[Rediffusion d’un article publié en 2015]
Un retournement du tore
Piste verte Le 8 février 2023 Voir les commentaires (8)Lire l'article en


Pour l’amateur de problèmes géométriques, les retournements posent un réel défi.
[Rediffusion d’un article publié le 4 janvier 2015]
De quoi parle-t-on ?
La topologie étudie les figures à déformations près.
Par exemple, vous pouvez déformer une tasse en un tore plein ; un « mug » en un « doughnut » chez les anglo-saxons. Comme dans l’animation ci-contre à gauche, tirée de la Wikipédia anglophone.
Nous parlons bien de déformer des figures dans le plan ou dans l’espace, pas des objets physiques : pour transformer une tasse en beignet on aurait bien des problèmes, ne serait-ce que parce que la matière qui la compose est rigide, chimiquement distincte de celle du beignet, et même leurs masses diffèrent. Pour les figures correspondantes, c’est plus facile, on peut faire ça dans sa tête ou en dessinant, ou même avec de la pâte à modeler (cette dernière nous oblige à conserver le volume).
Quelles sont les déformations autorisées ? Ça dépend du problème que l’on se pose, mais en règle générale, on s’interdit de déchirer l’objet. Ou d’en coller des parties. Ainsi, pour des courbes planes, nous n’autoriserons pas la transformation illustrée ci-dessous.
Dans le sujet dont je veux vous entretenir, il s’agit de déformer des surfaces dans l’espace, mais pour illustrer certaines notions, je vais comme ci-dessus utiliser des déformations de courbes dans le plan. Dans ce cas, les courbes restent incluses dans ce plan : elles ne passent pas dans la 3e dimension, même si certaines animations peuvent en donner l’illusion. [1]
Quelles sont les figures autorisées ? Là aussi c’est variable. Toute un pan de cette science s’intéresse aux objets lisses. Les angles sont interdits, les fractales honnies. Exit, donc, la première animation, dont le tore est bien lisse mais dont la tasse possède des plis anguleux.
- Immersion : auto-intersections autorisées. (Cette animation se déroule dans un plan)
Dans le problème considéré ici, on va regarder des déformations continues (on ne saute pas directement d’un état à l’autre). On va également rester dans le monde des courbes et surfaces lisses, mais les auto-intersections seront autorisées, c’est à dire que la courbe peut se croiser elle-même, comme quand on dessine le symbole ∞. On parle alors de courbe immergée. [2] De même pour une surface. Quand il n’y a pas d’auto-intersection, on dit qu’elle est plongée. Tout cela est très nautique.
Une autre façon de caractériser les courbes immergées, c’est de dire qu’on peut les parcourir avec une vitesse qui varie continûment et qui ne s’annule pas. Le cercle ci-contre à gauche passe en alternance d’un plongement à une immersion. Dans cette animation toutes les courbes sont dessinées dans le plan.
La bouteille de Klein, ci-contre en lévitation, est un exemple de surface immergée dans l’espace et qu’on ne peut pas y plonger.
Pour une immersion, non seulement les déchirures sont interdites, mais les plis également. Je ne donnerai pas la condition technique exacte, mais sachez au moins qu’on n’a pas le droit de trop courber la ligne ou la surface. Cette dernière condition, je me l’imagine comme une forme de résistance à la flexion. Ainsi il est interdit de faire disparaître une boucle d’une courbe plane en la pinçant comme ci-dessous : d’une part à un instant, figuré par la couleur rouge, la courbe n’est pas lisse ; d’autre part quand la courbe tend vers la courbe rouge, le rayon de courbure minimal tend vers 0.
- Tentative avortée d’éversion de la sphère : vue externe et vue en coupe.
Revenons aux surfaces. Retourner la sphère c’est la déformer jusqu’à ce que sa face interne et sa face externe se retrouvent échangées. Imaginez les deux faces peintes d’une couleur différente. La forme de départ est une sphère, la forme d’arrivée est une sphère avec les deux couleurs échangées.
