur $3$ tandis que $T$ effectue une symétrie autour d’un autre point $B$.

Si on introduit des coordonnées bien choisies, les points de la droite sont représentés par les nombres et on peut faire en sorte que $A$ corresponde à $0$ et $B$ à $1/2$. Les transformations $S$ et $T$ sont alors représentées par les formules :
\[S(x)=3x\text{ et }T(x)=1-x \text{ où }x\text{ est un nombre quelconque.}\]
Par exemple, $A$ est un point fixe de $S$ correspond à $S(0)=0$ et $B$ un point fixe de $T$ correspond à $T(1/2)=1/2$.
Soit $G$ le groupe engendré par ces deux transformations. Rappelons : on part de $S$ et $T$ et on ajoute les inverses et les compositions comme on l’a fait pour le groupe $\mathcal C$ des symétries du carré. Ici :
\[S^{-1},ST,TS,S^{-1}T,TS^{-1},S^{-1}S^{-1},SST,STS,...\]
Le groupe $G$ est infini, contrairement à $\mathcal C$. Par exemple composer $n$ fois $S$ avec lui-même donne la transformation qui envoie $x$ sur $3^nx$ : $S,SS,SSS,SSSS,\dots$ sont des transformations distinctes.
L’ensemble de Cantor s’obtient en calculant l’image de $0$ par tous les éléments du groupe $G$. [5]

Sur l’image précédente, chaque point est représenté par un trait vertical de même abscisse pour une meilleure visibilité.
Calcul de l’image de $0$ par chacune des transformations précédentes :

La figure précédente représente une vingtaine d’images de $0$ par les éléments du groupe. On a successivement appliqué la symétrie $T(x)=1-x$ (flèches bleues) et la contraction $\bar S(x)=x/3$ (les flèches rouges). Au-dessus du Cantor on voit le nombre de transformations $T$ ou $\bar S$ successivement appliquées à $0$ pour obtenir le point. Le gros point rouge marque le point de départ $0$ et le gros point bleu le point obtenu après les $20$ transformations choisies.
A partir du groupe $G$ nous avons construit un ensemble $K$ [6]. Réciproquement cet ensemble $K$ a pour groupe de symétries (parmi les transformations affines [7]) $G$ exactement. Si $K$ est un objet compliqué (un fractal), $G$ est fabriqué à partir de transformations très simples qui permettent son analyse.
On peut ainsi calculer à partir de $G$ la dimension fractale [8] $d=\log 2/\log 3\approx 0,631\dots$ de $K$ : (le $2$ est le nombre d’elements ($S$ et $T$) générant le groupe et le $3$ étant le facteur de dilatation de $S$).
Cette démarche s’applique à bien d’autres ensembles fractals comme par exemple le fractal de Rauzy (dont la frontière a une dimension fractale d’environ $1,093$) :

Mais il est temps de revenir au nombre d’or...
Ensembles invariants et le nombre d’or
Reprenons l’équation que nous avons établie tout au début de cet article :
\[\phi^2-\phi-1=0\]
Réécrivons-la comme : $\phi^2=\phi+1$. Interprétons-la géométriquement comme :
La dilatation par un facteur $\phi$ d’un intervalle de longueur $\phi$ est l’union d’un intervalle de longueur $\phi$ et d’un intervalle de longueur $1$.
Désignons par $T$ la transformation de dilatation-subdivision qui prend un découpage d’un segment de la droite en sous-segments de longueurs $1$ ou $\phi$, le dilate d’un facteur $\phi$ et découpe les sous-segments de longueur $\phi^2$ en un segment de longueur $\phi$ suivant par un de longueur $1$. Si on part du segment $[0,\phi]$, on obtient successivement par application répétée de $T$ :
On imagine qu’à la limite on obtient une partition $R$ de la demi-droite qui est invariante par la transformation $T$ de dilatation et subdivision. Cette invariance donne les curieuses propriétés de $R$ :
$R$ n’est pas périodique, autrement dit : aucune translation de $R$ vers la gauche ne redonne exactement $R$ lui-même.
$R$ est quasi-périodique, autrement dit : il existe des translations de $R$ qui coïncident avec $R$ sur une longueur arbitrairement grande.
Application à la physique et problèmes ouverts
L’ensemble $R$ intéresse les physiciens car il ressemble à un cristal apériodique. Expliquons. Un cristal se reconnait expérimentalement à partir de sa figure de diffraction qui consiste en un ensemble de points où la luminosité se concentre au lieu d’avoir une luminosité continue :

