Quand les maths donnent des ailes
Piste rouge Le 20 octobre 2011 Voir les commentaires (20)
Parvenir à modéliser simplement l’écoulement d’air autour d’une aile d’avion, voilà notre programme ! Une aile, un courant d’air sont des réalités complexes. Leurs représentations mathématiques, compromis entre l’idéalisation et la prise en compte de caractéristiques essentielles, seront les premières à nous occuper.
Puis nous en viendrons à l’écoulement précis qui nous intéresse, celui ayant lieu autour de l’aile : comment le déterminer ? L’idée est la suivante : commencer par déterminer la forme d’un écoulement plus simple, celui autour d’un cylindre, puis déformer le cylindre en aile d’avion.
Nous verrons alors comment la forme singulière de l’aile permet l’apparition d’une force portante, à l’origine du vol.
Loin de prétendre refléter avec précision la réalité des phénomènes, cet article se veut d’abord une promenade mathématique au cours de laquelle se rencontreront papillons, hibiscus, champs de vecteurs et fonctions holomorphes.
La modélisation
Nous allons tenter d’expliquer qualitativement l’apparition d’une force portante lors de l’écoulement d’air autour d’une aile d’avion. Voyons dans un premier temps comment modéliser ce phénomène réel mathématiquement.
L’aile
Les ailes d’avions présentent des formes variables : du petit avion de tourisme au gros porteur, en passant par les avions de chasse on en rencontre une grande variété.
Nous allons opter pour un modèle simple qui prend en compte une caractéristique essentielle des ailes réelles : la forme de leur profil. Là encore il y des variantes, parmi lesquelles nous choisirons la plus simple : un profil de Joukovski [1].
Notre aile théorique sera alors simplement un tube dont la section a la forme d’un profil de Joukovski.
Jetons un œil à la photographie ci-contre, qui représente une aile semblable à la nôtre, placée dans une soufflerie [2]. Aux extrémités de l’aile, la situation n’a pas l’air simple à décrire ! Donc nous allons dans un premier temps nous occuper de l’écoulement ayant lieu autour d’une portion d’aile éloignée des extrémités, où les curieux phénomènes qui s’y produisent ne se font pas sentir.
Enfin, nous supposerons que l’écoulement est permanent. On entend par là qu’un équilibre s’est établi : on imagine qu’après une possible phase « d’ajustement » , la forme de l’écoulement est stable et ne varie plus au cours du temps.
Ecoulements plans
Dans ces conditions, pour reconstituer l’écoulement tout le long de la portion, il suffirait de comprendre comment se comporte une mince tranche d’air transversale à l’aile. L’écoulement global s’en déduirait en juxtaposant des tranches identiques.
D’après la remarque précédente, nous pouvons à présent nous concentrer sur l’étude des écoulements plans, c’est-à-dire que l’on imagine avoir lieu entre deux plaques de verre très proches, de sorte que le fluide ne peut s’y déplacer que dans deux directions. Tout se passe comme si le fluide était sans épaisseur et s’écoulait dans un plan.
L’air
Voici la photographie d’un écoulement plan autour d’un obstacle de forme semblable à un profil de Joukovski. La nature de l’écoulement alentour est rendue apparente grâce aux lignes de courant que l’on distingue en blanc. Une ligne de courant est la trajectoire décrite par une particule (une petite bulle de savon par exemple) entraînée par le courant d’air. On peut la matérialiser, comme sur la photographie, en injectant un mince filet de fumée colorée dans l’écoulement.
Ici, nous pouvons remarquer une zone dans le sillage de l’aile où l’écoulement semble très désordonné. Notre objectif n’est pas de rendre compte de phénomènes aussi complexes, parmi les plus difficiles à modéliser mathématiquement. De tels désordres peuvent être amorcés par des effets de viscosité : le fluide au contact de l’aile ne glisse pas parfaitement, « accroche », ce qui crée de petites perturbations à même de s’amplifier. Pour ce qui nous occupe, nous allons supposer que l’air est un fluide non visqueux, qui glisse parfaitement au contact de l’aile.
