Une famille infinie de nœuds (II)
Piste noire Le 6 septembre 2020 Voir les commentaires
Pour créer de nouveaux nœuds, on peut répéter à l’envi le même nœud sur une ficelle. Pourtant les tables de nœuds marins montrent de nombreux motifs de nœuds basiques réellement différents. Mais le sont-ils vraiment ? Et y en a-t-il une infinité ?
On va voir que oui, en parlant de nœuds premiers et en utilisant beaucoup de couleurs !
Nœuds premiers
On a vu dans un premier article (dont la lecture est recommandée pour mieux suivre celui-ci) qu’il existe une famille infinie de nœuds non-équivalents : il suffit de choisir son nœud préféré non-trivial (le nœud de trèfle $T$ dans l’article) puis de le répéter en utilisant une opération appelée la somme connexe.
Cependant on pourrait penser que l’on a un peu triché en répétant le même nœud une infinité de fois. Les mathématiciens pensent de même, et ont pour cela introduit la notion de primalité. Cette idée de primalité se rencontre en général pour les nombres : on sait qu’il existe des entiers particuliers, les nombres premiers, et que l’on peut décomposer tout entier en un produit de nombres premiers de manière unique (à l’ordre près). Ces nombres premiers jouent ainsi le rôle de briques fondamentales, et leur étude est d’une richesse peu commune. Pour les nœuds, un phénomène analogue se produit si on remplace le produit par la somme connexe.
Formellement on dira qu’un nœud est premier s’il ne peut pas être décomposé comme la somme connexe de deux nœuds non-triviaux [1]. On a alors une situation très semblable à celle des entiers, énoncée dans le théorème suivant.
La famille $\{T^{\#n}\}_n$ que l’on a obtenue par somme connexe ($T^{\#i}$ représente la somme connexe de $i$ nœuds de trèfles) n’est clairement pas une famille de nœuds premiers (seul $ T$ l’est, puisque tous les autres sont justement construits comme sommes connexes de trèfles). Pour revenir sur le parallèle avec l’arithmétique, l’article précédent reviendrait à avoir prouvé qu’il existe une infinité d’entiers en considérant la famille $ \{2^n\}_{n \in \mathbb{N}}$ : c’est vrai mais c’est encore plus intéressant de montrer qu’il existe une infinité de nombres premiers ! C’est donc le but de cet article que de présenter une preuve de l’infinité des nœuds premiers. Pour cela, on va introduire un invariant qui généralise les 3-coloriages de Fox, et on l’utilisera sur une famille de nœuds dits toriques.
$ c$-coloriages
On l’a dit précédemment : on ne connaît pas d’invariant total facilement calculable pour les nœuds. Les $3$-coloriages, en particulier, sont loin de donner un invariant total, et certains nœuds pourtant simples ne sont pas distingués par ceux-ci : le nœud trivial $ U$ et le nœud de huit $ H$ sont par exemple indistinguables pour les 3-coloriages.
Pourtant ces deux nœuds sont bien différents. Pour le voir, on va introduire une généralisation des $3$-coloriages en s’autorisant plus de couleurs, avec l’espoir qu’avec ces nouveaux invariants, on ait plus d’outils en main pour produire une famille infinie de nœuds premiers. On va d’ailleurs arrêter d’utiliser de vraies couleurs, et on va les remplacer par des nombres entiers compris entre ${\color{blue}{0}}$ et le nombre de couleurs ${\color{blue}{c}}$ moins un (on notera ces « couleurs » en bleu pour bien voir la différence). Les règles [3] sont, si l’on dispose de $ c$ couleurs :
Les $ 3-$coloriages sont bien de cette forme, en prenant par exemple ${\color{red}{rouge}} \leftrightarrow 0$, ${\color{blue}{bleu}} \leftrightarrow 1$ et ${\color{green}{vert}} \leftrightarrow 2$ (on peut vérifier que les $ 3-$coloriages vus précédemment vérifient bien la règle $ 2x \equiv y+z \mod(3)$).
Pour traiter un autre exemple, choisissons maintenant $c=4$ et supposons qu’on ait fixé le brin du dessus avec la « couleur » ${\color{blue}{3}}$. D’après la formule on doit donc trouver deux couleurs dont la somme est égale modulo 4 à $2 \times {\color{blue}{3}} \equiv 6 \equiv 2 \mod(4)$. Donc, par exemple, on a le droit aux croisements [4]
et
mais pas
car $2\times {\color{blue}{3}} \not \equiv {\color{blue}{1}}+{\color{blue}{3}} \mod(4)$.
On notera $ F_c(K)$ le nombre de $ c-$coloriages d’un nœud $ K$. En particulier pour le nœud trivial $ F_c(U)=c$, puisque tous les coloriages sont monochromes. Le nombre de $ c-$coloriages est un invariant de nœuds pour tout $ c$ (la preuve se fait comme dans le cas de $ 3$ couleurs).
