Requiem pour la Géométrie
Le 8 avril 2009 Voir les commentaires (1)
Les heures de la Géométrie en France sont comptées. Dans deux mois, sans
réaction de la part de la communauté au sens large, nous pourrons célébrer,
hélas, la fin de la géométrie dans l’Hexagone !
On pourra trouver le bulletin de santé de cette grande souffrante à l’adresse
suivante et prendre
connaissance du projet de programme de mathématiques de la classe
de seconde du lycée général et technologique.
S’il n’y a pas de réactions d’ici le 15 mai 2009, ce projet, concocté en
seulement 35 jours par des experts, sous l’impulsion du Ministère, deviendra
réalité à la rentrée 2009. Il sera alors inévitable de modifier, à la baisse
bien sûr, les autres programmes de géométrie des classes de première et de
terminale. Que ferons-nous en licence, en master 1, en master 2, en formation aux concours ou encore en thèse de doctorat ?
Il me semble, mais cela n’engage que moi, que l’approbation de ce projet
signera l’acte de mort de la géométrie dans notre pays.
Que trouve-t-on plus précisément dans ce projet ? La géométrie y est réduite
aux contenus suivants :
- abscisse et ordonnée d’un point dans le plan rapporté à un repère orthonormé ;
- distance de deux points du plan ;
- milieu d’un segment ;
- droite comme courbe représentative d’une fonction affine ;
- équations de droites ;
- droites parallèles, sécantes.
Voilà, c’est tout !
Il est clair que la partie retirée concernant la géométrie a été
remplacée par des mathématiques très respectables comme les statistiques, les
probabilités, l’algorithmique et des thèmes d’étude : cryptologie et codage,
utilisation de la théorie des graphes, phénomènes d’évolution.
Qu’a-t-on perdu ? La géométrie dans l’espace, les vecteurs, les configurations
et les transformations du plan, les triangles isométriques et les triangles de
même forme. Excusez du peu. Et alors ? Je ne pense pas qu’on ait seulement
perdu quelques morceaux de programme immédiatement remplacés par d’autres.
A ce sujet, je donnerai également la parole à Nassim L. pour commenter ce
projet de réforme. Je le lui ai présenté sans cacher ma grande déception. Il
exprime à sa façon ce que je pense au sujet de ce massacre. J’ajouterai
ensuite mes propres considérations.
Nassim L. est un élève de première que j’ai accompagné durant toute sa
scolarité au collège. Voisin, il venait chez moi pour le plaisir de réfléchir
à des problèmes de géométrie. Une géométrie riche. En effet, Jean M., son
professeur, consacrait beaucoup de temps à construire les devoirs à faire à la
maison. Quelques questions d’algèbre et un problème de géométrie où le
regard, l’observation, la prise d’initiatives par le biais de constructions
auxiliaires, les connaissances, la logique entraient en jeu pour révéler des
belles propriétés de telle ou telle configuration.
Oh, combien de fois, ai-je vu Nassim sauter littéralement sur sa chaise,
content d’avoir trouvé un chemin vers la solution et s’extasiant devant la
beauté d’une construction ou d’une propriété géométrique !
Au lycée, malheureusement, Nassim n’a plus eu un enseignement de qualité en
géométrie. Ce manque d’intérêt ou de formation de certains collègues pour
cette partie des mathématiques, une des plus anciennes dans l’histoire avec
l’algèbre, ne justifie pas le fait de l’évincer des programmes.
On aurait pu, par exemple, renforcer la formation continue dans ce domaine et
surtout réintroduire dans les maquettes des cursus universitaires un vrai cours
de géométrie à la Euclide, c’est-à-dire exempt de l’algèbre linéaire.
C’est ce que nous avons proposé dans nos projets de maquettes à l’Université
Lille 1 pour la rentrée 2010. En partant du constat que nos étudiants
préparant le CAPES n’avaient plus les bons réflexes dans l’étude de problèmes
ayant trait à des configurations dans le plan et dans l’espace, nous avons
inscrit un nouveau cours de géométrie. Nos étudiants ne « voyaient » plus. Par
conséquent, ils ne pouvaient pas apprendre à « voir » à leurs élèves. En
travaillant régulièrement, depuis quelques années, avec Juliette, guide au
Musée des Beaux Arts de Lille, je me rends compte que c’est grâce à elle que
je peux mieux voir, comprendre et apprécier certains tableaux, même ceux que
j’ai déjà eu l’occasion de voir plusieurs fois, par exemple au département
Moyen Age et Renaissance du Musée.