Nous prêterons aussi à l’air la propriété d’incompressibilité. C’est ce que l’on sous-entend à propos de l’eau par exemple, lorsque l’on dit « Un litre d’eau pèse 1 kilogramme » : si vous disposez d’un kilogramme d’eau, il vous faudra toujours un récipient d’un litre pour le contenir, il ne sera pas possible de le « comprimer » pour le faire entrer dans un espace plus petit. Ainsi en sera-t-il de notre air idéal.
Une fois ces hypothèses simplificatrices faites, la description mathématique de l’écoulement devient plus aisée, mais aussi moins vraisemblable. Suffisament toutefois pour que nous puissions en dégager une bonne intuition des mécanismes physiques à l’origine du vol.
Le champ des vitesses
Nous allons donc nous occuper de la description mathématique de l’écoulement permanent dans une région plane d’un fluide non visqueux et incompressible.
L’objet mathématique que l’on va utiliser pour modéliser l’écoulement s’appelle un champ de vecteurs. Voyons de quoi il s’agit en prenant l’exemple de deux écoulements particuliers :
- un écoulement uniforme d’ouest en est.
- un écoulement tourbillonnant autour d’un obstacle circulaire. [3]
Choisissons un point, que l’on nommera $P$, dans la zone d’écoulement tourbillonnant.
Imaginons maintenant que l’on place au point $P$ une petite girouette, munie d’un anémomètre.
La girouette s’orientera naturellement dans le sens de l’écoulement d’air au point $P$, dont la vitesse sera indiquée par l’anémomètre. Nous allons résumer ces informations en attachant au point $P$ une flèche, appelée vecteur vitesse, pointant dans le sens de l’écoulement (donné par l’orientation de la girouette) et dont la longueur sera proportionnelle à la vitesse de l’écoulement (donnée par l’anémomètre).
Réalisant ces mesures en différents endroits, voici les images que l’on obtient des régions d’écoulement :
Bien sûr, pour des raisons de lisibilité, nous ne pouvons représenter qu’un nombre limité de vecteurs, mais il faut garder à l’esprit qu’à chaque point du plan est accroché un vecteur, indiquant les caractéristiques essentielles de l’écoulement en ce lieu. C’est en plantant une flèche en chaque point de la région d’écoulement que l’on obtient un champ de vecteurs.
Le potentiel complexe
Nous avons exprimé l’information relative à l’écoulement sous la forme d’un champ de vecteurs. À présent, nous allons voir deux façons complémentaires de mesurer l’écoulement lorsque son champ de vitesses est connu. L’interprétation géométrique de ces mesures sera la clé qui permettra de comprendre l’écoulement d’air autour d’un profil de Joukovski.
Le flux
La première mesure est intuitivement liée au débit de l’écoulement. Choisissons deux points dans la zone d’écoulement, et nommons les $A$ et $B$. Ensuite, relions ces points par une courbe $\mathcal{C}$.
Alors pendant un petit intervalle de temps, la courbe $\mathcal{C}$ sera traversée par une certaine quantité d’air. Cette quantité rapportée à l’unité de temps, s’appelle le flux de l’écoulement à travers la courbe $\mathcal{C}$.
Pour mieux comprendre cette notion de flux, imaginons que l’écoulement d’air charrie avec lui une nuée de papillons, et que $A$ et $B$ deviennent Thomas et Leila, deux lépidoptéristes que l’aubaine ravit et qui étendent un filet à papillons précisément suivant la courbe $\mathcal{C}$. Le flux de l’écoulement à travers $C$ peut alors être pensé comme le rendement du filet à papillons, c’est-à-dire la quantité de papillons attrapés par seconde.