Revenons au nœud de $8$ : si les $3-$coloriages ne permettent pas de le distinguer du nœud trivial, peut-être que d’autres valeurs de $c$ seront plus efficaces. C’est bien le cas, et la figure ci-dessus représente un $5-$coloriage admissible [5].
On a donc au moins six $5-$coloriages du nœud de 8 : les cinq coloriages monochromes (qui fonctionnent pour tous les nœuds) et le coloriage que l’on vient de décrire [6]. Donc $ F_5(H) \geq 5+1 > F_5(U)=5$. Ainsi, le nœud trivial et le nœud de huit n’ont pas le même nombre de $5-$coloriages, d’où l’on déduit l’énoncé suivant.
Nœuds et tresses
Pour produire notre famille infinie, nous avons besoin d’une nouvelle manière de créer des nœuds qui n’utilise pas la somme connexe.
Là encore on peut s’inspirer du monde réel, en partant des tresses. En quelques mots, une tresse est constituée de plusieurs brins (de ficelle, de cheveux) que l’on croise (comme pour les cheveux, on prendra la convention que l’on tresse de haut en bas).
Mais une tresse n’est pas (encore) un nœud : il y a plusieurs ficelles et ces ficelles ont des bouts. Que faire ? Recoller ces bouts ! Une jolie vidéo d’E. Dalvit l’explique en image (en même temps que beaucoup d’autres choses).
À partir d’une tresse, en recollant les deux bouts de chaque brin, on obtient un nœud [7], comme illustré sur la figure ci-dessous (où la tresse apparaît en traits pleins et le recollement en pointillés).
- Le nœud torique $T(2,3)$. En traits pleins la tresse : trois brins et deux répétitions du motif ; en pointillés les brins servant à refermer le nœud. C’est une construction du nœud de trèfle $T$.
Certaines tresses sont particulièrement simples. Une opération élémentaire est par exemple de considérer $ p$ brins parallèles, et de faire passer celui de gauche par-dessus tous les autres. On peut répéter plusieurs fois (disons $\ell$ fois) une telle opération, et si l’on referme le résultat en connectant les brins du haut à ceux du bas (par la gauche ou par la droite, ça revient au même), on obtient ce qu’on appelle l’entrelacs torique [8] $T(\ell,p)$, qui est également l’ingrédient clef de cet article.
Une fois n’est pas coutume, dans l’énoncé précédent, on ne confond pas les mots nœuds et entrelacs : le résultat énoncé est bien qu’il n’y a qu’une seule composante (c’est-à-dire que l’on a en fait besoin d’une unique ficelle pour faire le dessin).
On dispose donc d’une nouvelle famille de nœuds : l’ensemble des nœuds toriques $T(2,p)$ pour toutes les valeurs impaires de $p$, qui se décrivent en plus de manière relativement simple. Il y a bien une infinité d’entiers impairs, donc nous sommes sur la bonne voie, mais il nous reste à voir que tous ces nœuds sont bien différents, et en plus qu’ils sont tous premiers.
La famille est infinie
Nous allons maintenant appliquer les invariants construits précédemment à notre famille de nœuds.
En généralisant la figure qui présente un $5-$coloriage du nœud torique $T(2,5)$, on obtient sans difficulté :
En revanche on a
Le lemme précédent permet ainsi de distinguer tous les $T(2,p)$ avec $p>2$ premier (ce qui est un peu moins qu’annoncé, mais comme il y a une infinité de nombres premiers, c’est suffisant !). Prenons en effet deux nombres premiers $p$ et $p'$, avec $p < p' $. Alors $T(2,p)$ n’admet aucun $p'$-coloriage non monochrome, donc il admet exactement $p'$ $p'$-coloriages, alors que d’après le lemme, $T(2,p')$ admet au moins $p'+1$ $p'$-coloriages. Ces deux nœuds sont donc différents, et puisqu’on peut faire ça pour n’importe quel couple, on en déduit le résultat suivant.
En d’autres termes, on vient bien de montrer qu’il existe un nombre infini de nœuds premiers.
Pour aller plus loin
La théorie des nœuds est un domaine largement documenté et qui se prête facilement au partage avec un large public. Il y a donc une grande palette de ressources disponibles pour la lectrice ou le lecteur curieuse/x d’en savoir plus. Du côté des textes classiques, les livres de Gerhard Burde et Heiner Zieschang (déjà évoqués) et celui de Dale Rolfsen [14] sont parmi les plus lus. Le livre de Peter Cromwell [15] est peut-être un peu plus moderne dans son approche. Les Knot Knotes de Justin Roberts sont gratuites et couvrent l’essentiel des questions classiques.
