Un chevalier des mathématiques dans le monde de l’art

rencontre avec Pierre Gallais

Piste verte Le 15 février 2021  - Ecrit par  Olga Paris-Romaskevich Voir les commentaires (3)

Pierre Gallais est plasticien-mathématicien, un artiste qui a réussi, dans sa personne et dans son travail, à réunir les mathématiques et les arts plastiques de façon affirmée, extravagante, délirante… d’une façon qui lui appartient.

Ses œuvres proposent un regard tendre sur la réalité. Quelques conserves de haricots, une marche d’escalier, un sein de femme… trouvent leurs mathématiques. Des conserves sont attachées les unes aux autres pour former une spirale, les marches sont envahies par un cylindre qui s’y plonge et le sein, lui, gagne des lignes de courbure. Les mathématiques émergent à la surface.

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Dans le système actuel de fonctionnement des mondes, très exigeants, de l’art et de la recherche, il n’est pas facile de trouver sa place quand on se situe — parce qu’on ne peut pas faire autrement — à la frontière entre les deux. La reconnaissance ne se gagne pas en un jour, le travail à fournir est extraordinaire. Pourtant, le travail « sur les deux fronts » est bien possible, et Pierre Gallais le prouve. Mais comment y est-il arrivé ? Pierre répond avec les mots de Joan Miro :

Les gens qui sont arrivés à faire quelque chose ont suivi différents chemins. Mais aucun ne s’est écarté de son chemin. Cela doit être l’objectif le plus puissant de la vie d’un artiste.

Il n’y a pas besoin de faire découvrir Pierre Gallais à la communauté mathématique, Étienne Ghys l’a fait il y a dix ans. Si vous lisez régulièrement Images des Mathématiques, vous avez rencontré des textes de Pierre Gallais — ils y représentent plus de la moitié des articles du dossier Mathématiques et Arts Plastiques. Vous avez peut-être déjà exploré son riche site personnel, l’Institut de Mathologie. Cet article est une pierre en plus pour comprendre l’œuvre de Pierre Gallais, une façon de rendre hommage à cet artiste humble et généreux, en retraçant sa biographie d’après son propre témoignage. Dans l’écriture qui suit, les mots sont ceux de Pierre, je n’ai fait que le travail de montage pour les arranger et les mettre en valeur.

Découverte de l’homothétie à la forge

Nous étions à la campagne. Je bricolais depuis tout petit à la forge de mon père. Et par ailleurs, je voulais dessiner, enfin, un peu comme tous les enfants. Je voulais reproduire des images de l’histoire de France, l’attaque d’un château fort…

Je n’étais pas très bon en dessin. À l’âge de dix ans, j’ai vu sur le dictionnaire Larousse une image d’un pantographe, une toute petite image. Ah ben, je me suis dit, ça me permettrait d’agrandir les images ! J’ai essayé de le faire, mais je n’y suis pas arrivé : j’étais tout petit, l’image était toute petite aussi… et puis, je ne connaissais rien du truc !

Et bon, par contre, cela m’avait agacé. Je suis têtu par nature. Je me dis, si je fais des petits carrés sur mon image et que je fais des grands carrés sur ma feuille de papier, en repérant, je vais limiter les dégâts. C’était le plaisir de réussir à me trouver une manière pour pouvoir dessiner. Une petite image de génie — je n’avais aucune connaissance, je n’avais jamais entendu parler des abscisses et des ordonnées, je ne savais pas que je faisais de l’homothétie. Beaucoup plus tard, j’ai appris que ça s’appelle la mise au carreau.

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La condition initiale

Au départ, je n’étais pas programmé pour faire des études, sauf un CAP de mécanique agricole. Le niveau culturel de mes parents était zéro. Nous étions à la campagne. Mon père était forgeron. Il souhaitait qu’on fasse quand même des études, mais il n’imaginait pas ce que c’était. Je me suis retrouvé entrainé et cela marchait bien. En passant par le lycée technique, je me suis retrouvé en classe préparatoire et après, à l’École Centrale de Lyon, école d’ingénieur, déboussolé…
Dans mon village, j’étais dans les cinq premiers à faire des études.