Thomas et Leila se poseraient sans doute immédiatement la question : « Existe-t-il une disposition de filet qui permette d’avoir un rendement maximal ? »
En langage plus formel, la question s’énonce ainsi : « Parmi toutes les courbes joignant $A$ et $B$, en existe-t-il une qui maximise le flux ? »
La réponse, peut-être surprenante au premier abord, est que le rendement du filet ne dépend pas de sa disposition. Toutes les courbes joignant $A$ à $B$ sont traversées par un même flux d’air.
Donc si l’on se fixe un point $R$ de référence, on peut à chaque point $P$ de la zone d’écoulement, associer un nombre $f(P)$ qui sera la valeur du flux de l’écoulement à travers n’importe quelle courbe joignant $R$ et $P$. Ce nombre $f(P)$ peut être calculé à partir du champ de vecteur représentant l’écoulement en effectuant une intégration, procédé fondamental en mathématiques, résumé par la jolie formule :
\[ f(P) = \int_{R}^{P} \overrightarrow{v}.\overrightarrow{n}\mathrm{d}l \]
La différence de potentiel
Imaginons que l’on dépose une petite fourmi dans une région plane siège d’un écoulement d’air, disons au point $A$. Si la fourmi veut rejoindre un point $B$, elle devra tout au long de son trajet lutter contre un vent contraire ou profiter d’un vent favorable. La différence de potentiel entre le point $A$ et le point $B$ est alors intuitivement l’énergie que dépensera la fourmi lors de son trajet.
Pour visualiser les différences de potentiel on va interpréter le champ de vecteur de l’écoulement comme un relevé topographique. Pour cela, il suffit de convenir que la direction d’un vecteur nous donne la direction de plus grande pente descendante, et que sa taille indique la raideur de cette pente.
Prenons l’exemple d’un écoulement uniforme d’Ouest en Est.
Alors le relevé topographique indique que notre relief descend partout dans la même direction, avec une pente constante. Vous l’aurez deviné, il s’agit d’un plan incliné !
La différence de potentiel entre les points $A$ et $B$ visualise alors comme la différence d’altitude entre les points correspondants sur le plan incliné.
Un résultat du mathématicien français Henri Poincaré affirme qu’étant donné une région d’écoulement qui n’entoure pas d’obstacle (comme celle colorée en vert ci-dessous, et contrairement à celle colorée en rouge), le champ de vitesses de l’écoulement peut toujours s’interpréter comme un relevé topographique. Dans ce cas on peut reconstituer le relief correspondant, comme nous l’avons fait pour le plan incliné. Pour avoir la différence de potentiel entre deux points, il suffit alors de mesurer la différence d’altitude entre les points correspondants sur le relief reconstitué.
Pourquoi n’autorise-t-on pas la région à entourer un obstacle ?
Reprenons notre tourbillon.
Le champ dans la région colorée en rouge ne peut s’interpréter comme un relevé topographique. En effet, la ligne de courant tracée en pointillés noir correspondrait alors sur le relief à un torrent que l’on pourrait descendre (en canoë par exemple !) tout en revenant à l’endroit d’où on était parti. C’est impossible, car les adeptes de sports d’eaux vives savent bien qu’à la fin d’une descente de rapides, on arrive toujours plus bas que l’endroit d’où on était parti !
Interprétation géométrique des mesures
Résumons : dans une région d’écoulement n’entourant pas d’obstacles, baptisée la région $\mathcal{D}$, ayant fixé un point de référence $R$ , nous pouvons associer à chaque point $P$ deux grandeurs :
- le flux $f(P)$ de l’écoulement à travers une courbe joignant $R$ à $P$.
- la différence de potentiel (penser « différence d’altitude ») $d(P)$ entre le point $P$ et le point $R$.
Nous allons visualiser ces mesures de la façon suivante : pour chaque point $P$ de la région $\mathcal{D}$, on dessine, dans un autre plan, un point $h(P)$ dont l’abscisse est $d(P)$ et l’ordonnée $f(P)$.