Jusqu’au milieu des années 1980, on pensait que c’était la signature d’une organisation microscopique périodique, c’est-à-dire d’un cristal. Puis on a découvert des matériaux dont la figure de diffraction est invariante par rotation d’angle $36^0$ :

Or on sait depuis la fin du XIXème siècle qu’une telle symétrie ne peut être réalisée par un objet tridimensionnel périodique. Des expériences très fines ont pourtant confirmé la présence de cette symétrie « impossible ». On appelle ces nouveaux matériaux des quasi-cristaux et leur découverte a récemment été récompensée par un prix Nobel de chimie [9].
Comme l’illustre la photo précédente, ces objets partagent bien des propriétés physiques avec les cristaux. L’ensemble $R$ offre un modèle (très simplifié) de ces objets physiques quasi-périodiques.
Questions mathématiques d’aujourd’hui
Une question mathématique fondamentale, à ce jour non résolue, est de classer les quasi-cristaux comme on a su au XIXème siècle classer les cristaux par leurs groupes de symétries (c’est cette classification qui a permis de reconnaître les quasi-cristaux lors de leur découverte expérimentale).
La dilatation-subdivision ($T$ ci-dessus) définie par le nombre d’or est à l’origine de plusieurs procédés de constructions de quasi-cristaux : pavage de Penrose du plan (faisant également intervenir le nombre d’or), dilatation-division liée à d’autres nombres particuliers [10], projection de points à coordonnées entières en grande dimension [11], règles de compatibilité entre plus proches voisins... Ces constructions sont également utilisées en informatique théorique [12]
Les mathématiciens s’efforcent aujourd’hui de préciser les propriétés de ces différentes constructions : lesquelles produisent la même classe d’objets ? quand obtient-on bien une figure de diffraction constituée de pics ? Peut-on reconnaître la construction à partir des figures de diffraction ? Quels sont les liens entre combinatoire et géométrie ?
Ces questions font intervenir beaucoup d’outils mathématiques : analyse harmonique, systèmes dynamiques, théorie des nombres, théorie de la décidabilité ... qui font la joie des mathématiciens !
Je souhaite remercier Etienne Ghys et Christophe Boilley (de l’équipe de relecture) pour quelques suggestions ayant amélioré cet article. Je ne peux que solliciter l’indulgence du visiteur quant aux illustrations, entièrement réalisées par moi-même.
Notes
[1] On pourra se référer à cet article pour un autre point de vue.
[2] En fait, un prolongement de cette figure.
[3] Dans cette partie, on considèrera les isométries, c’est-à-dire les transformations du plan qui laissent les distances inchangées.
[4] Cet ensemble a été étudié par G. Cantor en 1883 mais avait déjà été remarqué par plusieurs autres mathématiciens comme Henry J.S. Smith en 1874.
[5] Plus précisément, c’est l’adhérence topologique de ces images de $0$, mais nous oublierons ce point plus technique.
[6] L’ensemble de Cantor est plus précisément la restriction de $K$ aux points entre $0$ et $1$.
[7] C’est à dire de la forme $U(x)=ax+b$ par exemple $U(x)=1,635x-6,73567$.
[8] Quand on zoom d’un facteur $10$, le nombre de pixels nécessaires pour afficher l’ensemble est multiplié par $10^d$, par exemple pour une ligne $d=1$.
[9] Cet article d’Images des Mathématiques explique l’histoire de cette découverte et ses aspects mathématiques.
[10] En dimension $2$, Thurston en 1989 et Kenyon en 1996 ont montré que ces nombres sont exactement les nombres de Perron complexes.
[11] Ce procédé dit de coupe et projection a été inventé par De Bruijn en 1981.
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Pour citer cet article :
Jérôme Buzzi — «Nombre d’or, fractals et symétries» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013
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