L’étape suivante : la perspective

Au départ, je ne connaissais rien à la perspective sauf l’idée de la ligne de l’horizon. En Maths Spé on avait abordé le plan projectif. Il y avait la droite à l’infini, et puis les parallèles qui s’y rejoignent et tout le bastringue. Mais c’était moi qui décidais où mettre cette droite. C’est moi qui décide que l’infini est là ! J’ai trouvé ça merveilleux, magique. C’était un moment de poésie.

Après, les homographies, les divisions harmoniques… bref, on faisait des maths !


Le chemin inverse de l’histoire

En 1969, je suis rentré à l’École Centrale, sans but. J’aimais bien les mathématiques, mais à l’époque, je n’aurais pas choisi le mot poétique pour elles. Je ne les voyais pas encore comme un outil pour m’épanouir ou me développer en art. Non, c’était juste un plaisir. Quand les gamins jouent au foot, si t’es bon, c’est plaisant d’y jouer. Moi, j’étais bon en maths. Mais les mathématiques n’étaient pas une fin en soi.

J’ai vraiment voulu peindre, construire mes propres tableaux. Ce n’était plus de les reproduire comme lorsque j’avais dix ans. Je me suis dit, je vais essayer de faire un paysage en n’utilisant que la géométrie projective, ce que j’en connais, et je verrai bien si ça me plaît — voilà la démarche. Donc, du coup, je définis ma droite à l’infini, mes mesures, la progression, l’échelle et puis, je construis un exercice de géométrie projective. Mais les éléments, au lieu d’être des segments, pour moi c’étaient les arbres. Et puis je vois que ça marche bien à l’œil, que ça me plaît. Je suis un peu comme Dieu : il crée le monde, il voit que ça lui plaît ... il le conserve !

Je me retrouvais sous une douche de mathématiques, j’avais cet outil-là mais je ne pouvais pas le rattacher à quoi que ce soit d’autre. Je ne connaissais rien en histoire de l’art, ni en histoire des mathématiques. Je faisais tout le chemin inverse de l’histoire, qui a démarré avec les perspectivistes à la Renaissance dont le travail, formalisé, a fait émerger la géométrie projective.


École Centrale de peinture

La première année, j’ai poursuivi les cours. La deuxième année c’était de moins en moins, et puis, à la fin, je ne suivais plus du tout ! Ma chambre, dans la cité universitaire de l’École Centrale, était devenue mon atelier de peinture. Je n’allais plus au cours, ou au minimum… je devais être assez bon quand même. J’ai réussi à avoir mon diplôme. Mais mes études, ce n’était que de la peinture.

Vivre au Moyen Âge

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J’ai toujours voulu vivre au Moyen Âge, vivre à cheval. J’ai fait de l’escrime quand j’étais à l’École Centrale — j’ai partagé mon temps entre l’escrime et la peinture.

Après l’École Centrale, j’ai fait mon service militaire. Arrivé à l’armée, j’ai pu faire moniteur d’escrime dans une salle d’armes à Rennes. C’était un bâtiment sur la place Sainte-Anne, un ancien couvent. Il avait été retapé en salle de sport et appartenait à l’armée. Le maître d’armes avait fait en sorte que ça soit ouvert aux civils. J’ai fait donc un service civil, en étant moniteur d’escrime. J’ai aussi refait l’électricité de toutes les salles.

Pendant l’été, j’ai pu rester là, dans ce lieu superbe. La chapelle est devenue mon atelier de peinture. J’ai fait de l’escrime et de la peinture pendant un bon bout de temps. J’étais intéressé par la peinture flamande. Mes maîtres, c’était Georges de la Tour en France, Rembrandt, Frans Hals… Je n’ai jamais pris de permission, j’étais bien.

J’ai bien vendu mes peintures, parce que j’ai pu acheter une maison juste après mon service militaire ! C’était une ruine, que j’ai dû retaper, à la campagne, en Bretagne, avec 6000m2 de terrain, et cela ne coûtait rien.

Je voulais y mettre un cheval, je voulais vivre à cheval.
Bon, je n’ai jamais eu que les bottes !


Stationnement interdit

Après le service militaire, je me demandais comment j’allais bien pouvoir vivre. Mon frère avait monté une entreprise d’électricité et de bâtiment industriel. Il m’a proposé de m’associer avec lui. Ça m’allait bien. Mon objectif était qu’au bout de cinq ans je ne travaille plus qu’à mi-temps.