Lorsque le point $P$ parcourt la région $\mathcal{D}$, les mesures $h(P)$ décrivent une région que l’on notera $h(D)$, appelée région image (ou image tout court) de $\mathcal{D}$ par la transformation $h$.
Ainsi, les mesures de flux et de potentiel, une fois représentées graphiquement, s’interprètent comme une transformation de la région $\mathcal{D}$ (ci-dessus en bleu) en une autre région $h(\mathcal{D})$ (en marron). Essayons de mieux visualiser la manière dont s’opère cette transformation.
Pour cela, nous allons quadriller la région $h(\mathcal{D})$, et reconstituer le quadrillage correspondant dans la région $\mathcal{D}$.
Commençons par trouver les points dont les mesures se situent sur une droite horizontale bleue.
Deux de ces points, nommés $P$ et $Q$, sont représentés sur la figure ci dessous.
Nous voyons qu’ils se situent sur une même ligne de courant. En effet, les lignes de courant deviennent des droites horizontales sous l’effet de la transformation $h$.
Quid des lignes verticales ? Les points dont les mesures se situent sur une même droite verticale ont en commun d’être situés à la même altitude sur le relief reconstitué à partir du champ de vecteurs. Aux droites verticales correspondent donc les lignes d’égale altitude de notre relevé topographique.
Comment s’agencent-elles par rapport aux lignes de courant ?
Sur les flancs du relief, un torrent s’écoule suivant la direction de plus grande pente, c’est-à-dire perpendiculairement à la direction de pente nulle, qui est donnée par les lignes d’égale altitude. Sur notre relevé topographique, cela signifie que les lignes d’égale altitude sont une famille de courbes coupant les lignes de courant à angle droit :
- Lignes d’égale altitude correspondant aux lignes verticales
- Les lignes d’égale altitude (en rouge dans la région $\mathcal{D}$) coupent les lignes de courant (en bleu) à angle droit.
Transformations holomorphes
On obtient ainsi une correspondance entre deux quadrillages qui permet de mieux visualiser la façon dont s’opère la transformation $h$. Lorsque les grilles sont rendues très fines, comme les courbes vertes et rouges se coupent à angle droit, les rectangles un peu courbés formant le maillage de la région $D$ ressemblent de plus en plus à des « vrais » petits rectangles. Et un petit rectangle de la région $D$ correspond par la transformation $h$ à un petit rectangle, certes pivoté et quelque peu agrandi, de la région $h(D)$.
Ce fait n’est pas spécifique aux petits rectangles : toutes les petites formes seront préservées par la transformation $h$. Par exemple, dessinons au point $Q$ un petit hibiscus, vu ci-dessous à la loupe :
Alors si l’on regarde, toujours avec une loupe, ce que devient cet hibiscus sous l’effet de la transformation $h$, on observe...
un hibiscus ! Ce nouvel hibiscus est pivoté et agrandi par rapport à la fleur initiale, mais sa forme est identique.
- Transformation subie par un petit hibiscus
- L’hibiscus est pivoté et sa taille change, mais on reconnaît toujours un hibiscus !
En langage mathématique, une transformation d’une région plane qui, à l’image de notre transformation $h$, préserve les petites formes géométriques s’appelle une fonction holomorphe. L’analyse complexe est la branche des mathématiques qui étudie les fonctions holomorphes.
Le potentiel complexe
Regardons à nouveau notre transformations de la région $\mathcal{D}$ :
- Lignes d’égale altitude correspondant aux lignes verticales
- Les lignes d’égale altitude (en rouge dans la région $\mathcal{D}$) coupent les lignes de courant (en bleu) à angle droit.
En inversant mentalement le sens de la flèche, on obtient par la même correspondance une transformation de la région $h(\mathcal{D})$ en la région $\mathcal{D}$. En interprétant les lignes horizontales bleues dans la région $h(\mathcal{D})$ comme les lignes de courant d’un écoulement uniforme d’Ouest en Est, on visualise l’important théorème suivant :
Déformer pour mieux régner !