Un numéro spécial du magazine Pour la science [16] est consacré à la théorie des nœuds et rassemble des contributions de nombre d’acteurs de la recherche académique (le tout en français). Youtube foisonne également de vidéos : on a déjà cité la vidéo d’introduction d’E. Dalvit , qui parle également des 3-coloriages de Fox. Pour en savoir plus du côté des tresses, le choix est peut-être encore plus large, au travers de contributions sur Images des maths (voir l’article d’A. Alvarez et les références données en introduction) ou de la vidéo de Z. Dancso par exemple (pour ceux doués de vision en 4 dimensions).
Les auteurs remercient les relecteurs d’Images des Mathématiques Christophe Boilley, et Clément Caubel pour leurs remarques qui ont grandement amélioré la lisibilité de l’article.
Merci aussi à Pierre-Antoine Guihéneuf pour ses conseils durant la rédaction et Carole Gaboriau et Maï Sauvageot pour leur patience avant la publication.
Notes
[1] Une grosse différence avec l’arithmétique est que l’on ne dispose pas de méthode très efficace pour déterminer si un nœud est premier ou non. On peut construire un analogue au crible d’Ératosthène, mais comme déterminer si deux nœuds sont équivalents est déjà un problème difficile, en pratique cette méthode n’est raisonnable que pour les diagrammes n’ayant que très peu de croisements
[2] Comme le $ 1$ en arithmétique, le nœud trivial est à part et n’est pas considéré comme étant premier. L’unicité nécessite que les nœuds soient orientés, c’est-à-dire que l’on choisisse un sens de parcours du cercle, mais ce n’est pas très important ici.
[3] La notation $ x \equiv y \mod(c)$ signifie que $ x$ et $ y$ ont le même reste pour la division par $ c$. Par exemple $ 1 \equiv 6 \equiv 111 \mod (5)$.
[4] Étonnamment, on peut ici avoir seulement deux couleurs mises en jeu au voisinage d’un croisement, alors que c’était interdit dans l’article précédent. On se convaincra sans difficulté que c’est lié à la parité de $c$. Justifier les règles de manière purement combinatoire est par contre plus délicat : signalons seulement qu’il y a une interprétation plus algébrique où elles puisent tout leur sens. C’est brièvement évoqué dans cet article (en anglais).
[5] On remarque que l’on n’utilise pas toutes les $ 5$ couleurs. En revanche, et c’est important, on calcule modulo $ 5$, et on peut montrer qu’il n’y a que des $ 4-$coloriages triviaux (monochromes) pour ce nœud.
[6] Pour les curieux·ses, le nombre de $5-$coloriages du nœud de 8 vaut $25$.
[7] Là encore on pourrait obtenir plusieurs ficelles et donc un entrelacs. Mais en tous cas, le théorème d’Alexander montre que tout nœud peut se représenter comme une tresse recollée.
[8] Pourquoi parle-t-on d’entrelacs torique ? La raison en est que l’entrelacs peut être obtenu de la manière suivante : on considère une bouée (le fameux tore) et on colle $p$ morceaux de ficelle sur le dessous, parallèles et à l’horizontale (pas orientés vers le trou central de la bouée). On peut alors faire passer le brin le plus à droite par-dessus la bouée, puis à travers le trou central, pour le ramener sous la bouée, côté gauche. Si on fait ça plusieurs fois et qu’on reconnecte les brins en faisant tout le tour, on réalise une sorte de dessin sur la surface de la bouée. Ce dessin ne comporte aucun croisement aucune ficelle ne passe par-dessus ou par-dessous une autre à la surface de la bouée. Par contre, si on dégonfle la bouée et qu’on la coupe en morceaux pour l’extraire, on obtient un véritable nœud ou entrelacs dans l’espace usuel. Les entrelacs obtenus à partir de dessins toriques tirent le nom de cette origine.
[9] Ici, on exploite sans le dire le fait que les tresses sont un raffinement des permutations.
[10] On va en fait montrer un peu plus, à savoir qu’un coloriage valide et pluri-chromatique de $T(2,p)$ doit utiliser des couleurs différentes pour chaque début des brins de la tresse.
[11] Pour les deux premiers brins les dessins sont légèrement différents, mais ils fonctionnent cependant de la même façon.
[12] G. Burde, H. Zieschang, H. Heusener, Knots, volume 5, Walter de Gruyter, 2013.
[13] On peut aussi parler de diagrammes premiers, c’est-à-dire qui ne peuvent pas être coupés en deux composantes connexes non-triviales. Ce n’est pas en général la même chose que la primalité du nœud, mais cependant il se trouve en plus que pour les nœuds torique ça l’est.
[14] D. Rolfsen, Knots and links, volume 346, AMS, 2003.
[15] P. Cromwell, Knots and links, Cambridge University Press, 2004.
[16] La science des nœuds, Dossier numéro 15, Avril 1997.
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Pour citer cet article :
Thibault Godin, Hoel Queffelec — «Une famille infinie de nœuds (II)» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
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