Dans la conception des nouvelles maquettes, nous avons souhaité nous
affranchir du langage des transformations, pour laisser la place aux cas
d’égalité des triangles, via le mouvement, et aux cas de similitude des
triangles via la théorie des proportions.
C’est la voie ouverte à une mine inépuisable de problèmes de difficultés
variables. Lebesgue, Hadamard, F. G.-M. ont consacré des volumes à ces
problèmes formateurs, pour ne citer que quelques références.
Parallèlement, nous avons gardé des cours de géométrie affine, euclidienne et
projective faisant appel cette fois à l’algèbre linéaire. L’ensemble des
approches, géométrique et algébrique à la fois, pouvant ainsi fournir des
ressources pour développer la vision, les prises d’initiatives pour
démontrer les résultats et penser d’une façon complètement nouvelle la
formation initiale et continue des enseignants, y compris les enseignants
passionnés par l’informatique avec l’utilisation de logiciels de
visualisation. Ce n’est pas un hasard si les grands spécialistes de la
visualisation - j’en ai connu quelques-uns à la Cité des Géométries - disent
avoir besoin constamment de la géométrie, pas seulement de la géométrie
différentielle mais aussi de la géométrie d’Euclide !
Voici donc les réactions de Nassim à la lecture des nouveaux programmes de seconde :
— « C’est tout ?
Ça me parait léger par rapport à ce que j’ai fait en seconde... bof !
Ça me semble vachement pauvre.
Placer un point dans un plan ? ... c’est du déjà vu !
Les experts recommandent de renforcer la vision dans l’espace : mais comment
? Il n’y a rien dans le programme qui mentionne ce sujet !
C’est dommage d’ôter une grosse partie de la géométrie et de ne pas en trouver
un peu plus, il n’en reste que dans les thèmes d’étude... »
— « Quelle a été, Nassim, la place de la géométrie dans ta formation au collège ?
»
— « Intéressante. M. Jean M. savait construire des problèmes qui pouvaient
captiver mon attention. Il est vrai qu’au collège j’ai trouvé plus dur la
géométrie que l’algèbre. Le fait que ce soit difficile m’a aidé à apprendre à
démontrer. Je m’explique. En algèbre, c’était plutôt les calculs, les résultats
qui comptaient. S’il y avait une erreur dans le résultat alors le professeur
faisait marche arrière pour contrôler la démarche. Pour la géométrie, c’était
l’inverse : la mise en place d’une démonstration était le plus important. Je
me rappelle, quand on devait prouver une propriété liée à une
configuration donnée, il fallait rédiger un paragraphe pour illustrer la
démarche suivie. C’est l’explication de celle-ci qui m’apprenait à
démontrer. Par exemple, pour utiliser une comparaison, en français, lorsque
nous faisons un commentaire de texte, la prof nous apprend d’abord à
l’analyser, à repérer les points intéressants en rapport avec les questions
posées, puis petit à petit, grâce aux grands axes qu’elle nous propose, elle
nous laisse de moins en moins d’indications et plus de liberté. On recueille
ainsi le fruit de ce travail de préparation. C’est comme ça que ça reste gravé
dans le cerveau. Pour l’algèbre, il y a une formule à apprendre. On peut
l’oublier. Pour construire une démonstration en géométrie, il fallait
analyser les informations contenues dans la configuration. Ça, ça reste ! On
ne peut pas l’oublier ! Cette démarche peut alors se transférer en algèbre. Il
y a moins de « par cœur » en géométrie qu’en algèbre. Si je dois trouver une
équation de la droite passant par deux points, j’ai besoin de la formule. Sans
la formule je ne peux pas m’en sortir. Les formules font partie d’un effort de
mémoire, il me semble. Sur le long terme, on peut dire les choses de la façon
suivante : les configurations géométriques impliquent de la part de l’élève
plus une démarche du raisonnement ; pour l’algèbre, on finit le plus souvent
par retenir les formules. »