Une conséquence de ce résultat [4] est que si nous connaissons un écoulement dans une région plane $\mathcal{D}$, nous pouvons en déduire de nouveaux en déformant celui-ci à l’aide de transformations holomorphes.
À titre d’exemple, imaginons un coin formé par deux murs, dans lequel on injecte de l’eau depuis une source lointaine et parallèlement à l’un des murs. Voici représentée la situation dans le cas où les murs forment un angle droit :
Quel est l’écoulement qui s’établira dans le coin ? Nous pouvons certainement répondre à cette question dans un cas particulier : celui où l’angle entre les murs est plat ! On obtient alors un écoulement uniforme d’ouest en est.
Maintenant, suivant le principe général énoncé plus haut, nous allons déformer de façon holomorphe notre angle plat pour obtenir l’angle droit qui nous intéresse :
La transformation holomorphe permettant de passer de l’angle plat au coin est très simple, et c’est ce qui rend cette méthode efficace. Pour résoudre un problème dans une géométrie compliquée (le coin), on trouve une façon simple de se ramener à un cas que l’on sait traiter (l’angle plat), et on en déduit la solution pour le cas compliqué.
Écoulement autour du profil de Joukovski :
C’est cette méthode que nous allons utiliser pour déterminer l’écoulement autour de notre profil de Joukovski. Nous allons commencer par envisager le cas plus simple de l’écoulement autour d’un disque. Ensuite, grâce à une transformation holomorphe, nous passerons du disque au profil comme nous sommes passés de l’angle plat au coin.
Plaçons donc un obstacle en forme de disque dans un écoulement uniforme d’Ouest en Est. Le disque étant une des formes géométriques les plus simples, il est aisé de déterminer l’écoulement alentour, dont les lignes de courant puis le champ de vitesses sont représentés ci-dessous :
- Ecoulement d’air autour d’un disque
- Les lignes de courant épousent parfaitement la forme de l’obstacle, même à l’aval de l’écoulement.
En rouge sont représentés les points de stagnation, lieux où la vitesse d’écoulement est nulle. Remarquons que selon ce modèle, les lignes de courant épousent parfaitement la forme du disque, même dans la partie à l’ aval de l’écoulement, ce qui peut être pressenti à juste titre comme peu réaliste (nous y reviendrons). Mais on peut néanmoins, dans des conditions d’expérience privilégiées (lorsque les vitesses mises en jeu sont très faibles par exemple), observer un écoulement très proche de celui prédit par le modèle :
- Ecoulement réel autour d’un disque
- Ecoulement d’un fluide à la vitesse d’un millimètre par seconde, entre deux plaques de verre séparées d’un millimètre.
Lorsque l’on déforme le disque en profil de Joukovski à l’aide d’une transformation holomorphe, voici la configuration que l’on obtient :
Forces exercées par l’écoulement sur le profil - Paradoxe de d’Alembert
Pour trouver l’origine de la portance, essayons de comprendre les forces qu’exercent l’écoulement sur le profil d’aile.
Un fait remarquable nous sera à cet égard bien utile : les forces globales exercées sur le disque et sur le profil par les écoulements correspondants sont les mêmes ! Nous pouvons donc déterminer ces forces dans le cas du disque, plus facile à appréhender.
En réalité, les forces exercées par l’écoulement sur le disque sont de deux natures :
- les forces de frottement, dues à la viscosité de l’air
- les forces de pression
Notre modèle, dans lequel l’air n’est pas visqueux, ne prend pas en compte les forces de frottement. Seules les forces de pression interviennent, et voici comment.
