Pourquoi le premier nombre n’est pas un nombre premier
Le 17 septembre 2014 Voir les commentaires (15)Lire l'article en


Pour quelle raison exclut-on $1$ des nombres premiers ?
Les nombres premiers ont fasciné et fascinent toujours un nombre incalculable de gens, qu’ils soient ou non mathématiciens de profession. Cette passion a engendré pléthore de théorèmes les concernant, dont certains sont d’une sophistication hallucinante. Parmi ces théorèmes, y en a-t-il de plus importants que d’autres ? Cela dépend du point de vue, mais ce qui est sûr, c’est que la complexité du monde des nombres premiers provient du théorème suivant, déjà connu d’Euclide :
Ce théorème a une preuve très courte ! Je l’ai expliquée à mes étudiants de licence scientifique générale, lors de leur première semaine d’études universitaires, comme exemple célèbre de preuve par l’absurde.
Mais avant de faire cette preuve, j’ai vérifié si les étudiants savaient définir les nombres premiers. Plusieurs d’entre eux m’ont dit sans hésiter :
« Est-ce correct ? » ai-je alors demandé. Après quelques instants de réflexion, quelques bras se sont levés.
« Non, il faut rajouter que le nombre est au moins égal à $2$ », ai-je entendu.
« Très bien », ai-je commenté, « la définition complète est donc :
« Donc $1$ n’est pas premier », ai-je conclu. « Mais pourquoi, pouvez-vous me le dire ? »
« Parce que par définition, un nombre premier ne peut pas être égal à $1$ », m’a-t-on répondu.
« Vous avez tout à fait raison », ai-je répondu, « c’est bien ce que dit la Définition 2. Mais ce que je vous demande est de m’expliquer pourquoi on a décidé que la définition “correcte” est la seconde, et non pas la première. Pourquoi a-t-on préféré exclure $1$ de l’ensemble des nombres premiers ? »
Silence...
J’ai alors écrit au tableau :
$ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ $ Entiers naturels $ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ $ Molécules
$ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ $ Nombres premiers $\ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ $ ?
« Pouvez-vous compléter ce tableau ? » leur ai-je demandé. Après quelques instants de réflexion, j’ai entendu :
« Atomes... »
« En effet », ai-je expliqué, « on peut dire que les nombres premiers sont aux entiers naturels ce que les atomes sont aux molécules. Dans les deux cas ce sont des notions qui ont été élaborées sous l’emprise d’une philosophie réductionniste : décomposer les objets compliqués en objets plus simples, et poursuivre cette décomposition en objets de plus en plus simples jusqu’à ce que l’on parvienne à des objets indécomposables. Inversement, on veut pouvoir recombiner les objets indécomposables, afin d’obtenir les objets de départ.
Un point subtil est que les objets indécomposables dépendent de l’ensemble des objets dans lequel on travaille, ainsi que de la loi de combinaison utilisée.
Par exemple, les atomes (ce qui signifie bien, étymologiquement, indécomposable) sont décomposables en électrons, neutrons et protons, eux-mêmes obtenus à partir de bestioles encore plus élémentaires... Mais ces objets ne font pas partie de l’ensemble « chimique » des molécules. Si on travaille à l’intérieur de l’ensemble des molécules et que la composition est faite par réaction chimique, les atomes sont bien les molécules indécomposables...
De manière analogue, les nombres premiers sont les objets indécomposables, pourvu que :
- la composition se fasse par multiplication des nombres ;
- l’on travaille dans l’ensemble des entiers naturels supérieurs ou égaux à $2$.
En effet, si on travaille aussi avec $1$, alors tout entier naturel $n$ est décomposable par produit :
\[n = n \times 1. \]
Le processus de décomposition ne s’arrête jamais, car on peut continuer :
\[ 1 = 1 \times 1 = 1 \times 1 \times 1 = \cdots \]
Il n’y a donc pas d’objets indécomposables dans l’ensemble $\{1, 2, 3, 4,... \}$, lorsqu’on les compose par produits !
Mais si on enlève $1$ de cet ensemble, on obtient soudain des éléments indécomposables - les nombres premiers selon la définition “correcte”, c’est-à-dire la Définition 2. Le même ensemble de nombres premiers peut être redéfini de la manière suivante, qui illustre mieux la philosophie réductionniste sous-jacente :
On peut démontrer alors cet autre théorème fondamental de la théorie des nombres premiers :
Par exemple, voici les décompositions possibles de $12$ :
\[12 = 2 \times 2 \times 3 = 2 \times 3 \times 2 = 3 \times 2 \times 2.\]
Ce théorème serait faux si on permettait que $1$ soit premier ! Voilà pourquoi on a choisi de dire qu’il ne l’est pas. En effet, si on disait que $1$ est premier, alors on aurait une infinité de décompositions de n’importe quel nombre naturel comme produit de nombres premiers. Par exemple :
\[ 2 = 2 = 2 \times 1= 2 \times 1 \times 1 = \cdots \]
Attention, le premier théorème, concernant l’infinité des nombres premiers, ne nous permet pas de décider si on veut ou non dire que $1$ est premier. Plus précisément, il ne nous permet pas de choisir entre les définitions 1 et 2. C’est le deuxième théorème qui fournit le critère décisif. »
Ce fut l’occasion d’expliquer que les définitions ne doivent pas seulement être correctes, mais qu’elles doivent en outre être choisies afin de rendre les énoncés des théorèmes importants aussi simples que possible.
En revenant à l’analogie entre nombres et molécules chimiques, on peut observer que du point de vue de la combinaison des objets, le monde des molécules est bien plus compliqué que l’ensemble des entiers naturels. En effet, deux entiers naturels quelconques peuvent être combinés par multiplication en un nouvel entier naturel, mais deux molécules quelconques ne réagissent pas nécessairement. Et si elles réagissent, elles ne donnent pas nécessairement une seule nouvelle molécule. De plus, le résultat de la réaction dépend des conditions ambiantes : température, pression, catalyseurs, etc.
Pour conclure, je voudrais mentionner que l’analogie entre arithmétique et chimie dont je me suis servi dans l’explication précédente n’est pas nouvelle. Elle servit déjà à Kummer au XIXe siècle pour expliquer comment il pensait aux « nombres idéaux » qu’il venait d’introduire. J’ai expliqué cela dans cet autre billet.
Notes
[1] Euclide les définit ainsi : « Le nombre premier est celui qui est mesuré par l’unité seule. »
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Pour citer cet article :
Patrick Popescu-Pampu — «Pourquoi le premier nombre n’est pas un nombre premier» — Images des Mathématiques, CNRS, 2014
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