Je faisais huit heures d’entreprise, et la nuit, ou je peignais, ou bien je retapais ma baraque. Ça faisait plus de 40 heures par semaine, et la nuit, 5-6 heures de boulot en plus ! J’ai tenu pendant un an et demi à ce rythme infernal. Je m’accordais quand même le mercredi de libre.

C’était un tout petit hameau. Un mauvais environnement. Il y avait un paysan qui était embêtant. L’entreprise n’était pas très florissante, ni réjouissante non plus. J’ai dit : je m’arrête. Mon frère aussi a arrêté. Que je me suis ennuyé dans cet endroit-là !

J’ai eu un poste de prof de mathématiques dans un lycée à Redon — c’était alimentaire, je ne le cache pas, c’était l’occasion pour moi d’avoir de l’argent et du temps pour peindre. J’y suis venu très naïvement, je ne préparais rien, franchement. Et j’en suis fier !

J’avais une classe de première S. On n’était pas nombreux, 15 ou 16. C’était une situation où on était presque à égalité en mathématiques avec les élèves. Il y avait toujours quelqu’un au tableau, bon ou pas bon, tout le monde y passait, ça se faisait par l’ordre alphabétique, et on faisait tout par exercices. Je prenais les exercices à la file indienne dans le bouquin de maths qu’on avait. Si au bout de trente secondes je n’avais pas trouvé la solution, allez, on passe au suivant, je vais y réfléchir. C’était un travail, tout le monde réfléchissait, c’était très dynamique. Ça leur permettait de voir en direct comment on peut faire de la recherche !

J’étais toujours au fond de la classe. Une fille a même mis un panneau “Stationnement interdit” parce que je me mettais devant son bureau.

Retour aux mathématiques

C’était en 1975. Depuis 5 ou 6 ans, je ne faisais plus de mathématiques. La géométrie projective était assimilée et exploitée, et dans la peinture figurative — du temps du service militaire — les maths n’étaient pas du tout présentes, sauf un tout petit peu de perspective.

L’expérience de l’enseignement m’a redonné le goût des maths abstraites que j’avais perdu. Je me suis acheté des bouquins de Bourbaki [1] et j’ai fait une bonne quantité d’exercices.
Cela m’a donné envie de réétudier les maths.

L’algèbre de Boole pour la vie

Il y avait d’autres classes à Redon, plus difficiles. Je suis parti au bout d’un an, je n’étais pas fait pour ça. J’étais passionné par les maths, à ma manière — mais faire de la discipline, ce n’était pas pour moi. Je suis parti à Lille pour faire mon DEA. J’avais des amis à Cambrai — comme ça, je ne me retrouvais pas tout seul.

Je me suis inscrit à l’Université de Lille pour faire de la logique. Encore à l’École Centrale, j’ai découvert l’algèbre de Boole, le fait qu’on pouvait formaliser la logique matérielle. Et puis, je me disais, nom d’un chien, enfin, les maths c’est beaucoup plus facile que la vie ! C’est vrai ou faux, t’as tort ou t’as raison, si tu as raison, tu passes au problème suivant.

Dans la vie il n’y a jamais le vrai et le faux. Mon idée était d’essayer de formaliser des logiques où il n’y aurait pas que le vrai et le faux. Moi qui ai du mal dans la vie, ce serait incroyable de trouver un équivalent de l’algèbre de Boole qui correspondrait à nos problèmes… pour la vie, quoi ! Mettre l’émotion en équation. Avec le recul, je sais que c’était complètement naïf. Mais j’étais dans cet état de naïveté, et les mathématiques m’ont accompagné.

Il n’y avait personne qui faisait de la logique à Lille et il y avait très peu d’étudiants. Nous étions deux à suivre le cours d’algèbre, et cinq à suivre le cours de topologie algébrique. Dans ce dernier, j’ai croisé pour la première fois Étienne Ghys. Il m’étonnait, Étienne. On s’est revu bien plus tard, quand il est venu à Lyon… Quand aujourd’hui, je l’entends dire qu’il y a un problème de vocation, je lui dis : « rappelle-toi, dans les années 70, il n’y avait pas beaucoup de gens qui étaient en troisième cycle de maths ». Ça se comptait sur les doigts de la main !