Une petite portion de paroi, au contact de l’air, subira une force de pression. L’intensité de cette pression est reliée à la vitesse de l’écoulement d’air au voisinage de la portion par la loi de Bernoulli :
\[ p + \frac{v^2}{2\rho} = cst \]
Qualitativement, cette équation exprime que la pression est d’autant plus forte que la vitesse de l’air est faible. De l’air en mouvement aura une pression moindre que de l’air à l’arrêt. [5]
Les points de stagnation prennent alors un nouveau sens : ce sont les points où la pression exercée par l’écoulement sur le disque est la plus importante, ce qui dans le cas du disque peut paraître intuitif. Pour saisir approximativement l’effet global de l’écoulement, nous pourrions imaginer deux index, placés aux points de stagnation et appuyant à force égale sur le disque.
Vu comme cela, il apparaît assez clairement que les forces qui s’exercent sur le disque se compensent. En effet, en deux points diamétralement opposées, les vitesses d’écoulement sont identiques, donc les forces exercées en ces point sont d’égale intensité, et se neutralisent. Puisque les forces se compensent ainsi deux à deux, la force globale exercée sur le disque est nulle. Point de portance donc ! Plus étonnant encore, point de « trainée », c’est-à-dire de force poussant le disque dans le sens de l’écoulement. On s’imagine pourtant que si l’on pose un palais de hockey sur un lac gelé, à la surface duquel souffle un violent blizzard, le palais glissera, poussé par le vent... Et les efforts faits par les ingénieurs pour donner des profils aérodynamiques aux voitures, aux trains, aux avions témoignent bien d’un souci de minimiser la résistance bien réelle qu’oppose l’air au mouvement.
Au 18e siècle, Jean le Rond d’Alembert, savant français dont le nom est souvent associé à celui de Diderot en rapport à la fameuse Encyclopédie, attira l’attention de la communauté mathématique sur ce paradoxe, qui depuis porte son nom :
Je ne vois donc pas, je l’avoue, comment on peut expliquer par la théorie, d’une manière satisfaisante,la résistance des fluides. Il me paroît au contraire que cette théorie traitée et approfondie avec toute la rigueur possible, donne, au moins en plusieurs cas, la résistance absolument nulle. Paradoxe singulier que je laisse à éclaircir aux géomètres."
Ce paradoxe, comme la lectrice s’en est peut-être doutée, peut être résolu en prenant en compte la viscosité de l’air, dont les effets ne sont pas négligeables. Elle entraînera l’apparition de forces de frottement au contact entre l’air et la paroi. Plus déterminant encore, elle favorisera la création d’un sillage désordonné (les spécialistes parlent de « turbulence » mais nous n’en ferons pas de description précise ici), venant rompre la symétrie de l’écoulement.
- Décollement de l’écoulement à l’aval du disque -Sillage turbulent
- La symétrie est rompue : la face « amont » du disque est soumise à une pression plus importante que la face « aval ». En résulte une force dans la direction de l’écoulement, la traînée.
La nécessité de prendre en compte la viscosité pour avoir des modèles plus vraisemblables a conduit Claude Navier et George Stokes, deux mathématiciens européens du 19ème siècle que la Manche séparait, à formuler les équations générales régissant l’écoulement des fluides. Ces équations, dites de Navier-Stokes, sont encore au cœur des préoccupations de nombreux mathématiciens et leur résolution complète a été promue au rang de problème mathématique du millénaire.
Apparition de la portance
Et la force portante, d’où provient-elle ? Son absence est-elle aussi paradoxale ? A ce stade, un joueur de tennis de table ne serait certainement pas étonné, et nous dirait à raison : « Si vous voulez que la balle monte, il faut lui donner de l’effet ! ». De l’effet, c’est-à-dire induire, par un coup de raquette habile un mouvement de rotation de la balle sur elle-même.
Alors essayons !
Pour une balle à l’arrêt, un tel mouvement de rotation va entraîner une mise en circulation de l’air alentour.
En superposant cette circulation due à la rotation pure à l’écoulement dû au déplacement horizontal de la balle, voici l’écoulement que l’on obtient :
- Ecoulement autour d’une balle avec de l’effet
- La vitesse de l’air est plus grande sur le dessus de la balle.
