Saint-Exupéry, fort en math ?
Le 25 août 2021 Voir les commentaires
Avant de devenir l’écrivain, le poète et l’aviateur que nous connaissons, Antoine de Saint-Exupéry a cherché sa voie. Trois fois candidat malheureux à l’École navale de 1918 à 1920, il rejoint ensuite, comme auditeur libre, l’École des beaux-arts et enfin, devient aviateur lors de son service militaire.
Une légende lui attribue d’excellents résultats en mathématiques et en sciences aux concours (par opposition à des résultats littéraires décevants). La consultation de documents historiques à la bibliothèque de l’Institut Henri Poincaré permet de discuter de ce fait.
Beaucoup de lecteurs d’Antoine de Saint-Exupéry l’ignorent mais la première intention d’Antoine était de rejoindre l’École navale, une école militaire sise sur la rade de Brest. Son parcours scolaire est brillamment résumé par Michel Autrand dans son introduction aux œuvres complètes dans la collection de la Pléiade [1].
Passé les années d’enfance et les photos de famille 1900 à châteaux et chapeaux, commencent pour l’adolescent les collèges religieux et leur cortège de notes très moyennes, puis ce sont les études supérieures, qui se soldent par un échec, sans que puisse le compenser une vie parisienne qui, pour un jeune aristocrate sans argent ou « désargenté » n’est facile qu’en apparence.
Les faits
Rentrons dans les détails. Nous sommes en 1917 et Antoine, déjà orphelin de père depuis 1904, vient de perdre son seul frère, François (il lui reste trois sœurs). Il a obtenu son baccalauréat après des études dans des collèges jésuites au Mans et à Villefranche-sur-Saône, et marianiste à Fribourg en Suisse. Il devient alors interne au lycée Saint-Louis (de Paris) et élève dans la classe de préparation au concours de l’École navale d’Augustin Pagès [2].
Cette première année est largement perturbée par les bombardements sur Paris (qui entraînent le déménagement des étudiants au lycée Lakanal à Sceaux), le passage devant le conseil de révision (pour une éventuelle incorporation dans l’armée) et l’Armistice. Antoine passe sans succès les concours en décembre 1918. Il représente ce concours en 1919 et 2020 sans connaître davantage de réussite.
Un légende accompagne ses échecs ; on la trouve dans de nombreuses biographies d’amateurs aussi bien que sur sa page Wikipedia :
ses résultats dans les branches scientifiques sont très bons, mais ceux des branches littéraires insuffisants.
Comme l’affirmation sur l’encyclopédie en ligne est en attente de références, il nous a semblé intéressant de l’examiner à partir des documents dont on dispose.
Ce qu’en dit Saint-Exupéry
Antoine écrit beaucoup à sa mère (et se plaint qu’elle ne lui écrive pas assez) et à Monnot, surnom de sa sœur Simone. Au gré des lettres, on trouve de nombreuses informations sur la vie du jeune interne :
- des avis sur l’actualité, notamment les bombardements et la guerre avant l’Armistice ;
- ses lectures nombreuses et passionnées qui vont de son « petit Baudelaire » au « Cantique des cantiques » qu’il recommande chaudement ;
- sa vie mondaine et les invitations d’amis de la famille qui lui procurent une grande excitation (« C’est fait, j’ai déjeuné chez la duchesse de Vendôme... sœur du roi des Belges ! Je suis dans une joie folle de la chose : ils sont charmants [3] ») ;
- son engagement dans la vie préparationnaire avec les rivalités picrocholines entre les flottards (ceux qui préparent le concours de Navale) et les taupins (qui préparent Polytechnique), les pistons (qui préparent Centrale) ou les cyrards (qui préparent Saint-Cyr) :
les pistons sont nos ennemis mortels. D’ailleurs on les méprise, « ingénieur » étant une carrière méprisable et antiflottarique [4].
- d’abondants commentaires sur son travail scolaire et ses résultats.
C’est bien ce dernier point qui nous intéresse dans notre quête. Il y a d’abord l’énumération des notes et ses impressions les concernant. « Je viens de passer une colle de math et j’ai 10, c’est pas mal pour moi [5], « Je viens de passer en colle de math j’ai eu 13. En composition je n’ai pas été dernier il y a eu deux ou trois types après moi (en math) et comme on se suit tous de très près je ne suis pas si inférieur que ça aux autres » [6]... », « On vient de donner les places de la composition de mathématiques et j’ai constaté avec une grande satisfaction que j’ai monté de cinq places depuis la dernière fois. Évidemment je suis encore assez loin de la première moitié mais, si ça continue comme cela, j’espère y arriver bientôt [7] ! » « Je travaille pas mal. Mes dernières notes d’interrogation sont 12, 14, 14, les maths marchent bien [8]. »
Un autre commentaire nous montre un élève à la fois très motivé mais qui choisit où placer ses efforts :
Nous avons eu composition de mathématiques divisée en deux parties :
- Algèbre.