Le choix

Cette année de DEA [2], je me suis beaucoup consacré aux maths. J’ai laissé de côté le dessin et la peinture. En plus, j’étais dans une chambre partagée et je ne pouvais pas peindre. J’ai senti que ça me manquait…

Entre 27 et 35 ans, ça a été un moment très difficile dans ma vie. Je ne voulais vraiment pas rentrer dans les rails, je voulais faire artiste. À 35 ans, il fallait que je m’assume. Jusque là, je mixais les maths et l’art. J’ai senti qu’il fallait que je fasse le choix entre les maths — parce que j’avais pris goût aux maths — et l’art. C’était un choix de vie. Lequel je prends : la recherche en maths ou la recherche en art ?

Dans les cours de topologie algébrique, il n’y avait plus de dessins. Les représentations de groupes finis — je ne comprenais vraiment pas… mais c’est tout ce que j’avais pu trouver comme cours. J’avais amorcé un doctorat en maths, et puis je me suis dit : j’arrête, je laisse tomber les maths. Je voulais peindre. De 1977 à 82, je ne faisais que de la peinture, et les maths étaient évacuées. Depuis 1985, je n’ai fait que l’art.

Comme la psychanalyse

Maintenant, je sais pourquoi je n’aurais pas pu faire de la recherche en maths : parce que j’ai besoin de concret. Les mathématiques sont pour moi un outil pour m’aider dans ma progression artistique et, à la fois, une philosophie, un regard sur la réalité.

Ça m’aide toujours, de voir la vie à travers les mathématiques, c’est comme la psychanalyse ! Ça peut m’aider à m’arrêter de culpabiliser, même si je le fais beaucoup. Si on commence à diverger sur ce sur quoi on pensait être d’accord avec une personne, je peux me dire : comme un satellite, tout d’un coup, je change de trajectoire. Je continue mon chemin. Je m’imagine comme un être vivant qui vit sur une surface, et ma vie n’est que suivre une géodésique…

Les mathématiques m’ont aidé à vivre

Je ne me suis jamais intéressé à des cours de peinture. Je suis quelqu’un de très timide. Je ne me sentais pas à la hauteur pour me confronter à une école d’art. Non, non, non ! Par contre, je me sentais un tout petit peu plus à l’aise dans le milieu scientifique, ce qui m’a permis d’aller jusqu’au doctorat. Tout en me sentant vraiment en porte-à-faux dans le milieu de l’art. J’étais effrayé, franchement !

Mon désir de vie c’était de faire de la peinture. Au début, je ne formulais pas ce désir comme celui d’être artiste. Maintenant, avec le recul, je vois bien que c’était quand même ça, mon désir premier. Mais vu d’où je venais et ma timidité, si je n’avais pas aimé les mathématiques, je crois que j’aurais vite piétiné, ou démissionné.

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Premières œuvres mathématiques

Je me disais, effectivement, pourquoi ? Pourquoi avoir fait ce parcours mathématique qui ne me sert à rien du tout ?

Entre 1977 et 82, je peignais. Même si je travaillais sur les problèmes de représentation de l’espace sur le plan, avec les perspectives compliquées, sphériques, même s’il y avait des maths, c’était quand même très peinture.

Mais j’avais fini mon parcours de l’histoire de l’art. J’étais arrivé à l’art contemporain. J’avais fait le tour de ce que j’avais à faire en peinture.

Et là, je me suis posé les questions qui m’intéressaient : comment est-ce qu’on perçoit l’espace ? Comment on s’y déplace ? Très différemment d’un oiseau qui, lui, va en ligne directe. Je ne pensais pas encore aux géodésiques, mais j’ai commencé à travailler avec des fils pour faire sentir l’espace avec le regard. J’ai réalisé une série d’œuvres sur la perception de l’espace, notamment dans le jardin du Musée de Saint-Pierre [3].

Et puis, je me suis intéressé à la sculpture. Je mettais des objets dans l’espace — l’objet, on s’en fiche, mais c’est la relation avec l’objet qui compte. J’ai créé un cylindre qui s’est fondu dans les marches d’une église à Voiron. Les mathématiques m’ont servi d’outil pour transmettre une illusion, dans l’esprit du trompe-l’œil en peinture, que le tuyau traverse les marches. C’est le jeu avec la perspective fausse de l’espace. Ce sont des maths pour plasticien !

La démarche artistique, sur l’exemple d’une spire en conserve

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Tout d’abord, je veux que ça soit des boites de conserve qui ont été consommées — il y a du vécu, ce sont des boites de haricots des restaurants collectifs. Tu vois, c’est les mathématiques du vécu chez moi.