En raison du sens de la circulation d’air, l’écoulement résultant est plus rapide sur le dessus de la balle que sur le dessous. En vertu de la loi de Bernoulli, on obtient alors une surpression sur le dessous de la balle, et celle-ci est poussée vers le haut. [6] Bien sûr, si l’on avait fait tourner la balle dans l’autre sens (effet de lift), la force aurait été dirigée vers le bas.
Ainsi, il apparaît que l’écoulement d’air le plus général autour d’un disque s’obtient en superposant l’écoulement dû au déplacement horizontal, à celui, purement circulaire, provoqué par un éventuel effet. Le théorème de Kutta-Joukovski affirme alors que l’intensité de la force portante est proportionnelle à celle de l’effet donné à la balle.
Notre disque, ne l’oublions pas tout-de-même, correspond par déformation holomorphe, à une aile d’avion, qui ne peut tourner sur elle-même ! La composante circulaire de l’écoulement, nécessaire à l’apparition de la portance, ne peut donc provenir d’une mise en rotation. Quelle est alors son origine ?
C’est ici qu’intervient la forme singulière du profil de Joukovski.
Lors de la mise en mouvement de l’aile, on observe un écoulement correspondant au déplacement sans effet de notre disque.
- Forme de l’écoulement lors de la mise en mouvement de l’aile.
- Le contournement du bord de fuit, en forme de pointe, se fait à grande vitesse.
L’air est alors contraint de contourner la pointe que présente le bord de fuite pour rejoindre le point de stagnation en aval, situé sur l’extrados. Ce contournement de la pointe se fait à grande vitesse. Le modèle prédit même que pour parvenir à faire ce virage vertigineux, la vitesse de l’air doit devenir arbitrairement grande en s’approchant de la pointe. On se doute alors qu’il ne peut s’agir, d’un point de vue physique, d’une situation stable. Et en effet, on observe dans les faits une migration du point de stagnation vers la pointe du bord de fuite : parmi toutes les positions possibles, celle-ci est la seule évitant que le contournement délicat n’ait lieu.
Cette migration se fait avec l’émission d’un tourbillon de démarrage, schématisé ci-dessous :
Ce tourbillon de démarrage sera compensé par l’apparition d’une composante circulaire de l’écoulement autour de l’aile, de sens opposé et de même intensité. De cette façon la « quantité de tourbillon » à l’intérieur du rectangle $ABCD$, nulle lorsque l’aile est immobile, est conservée : un tourbillon est crée dans un sens, et une circulation d’air autour de l’aile apparaît dans l’autre.
On peut à partir des données géométriques que sont les points de stagnation et le bord de fuite calculer l’intensité de la composante circulaire de l’écoulement, et grâce au théorème de Kutta-Joukovski, obtenir la valeur de la portance.
La portance ainsi calculée s’accorde bien avec les mesures réalisées en soufflerie lorsque l’inclinaison du profil par rapport au vent n’est pas trop importante (inférieure à 16 degrés.)
Pour finir, revenons aux curieuses torsades observées expérimentalement aux extrémités de l’aile :
Elles sont le témoignage frappant de la présence d’une composante circulaire de l’écoulement autour de l’aile.
Arrivée à l’extrémité de l’aile, la composante circulaire de l’écoulement (schématisée ci-dessus) ne peut disparaître brutalement ! Elle va alors « contourner » l’extrémité et s’orienter de sorte que l’axe de rotation soit dirigé dans le sens de l’écoulement. Cela donnera naissance aux lignes de champ en hélice observées dans le sillage des extrémités de l’aile.
Après ces derniers tourbillons, résumons.
C’est la présence d’une composante circulaire de l’écoulement autour de l’aile qui contribue à créer la portance : comme dans le cas de la balle, l’air s’écoulera globalement plus vite sur le dessus de l’aile, y créant selon la loi de Bernoulli, une dépression.