- Géométrie.
J’ai fait l’algèbre mais pas une ligne de géométrie (on n’en a pas pour le concours). J’ai donc une place médiocre pour l’ensemble mais M. Pages m’a dit que pour l’algèbre j’étais dans les 6 ou 5 premiers (quarante élèves) avec la note 14 sur 20 (je n’ai malheureusement que 7 sur 20 pour le total), ce qui est excellent et me donne de l’espoir [9].
Entre deux messages où il témoigne de ses efforts : « Je bûche des maths... toujours [10]. » « Pour le moment, je travaille mon boche et aussi mes mathématiques [11]. » « Je vous quitte pour aller faire de l’algèbre. Je vous embrasse de tout mon cœur [12]. » L’élève se laisse aller à des commentaires plus personnels exprimant sa lassitude (en même temps que sa compréhension des nombres complexes) :
j’ai des engelures aux pieds... et à l’esprit, car je suis engourdi au point de vue des Maths, c’est-à-dire que j’en ai par-dessus le dos, c’est bien amusant de patauger dans des discussions de paraboloïdes hyperboliques, et de planer dans les infinis, et de se casser la tête sur des nombres dits imaginaires, parce qu’ils n’existent pas (les nombres réels n’en sont que des cas particuliers) et d’intégrer des différentielles du second ordre et de... et de... Zut [13] !
On s’étonne aussi de découvrir des passages avec des évocations plus artistiques des cours de mathématiques :
Ainsi même dans la façon de prendre un cours de mathématiques je découvre des possibilités d’émotion artistique et je vous montrerai un cahier d’analytique où l’ordonnance du texte, l’harmonie des titres, l’élégance spirituelle des figures fait songer à une édition d’art enrichie d’arabesques étranges. Et la strophoïde bipolaire qui n’était qu’une pauvre courbe du quatrième degré se hausse au rôle délicat de motif d’ornementation [14].
La lecture de ces lettres ne donne pas l’image d’un étudiant extrêmement confiant pour les épreuves de mathématiques ; il apparaît même parfois résigné comme lorsqu’il se confie à sa sœur en 1919. « Je ne pourrai pas me présenter à Navale vu que je n’en travaille pas le programme. Enfin, faut être fataliste [15]. » Ces premiers éléments ne semblent pas corroborer l’hypothèse d’un candidat fort en science et, pour aller plus loin, il faut se pencher vers des sources indépendantes du ressenti de Saint-Exupéry.
Ce que l’on trouve dans les « petits carnets »
Commençons par préciser les sources. La bibliothèque de l’Institut Henri Poincaré dispose dans ses archives d’une collection de carnets de petit format dans lesquels on peut lire des compte-rendus d’épreuves orales : quelques dates puis des listes de noms accompagnés de bribes d’énoncés, de commentaires (très) sévères et de notes. Certains de ces carnets concernent des examens universitaires mais ceux qui nous intéressent sont ceux en rapport avec le concours d’entrée de l’École navale. Voici par exemple la page de garde de l’un de ces carnets :
Si ces carnets permettent d’identifier les candidats et de consulter leurs performances, ils ne sont pas signés et les examinateurs restent la plupart du temps inconnus (si l’on excepte les deux volumes les plus anciens qui sont sans aucun doute de la main d’Émile Borel).
On y trouve le nom de Saint-Exupéry à trois reprises.
- Tout d’abord en 1918 dans un carnet correspondant à l’épreuve d’« Algèbre » [16]. Il est passé le 9 décembre comme septième et dernier candidat de la journée à Paris. L’examinateur, qui a déjà interrogé 37 candidats depuis le 2 décembre [17], connaît une journée faste avec trois excellents candidats finalement reçus troisième, cinquième et onzième. La page concernant Saint-Exupéry affiche des commentaires très violents (mais dans le ton des autres pages du même carnet) : « récite sans trop comprendre », « ne comprend rien » ou « calcule mal ». La planche comporte une question de cours, un exercice calculatoire sur les équations différentielles et un exercice élémentaire sur une série numérique explicite.
Un examinateur moderne serait sûrement moins sévère dans ses commentaires mais constaterait que les méthodes proposées par le candidat sont loin d’être optimales.
La note attribuée est 7 : elle ne condamne pas définitivement le candidat mais le place en bien mauvaise posture.