Puis, pour construire des spires sur un tore, ça suppose d’avoir une bonne méthode. Ce sont des mathématiques élémentaires mais… enfin, c’est du métier. C’est un travail d’ingénieur.
Je considère mon cylindre, j’ai une ligne qui est une spire. Comme je fais avec des boites de conserve, ça va être une ligne brisée. Je considère maintenant les boites, les cylindres coupés par des plans. Il faut définir ces plans de coupe. Ensuite, pour chacune des boites, il faut ramener ces plans dans le repère principal du cylindre. C’est un travail avec des matrices. Après je dessine le patron de la coupe — c’est une sinusoïde.

C’est un gros travail, c’est long… et j’ai envie de faire tout ce parcours. Ça ne m’intéresse pas d’avoir des logiciels. Je me nourris de faire corps avec les maths, de parcourir tout ce chemin-là. Si je prends un logiciel, il va me donner des points, et j’ai évacué tout le parcours.

Une des premières images qui m’a servi, tout petit, c’est le conte du Petit Poucet qui posait des petits cailloux. Je ne pouvais pas encore conceptualiser tout cela, mais c’est ça le départ des maths, c’est le départ de ma vie. Faire les maths — c’est faire comme le Petit Poucet, c’est construire un chemin et le baliser à chaque fois. Si je veux échanger avec les gens, je dois faire un aller-retour sur ce chemin.

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Très souvent, je fais des planches de mes calculs. Quand j’étais au lycée technique, pour le dessin industriel, c’était de l’art pour moi. C’est dans cet esprit-là : le calcul, pour moi, fait partie de l’œuvre d’art.

Les planches peuvent me resservir — le calcul pour les boites de conserve que j’ai fait l’hiver dernier, est le même que pour le cylindre traversant les marches de l’église, à Voiron, il y a vingt ans. Je me replonge très souvent dans mes calculs. Si je dois refaire quelque chose, je vais aller voir comment j’ai procédé. Cela s’inscrit dans cette démarche de poser des petits cailloux — la première démarche mathématique de ma vie.

Communautés

Dans le milieu de l’art où j’ai fait ma carrière, ce qui m’a permis de vivre c’est mon travail par rapport à l’espace. J’ai fait des installations pour des concerts électroacoustiques où le son vient des haut-parleurs, en multiphonie. Ce qui m’intéressait c’est que dans une telle musique, l’espace n’avait pas de direction privilégiée. J’ai mis tout le monde en obscurité à lumière minimale. On était à l’intérieur, on ne voyait plus l’enveloppe. Ce type d’approche de l’espace a percuté auprès de compositeurs. Depuis 85, je le fais régulièrement. Quelque part, je suis une référence pour ces gens-là.

Dans le milieu des maths, j’ai mené un travail depuis 2003 auprès d’Étienne Ghys, notamment sur l’habillage de la sphère. Je faisais rire les mathématiciens  ! Étienne m’a beaucoup soutenu, d’une certaine façon, même si distante, et donc maintenant les mathématiciens considèrent que mon travail, c’est un regard légitime sur les mathématiques.

À part cela… c’est bien ma grande misère — je n’ai pas vraiment trouvé de communauté et j’ai très peu vendu en art plastique. Je n’ai jamais réussi à accrocher les galeries. Mon parcours les surprend et il y a de la curiosité. Mais ils décrochent très vite parce qu’ils ne savent pas comment lire mon travail. Quand je faisais de la peinture figurative, c’était clair !

Avec le travail sur les spirales en conserve, par exemple, je peux toujours le présenter comme un certain regard plastique sur l’objet quotidien, et ça peut intéresser. Mais si je le présente comme un travail à composante mathématique, les gens ne vont pas comprendre le lien, et avec mes surfaces… je reste à la surface !

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Les variables inséparables

Maintenant, l’art et les mathématiques sont inséparables. Si j’avance d’un pas dans ma vie, ça va être arts et maths en même temps. C’est impossible de faire de l’art sans les mathématiques, les deux sont liés, soudés. Ce n’est qu’au début où j’avais des désirs de peinture, que je ne m’inquiétais pas trop de mathématiques. Mais à partir du moment où j’ai saisi que les mathématiques pouvaient avoir de l’intérêt artistique pour moi, ce n’était plus séparable. Tantôt, ce sont des questions mathématiques qui m’ont envoyé sur de l’art, tantôt, les questions artistiques qui m’ont demandé de plonger dans les mathématiques.