C’est par le truchement des transformations holomorphes que nous avons pu faire le parallèle éclairant entre la situation autour du disque et celle autour de l’aile. L’analyse complexe, objet d’étude à part entière en mathématiques, a joué un rôle important lors des premières tentatives de compréhension des phénomènes physiques à l’origine du vol. La réciproque est aussi vraie : l’intuition physique est historiquement venue nourrir la réflexion sur la théorie abstraite des fonctions holomorphes. Souhaitons que cette interaction fertile entre physique et mathématiques n’en soit pas à ses derniers fruits.
Bibliographie :
Pour de nombreuses animations, ainsi que plus de détails, on pourra visiter le site suivant.
Tristan NEEDHAM, Visual Complex Analysis, Oxford New York : Clarendon Press : Oxford University Press, 1997 : Un livre passionnant et d’une grande pédagogie pour aborder l’analyse complexe d’un oeil neuf.
Grigori A. TOKATY, A History and Philosophy of Fluid Mechanics, Dover 1994 : L’histoire de la mécanique des fluides à travers celle de ses héros, de Léonard de Vinci à nos jours.
Milton VAN DYKE, An album of fluid motion,Stanford, Calif. : Parabolic Press, 1982 : De magnifiques photographies d’écoulements plans.
George K. BATCHELOR, An introduction to fluid dynamics, Cambridge University Press, impr. 2000
Patrick CHASSAING, Mécanique des fluides : éléments d’un premier parcours, Toulouse : Cépaduès-éditions, impr. 2010
[D’Al-1768]
Jean le Rond d’ALEMBERT, Paradoxe proposé aux géomètres sur la résistance des fluides,Opuscules, tome V - XXXIV ème Mémoire sur le mouvement des Fluides, 1768.
[Hoff&John]
Johan HOFFMAN, Claes JOHNSON, Resolution of d’Alembert’s Paradox, Journal of Mathematical Fluid Mechanics,12 (2010) pp.321-334.
Je remercie Etienne Ghys de m’avoir introduit au sujet de cet article et de son aide précieuse tout au long de sa rédaction ainsi que Paul Vigneaux pour sa relecture attentive et ses conseils. Merci également à Claude Meslin pour sa contribution essentielle aux illustrations et ses remarques de fond. Sans oublier les relecteurs patients et attentifs grâce a qui le texte d’origine a pu être amélioré : Nicolas Tholozan, Paul Laurain, alchymic666, florian, Alexandre Moatti, Christine Huyghe, Colin Faverjon et Mickaël Kourganoff.
Notes
[1] Nikolai Egorovich Joukovski était un physicien Russe, professeur de mécanique à l’université de Moscou.Dans son œuvre abondante et variée, on trouve des travaux fondateurs sur les mécanismes du vol qui en font l’un des pères de l’aviation russe. On pourra consulter la page wikipedia qui lui est consacrée.
[2] Pour observer le mouvement d’une aile à travers une masse d’air immobile, on peut choisir d’immobiliser l’aile et de faire circuler l’air : c’est le principe d’une soufflerie. Les physiciens parlent de changement de référentiel.
[3] Encore une fois, il s’agit d’un tourbillon idéalisé : la compréhension intuitive que l’on a de ce genre de phénomènes voudrait que les lignes de courant ressemblent plutôt à des spirales, et non à des cercles.
[4] Et de sa réciproque : la déformation holomorphe d’un écoulement uniforme modélise bien un écoulement de fluide incompressible.
[5] Pour s’en convaincre, on pourra essayer de souffler entre deux feuilles de papier parallèles...
[6] On peut s’en convaincre par « la méthode des index » : les points de stagnation ayant maintenant migré vers le dessous de la balle, les deux index poussent la balle vers le haut !
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Pour citer cet article :
Quentin Agren — «Quand les maths donnent des ailes» — Images des Mathématiques, CNRS, 2011
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