- Pour la session 1919, un carnet [18] couvre l’épreuve de « Géométrie analytique, Mécanique, Géométrie descriptive » ; son auteur n’est vraisemblablement pas le même que celui du carnet de 1918 (écriture et organisation générale du carnet différentes). En revanche, on retrouve toujours les commentaires acerbes, notamment un brutal « peu intelligent » lorsque le candidat commet une erreur sur les manipulations de la fonction exponentielle. La note, 7,5, reste faible.
La principale différence avec la session précédente, outre le calendrier redevenu normal avec des interrogations estivales, n’apparaît pas sur cette photographie ; l’organisation du carnet permet de constater que Saint-Exupéry a passé cet oral fin août à Brest [19]. Est-ce lié au fait que pour cette année de préparation Saint-Exupéry avait rejoint l’internat de l’école Bossuet (dans la classe de l’abbé Sudour) ? Est-ce pour des raisons de commodité en raison des origines familiales dans le Grand Ouest ? Difficile de trancher avec les informations à disposition.
- On retrouve une dernière fois Saint-Exupéry dans un carnet [20] de 1920 pour la même épreuve qu’en 1919 et selon toute vraisemblance avec le même interrogateur. Il passe cette fois-ci le premier jour lors de la session parisienne. Le commentaire « peu intelligent » apparaît à nouveau mais les notes intermédiaires sont un peu plus flatteuses même si la performance sur le dernier exercice condamne une nouvelle fois le candidat à une note faible à peine supérieure à celle de l’année précédente : 8.
En guise de conclusion
On ne dispose ici que de données très parcellaires (seulement quelques retours d’épreuves qui n’étaient pas destinés à être lus par des personnes extérieures au concours et des lettres familiales) ; par ailleurs, les résultats à une épreuve peuvent régulièrement être éloignés de la compréhension réelle du candidat (stress, malchance...).
En conservant cette prudence, on peut tout de même affirmer que les quelques rapports par les examinateurs ne permettent pas de corroborer l’hypothèse de très bons résultats dans les épreuves scientifiques. En revanche, malgré les commentaires très sévères, les notes ne sont pas non plus infamantes et en tournant les pages, on trouve sans peine des candidats moins performants. Il ne faudrait pas non plus verser dans l’excès inverse et croire que notre futur écrivain était mauvais élève en math.
Le but caché de cette courte note n’est pas vraiment de discuter la scolarité d’Antoine de Saint-Exupéry mais de faire savoir que la bibliothèque de l’Institut Henri Poincaré conserve de nombreuses archives, parmi lesquelles se trouvent de nombreux « trésors » autour des différentes activités de la communauté mathématique au XXe siècle (cours, examens, séminaires, publications...).
N’hésitez pas à contacter l’équipe de la bibliothèque (sous la responsabilité de Nayara Gil-Condé) dans le cadre de vos projets de recherches historiques.
Je tiens d’ailleurs à exprimer gratitude et reconnaissance à Nayara pour avoir mis entre mes mains ces petits carnets en pensant que ces exercices me divertiraient.
Notes
[1] La référence exacte est : Œuvres complètes d’Antoine de Saint-Exupéry, volume I, introduction, page LVI, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1994.
[2] On peut lire la biographie de ce dernier dans le Dictionnaire des professeurs de mathématiques en classe de mathématiques spéciales (1852-1914) de Roland Brasseur.
[3] Lettre 13, page 665 des Œuvres complètes d’Antoine de Saint-Exupéry, volume I, Gallimard, bibliothèque de la pléiade, 1994.
[4] Lettre 7, page 659.
[5] Lettre 7, page 658.
[6] Lettre 8, page 660.
[7] Lettre 13, page 666.
[8] Lettre 28, page 691.
[9] Lettre 18, page 672. NDLR : les registres indiquent 43 élèves dans cette classe.
[10] Lettre 11, page 664.
[11] Lettre 21 page 676.
[12] Lettre 22 page 678.
[13] Lettre 15, page 668.
[14] Lettre 25 page 684.
[15] Lettre 26, page 685.
[16] Cote IHP PBK 417 26 VI Tres 0664.
[17] L’examinateur (non identifié) interroge à Paris du 2 au 12 décembre, puis à Brest du 17 au 20, à Bordeaux du 3 au 5 janvier et enfin à Toulon du 10 au 12.
[18] Cote IHP PBK 417 26 VII Tres 0665
[19] L’examinateur a cette fois-ci interrogé à Paris à partir du 16 juillet puis à Toulon, Bordeaux et Brest dans cet ordre.
[20] Cote IHP PBK 417 26 VIII Tres 0666.
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Pour citer cet article :
Roger Mansuy — «Saint-Exupéry, fort en math ?» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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