— « Comment trouves-tu cette réforme ? »
— « Je la trouve étrange... D’une certaine manière regrettable. Même pour
quelqu’un qui ne reste pas en S : les formules s’oublient, la démarche non. »
— « Ennuyant la géométrie ? »
—« Pas vraiment. Quand on n’a pas la méthode on peut trouver la géométrie
ennuyante. Une fois que la méthode est acquise, c’est jouissif : on découvre
un résultat en analysant la configuration, puis un autre, puis un autre
encore. C’est très agréable ! Il y a cette attente du déclic, de la recherche
d’une piste à suivre, d’un obstacle à surmonter. Certes, c’est décevant
lorsqu’on bloque dessus. Si on veut que les élèves ne bloquent plus, alors il
est vrai qu’enlever la géométrie peut se révéler pratique... Il me semble
qu’ils ont gardé dans ce projet un bloc symbolique ! »
— « Elitiste la géométrie ? »
— « Dans tous les cas, c’est trop facile de l’enlever. Ça donne l’impression que
les adultes ayant concocté ces programmes baissent les bras ! »
En tant qu’adulte, à ce moment, j’ai eu honte.
— « J’ai l’impression que ce qui reste est surtout proche de l’algèbre. »
— « La géométrie est une façon d’appréhender la beauté du monde ? Tu sais que
Galilée disait "Le grand livre de la nature est écrit avec l’alphabet de la
Géométrie... »
— « Oui. Parce que l’on trouve beaucoup de géométrie partout : en physique à
travers le langage des vecteurs (vitesse, force,...), dans les formes
bizarres, je pense par exemple au chou romanesco. Dans mon manuel de maths de
seconde, il y avait des figures à la fin de chaque chapitre faisant allusion à
l’emploi de la géométrie dans d’autres domaines comme l’architecture,
l’ingénierie, la visualisation. Dommage qu’il n’y a rien de tout ça dans les
thèmes d’étude. »
— « En quoi la géométrie est importante pour la culture du citoyen lambda ? »
— « Par exemple, dans le dessin. Mais encore plus, pour moi, dans la capacité de
mettre en place un raisonnement. C’est un très bon prétexte pour faire des
raisonnements. »
Nassim, élève à l’esprit naturellement vif et talentueux dans beaucoup de
domaines comme l’écriture, le dessin et la musique, a décidé de poursuivre
après le Bac des études d’infographie. Je pense que l’enseignement de
géométrie riche qu’il a reçu au collège par Jean M. y est pour quelque chose.
Je pense qu’il s’agit moins de pleurer sur la disparition des vecteurs que sur
la disparition d’une offre véritable de construction des mathématiques. Alors
qu’il est sérieusement compliqué de mettre en place les bases de
l’arithmétique dès le plus jeune âge, on peut encore croire que bâtir
l’édifice de la géométrie via quelques axiomes est encore possible.
Les points, les droites, les triangles, les cercles de la géométrie ne sont
pas plus abstraits que les électrons, les protons ou les quarks de la physique
ou même les cellules que finalement nous ne voyons pas tous les jours ! Et
pourtant, il serait absurde de renoncer à comprendre la structure de la
matière comme il me semble absurde de refuser de comprendre le système de
pensée tel qu’il nous a été transmis par Euclide, Platon, Aristote... sous
prétexte que les objets de la géométrie avec leurs propriétés ne sont pas des
objets concrets.
Renoncer à la capacité d’abstraction des jeunes - j’énonce ici mon sentiment
sur notre époque et en particulier sur l’état de la formation donnée, à
des exceptions près bien sûr, dans le secondaire en mathématique comme à
l’université - signifie pour les adultes y renoncer aussi. Il y a des langues
dites mortes, il y aura peut-être bientôt une science morte : la géométrie. Au
mieux, il y aura un cadavre ambulant. De toute façon, l’enseignement des
mathématiques s’est petit à petit transformé en un enseignement de
paramathématiques. Il est vrai qu’en parapharmacie, on peut trouver des
produits aussi efficaces qu’en pharmacie.