C’est une réflexion sur l’imagination. L’imaginaire ce n’est pas quelque chose de détaché. Notre imaginaire est très lié à notre histoire personnelle. Effectivement, si j’ai l’outil mathématique, il va m’aider à imaginer des choses que quelqu’un qui n’a pas d’outil mathématique n’irait pas chercher.

Je ne fais pas tout ce travail que pour moi. Mais c’est ce que je défends. Moi, les mathématiques m’ont aidé à vivre. Eh ben, j’ai envie de le dire.

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Post-scriptum :

J’ai commencé, l’été dernier, à faire des interviews avec des mathématiciennes pour mettre en place mon projet МАТЕМАТИКА. Après avoir lu mon article sur le travail de Marie Lhuissier, Pierre m’a contacté en disant qu’il était aussi « prêt à se soumettre à l’épreuve ». Une invitation dans un studio d’artiste, avec lui-même comme guide — je dis oui ! Pierre était ravi et m’a écrit : « Super puisque sans être mathématicienne, ma proposition t’intéresse. »

Je ne connaissais que très peu d’œuvres de Pierre : les ellipsoïdes en bois (que j’ai pu toucher à une exposition à la Maison de mathématiques et de l’informatique de Lyon en 2015) et une installation avec les bottes de foin illustrant les lois de Kepler (que nous avons choisies pour notre site des Mathématiques du ciel). Je suis très heureuse d’avoir découvert le travail de Pierre Gallais plus en détail, et surtout, la personne qui est derrière tout cela.

L’art trouve un chemin vers les cœurs. Il assure le lien vivant entre les sciences et la culture. Les « mots savants » sont à la mode et les mathématiques, de plus en plus, aussi ! Soyons ambassadeurs des artistes que nous aimons et dont le travail fait honneur aux mathématiques.

Notes

[1un mathématicien imaginaire qui a publié une présentation cohérente des mathématiques dans ses Éléments de mathématique

[2ancien diplôme universitaire, équivalent à une deuxième année de master aujourd’hui

[3Musée des Beaux-Arts de Lyon

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Pour citer cet article :

Olga Paris-Romaskevich — «Un chevalier des mathématiques dans le monde de l’art» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021

Crédits image :

Image à la une - Je remercie Pierre Gallais pour les images de ses œuvres, de ses archives personnelles. Les photos de notre interview avec Pierre Gallais, dont la photo à la une, ont été prises par Bertrand Paris-Romaskevich.

Commentaire sur l'article

  • Un chevalier des mathématiques dans le monde de l’art

    le 15 février 2021 à 11:49, par gallais

    Bonjour,
    Je remercie très chaleureusement Olga pour cet interview bien sûr mais aussi pour tout le travail qu’elle fournit pour développer les liens entre les mathématiques, l’art et la dimension humaine qu’elles recèlent. car y aurait-il des mathématiques sans les êtres qui les explorent ? Les mathématiques préexistent sans doute à l’univers mais ce sont les humains qui les dévoilent.
    Longue vie au travail d’Olga.

    Répondre à ce message
    • Un chevalier des mathématiques dans le monde de l’art

      le 15 février 2021 à 21:43

      Merci beaucoup pour votre beau message ; J’en partage tous les mots, toutes les formulations. - Que le beau travail d’Olga rayonne longtemps, longtemps à travers les ans !

      Répondre à ce message
    • Un chevalier des mathématiques dans le monde de l’art

      le 16 février 2021 à 11:36, par Olga Paris-Romaskevich

      Merci beaucoup, Pierre, pour ce retour et pour le souhait de longue vie à mon travail (et donc, à moi. ;)) Je partage entièrement ton avis sur le lien des mathématicien.ne.s avec leurs mathématiques. L’aspect humain des mathématiques est primordial, et je n’ai pas envie de l’oublier une seule seconde. Et où il y a l’humain, il y a l’art ! :)

      Je suis heureuse que notre communauté s’ouvre, en général, à ces aspect, de plus en plus, et que je suis loin d’être la seule personne qui le remarque et qui le raconte.

      Répondre à ce message

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