Ce processus est appelé éversion. C’est impossible à réaliser sans déchirure ni auto-intersection. Avec la terminologie introduite plus haut : il n’y a pas d’éversion de la sphère si les déformations restent des plongements. Ce qui est surprenant, c’est qu’on peut retourner la sphère en passant par des immersions, c’est à dire avec des auto-intersections, mais sans pli ni pincement. Il en est en fait de même pour toute surface fermée.
Attention, c’est difficile ! Essayez vous-même pour voir. Ci-contre à gauche, une tentative avortée.
Stephen Smale a découvert et démontré l’existence de ces éversions, dans les années 1960, de façon purement théorique, comme conséquence d’un théorème abstrait bien plus général ; on savait qu’on pouvait le faire, sans pour autant avoir une description détaillée de toutes les étapes. Assez rapidement, des réalisations effectives ont été produites, différents procédés étant régulièrement proposés depuis... Ce sera l’objet d’un autre article.
Il se trouve que pour le tore, un retournement est plus facile à trouver. Si vous voulez chercher par vous-même, alors il peut être bon de ne pas lire tout de suite le reste de l’article.
Un défi qui devint personnel
Né en 1975, je pense avoir entendu parler des retournements vers 1995, j’étais alors étudiant de première année à l’ENS [3]. Je me posai immédiatement comme but d’en trouver seul une réalisation, sans m’aider de celles existantes.
C’était difficile. Des feuilles de papier furent remplies d’esquisses, des cafés furent bus, des cheveux arrachés.
On m’avait, bien malgré moi, donné un indice « partir du revêtement double de la surface de Boy » et indiqué qu’on pouvait obtenir le retournement du tore de la même façon (avec la bouteille de Klein).
Je n’ai pas réussi à retourner la sphère, en dépit de nombreuses tentatives effectués et heures passées. Mon approche était purement intuitive, je n’utilisais aucune théorie pour m’aider. J’avais été parmi les plus forts de ma classe dans la matière dessin industriel lors des deux années de classe prépa qui venaient de s’achever. Aussi m’estimais-je bon en visualisation des objets 3D. Je pensais pouvoir finir par tomber sur la méthode par tâtonnements.
Je réussis quand même à comprendre la surface de Boy ainsi qu’à retourner le tore. Tout fier, je fis une image de synthèse de la première et, pour l’éversion du second, une esquisse que je postai sur ma page web en 1996. Internet commençait tout juste à s’universaliser, l’École normale fournissait déjà à ses étudiants comptes informatiques, terminaux pour travailler (en salle commune), hébergements de page personnelles, etc...
Quelques années plus tard, on me montra le film Outside In du Geometry Center qui détaille une éversion de la sphère. Déçu qu’on m’impose une solution avant que j’aie pu en trouver une moi-même, j’appréciai la qualité pédagogique et graphique du film. Il y avait cependant un passage difficile à comprendre, qu’aujourd’hui encore je ne suis pas certain de saisir.
Vers 2008 je réalisai avec POV-Ray une animation de l’éversion du tore, dans une variante un peu plus simple que mon esquisse :
Voici la même animation vue en coupe. On peut en quelque sorte retrouver entièrement la manipulation à partir de son intersection par un plan horizontal médian. On y verrait alors deux cercles parallèles qui subissent un certain mouvement pour se retrouver échangés à la fin. Cette façon de retourner le tore est en fait bien connue, son existence est avérée dès les années 1970 et peut-être même avant.
Et la sphère ... ?
Je vous narrerai tantôt de leurs retournements, dans la colonne des échos.
Je remercie les trois relecteurs de mon article, par ordre alphabétique Clément Caubel, Jérôme Germoni et Sébastien Kernivinen. Leurs pertinentes remarques m’ont aidé à polir l’article et à le rendre plus clair, leurs encouragements à peaufiner les illustrations.
Notes
[1] Voir la vidéo à la fin du billet Carrement-circulaire de Patrick Popescu Pampu
[2] L’article en piste noire Le h-principe de Misha Gromov par Michèle Audin et Pierre Pansu vous en dira plus
[3] ENS : École normale supérieure
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Pour citer cet article :
Chéritat, Arnaud — «Un retournement du tore» — Images des Mathématiques, CNRS, 2023
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