S’il y a une communauté (mathématique ou non) qui pense qu’il n’y a pas que la
géométrie comme discipline formatrice pour la vie - et je revendique mon
appartenance à cette communauté - il y en a une autre qui pense que la
géométrie fait partie de ces savoirs qui nous forment. Je revendique également
l’appartenance aussi à cette communauté.
Il reste à savoir - et cela, pour rester lucide, concerne peut-être surtout
la géométrie - comment ne pas transformer ce magnifique outil de la pensée en
affreux cauchemar pour les élèves (et pour les profs). Puis encore : comment
gérer ce passé plus récent, mal digéré, des mathématiques modernes où les
figures étaient presque interdites mais aussi comment comprendre ce passé plus
lointain d’une tradition euclidienne qui a retardé la naissance d’autres
géométries, comme la géométrie hyperbolique.
Je tiens à citer deux exemples de grands mathématiciens pour qui la géométrie
a été pour l’un un magnifique tremplin vers de nouvelles mathématiques et pour
l’autre une délicieuse invitation à revisiter les fondements de cette
discipline formatrice au long des siècles de générations de mathématiciens,
physiciens, architectes, ingénieurs, poètes, artistes...
D’une part, David Mumford, médaille Fields pour ses travaux en géométrie
algébrique, a pu apporter des contributions remarquables dans le domaine de la
visualisation. Autrement dit, la recherche fondamentale n’est pas seulement
parfaitement compatible avec la recherche appliquée mais peut en être le point
de départ.
D’autre part, Robin Hartshorne, géomètre algébriste remarquable du vingtième
siècle, auteur entre autres d’un ouvrage de géométrie algébrique
incontournable, a cru bon retourner, au sommet de sa carrière, aux
fondements de la géométrie d’Euclide dans l’ouvrage : Geometry : Euclid and
beyond.
Jacqueline de Romilly de l’Académie Française a écrit ce magnifique ouvrage
« Le trésor des savoirs oubliés » où elle se pose la question : pourquoi la
littérature ?
J’ai l’impression que notre époque ne doit pas être propice à relier l’ancien
au nouveau, comme si la « fameuse modernité » ne pouvait vivre et se développer
qu’en reniant ces cultures qu’ont construites nos sociétés, même si certaines
sont par ailleurs très critiquables sous certains aspects.
En effet, un des reproches que l’on fait souvent à nos sociétés est celui
d’être incapables de prendre en compte leur complexité. Les exemples sont
multiples : crises financières, crises écologiques, crises énergétiques,
crises des religions, crises identitaires... bref, un avenir titubant sur tous
les fronts !
C’est au fond la raison pour laquelle je ne veux pas non plus me placer comme
un défenseur de la seule géométrie mais volontairement poser la
question : pourquoi faut-il encore enseigner de la géométrie riche ?
Quelques années avant Jacqueline de Romilly, Italo Calvino avait écrit :
« Pourquoi lire les classiques ? » Dans la préface (1995), Philippe Sollers
avance une réponse : « Parce que ce sont eux qui nous lisent. Notre prétendue
originalité ou authenticité n’est rien d’autre qu’une exagération
narcissique. C’est là l’erreur par excellence, vers laquelle, désormais, tout
nous pousse. La société humaine est devenue une immense entreprise de
subjectivité hallucinée. Un classique m’oblige à reconnaître que je ne suis
pas moi, que ce que j’imagine m’être le plus personnel n’est qu’une redite
plus ou moins informe. Calvino savait cela, puisque seul un vrai moderne (et
pas un moderniste et, pas non plus, un érudit académique) peut être
classique. Les classiques sont modernes, à jamais ? C’est ce qu’il fallait
démontrer. »"
Alors, pourquoi défendre la géométrie ?
Ma contribution sera donnée sous une forme qui m’est chère dans la deuxième
partie de ce billet : J’ai rêvé du Sieur Girard Desargues. [1]
Notes
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Pour citer cet article :
Valerio Vassallo — «Requiem pour la Géométrie» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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Commentaire sur l'article
Requiem pour la Géométrie
le 17 avril 2009 à 11:46, par lauton.g