Article publié le 16 mai
Une infinité de nombres premiers, d’après Furstenberg
Pista negra El 24 mayo 2020 Ver los comentarios (7)Leer el artículo en


C’est l’une des plus vieilles démonstrations de la littérature mathématique, c’est aussi l’une des plus élégantes.
Euclide démontre dans les Éléments qu’il existe une infinité de nombres premiers par un argument cristallin.
Depuis Euclide, de nombreuses autres démonstrations ont été proposées, souvent dans l’esprit de celle d’Euclide mais d’autres aussi de nature très différente. En 1955, âgé de seulement 20 ans, Hillel Furstenberg a apporté sa pierre à l’édifice avec un argument de nature topologique, laissant entrevoir tout le potentiel de la topologie en théorie des nombres. C’est cette démonstration que nous nous proposons d’expliquer ici.
Cet article s’adresse à des étudiants de troisième année de licence en mathématiques au moins. En effet, la démonstration de Furstenberg nécessite d’être familier avec quelques rudiments de topologie. La première partie de l’article devrait cependant pouvoir être accessible dès le lycée.
Avant de détailler la démonstration de Furstenberg, nous ne résistons pas au plaisir de rappeler celle d’Euclide. Ensuite, comme interlude, nous proposons celle de Saidak : c’est une preuve relativement récente (2006), peu connue et, en un certain sens, peut-être encore plus élémentaire que celle d’Euclide.
Pour s’échauffer...
On rappelle qu’un entier naturel $p$ est premier s’il est supérieur ou égal à 2 et si ses seuls diviseurs sont 1 et $p$: 2, 3, 5 et 7 sont des nombres premiers alors que $4=2 \times 2$, $6 = 2 \times 3$, $8 = 2^3$ et $10 = 2 \times 5$ ne le sont pas.
Nous utiliserons à plusieurs reprises le lemme suivant.
Soit $n \geq 2$ un entier naturel; notons $p$ le plus petit diviseur de $n$ au moins égal à 2 (un tel diviseur existe puisque $n$ divise $n$).
L’entier naturel $p$ est premier car tout diviseur de $p$ est un diviseur de $n$.
Remarquons que la démonstration que nous avons donnée ci-dessus est constructive puisqu’elle permet d’expliciter un algorithme qui calcule un diviseur premier (en l’occurrence le plus petit d’entre eux).
Une infinité de nombres premiers... d’après Euclide [1]
Si $\mathcal{P}_f$ est vide, alors il suffit de prendre $p = 2$.
Sinon on considère l’entier naturel $n$ qui est le successeur du produit des éléments de $\mathcal{P}_f$ [2].
D’après le lemme 1, il existe un diviseur premier $p$ de $n$.
Or, si $p$ était un élément de $\mathcal{P}_f$, alors $p$ serait un diviseur de $n$ et du produit des éléments de $\mathcal{P}_f$, et par suite de la différence de ces deux entiers naturels qui est égale à 1, ce qui est absurde puisque $p$ premier.
Une infinité de nombres premiers... d’après Saidak [4]
Si $d$ est un diviseur de $n$ et $n+1$, alors $d$ divise la différence $(n+1)-n = 1$.
Rappelons qu’un nombre oblong est un nombre qui est le produit de deux entiers consécutifs. On définit la suite $(u_n)_{n \in \mathbf{N}}$ de nombres oblongs par $u_0 = 1$ et, pour tout entier naturel $n$ dans $\mathbf{N}$, par
\[u_{n+1} = u_n (u_n + 1). \]
Pour tout $n \geq 1$, on désigne par $\mathcal{P}_n$ l’ensemble fini non vide (d’après le lemme 1) des diviseurs premiers de $u_n$.
On déduit du lemme 2 que, quel que soit l’entier naturel $m$ non nul, $m(m+1)$ a strictement plus de diviseurs premiers que $m$.
Ainsi, pour tout $n \geq 1$, en prenant $m = u_n$, il s’en suit que $\mathcal{P}_n$ est strictement contenu dans $\mathcal{P}_{n+1}$.
Pour tout $n \geq 1$, en notant $p_n$ le minimum de $\mathcal{P}_{n+1} \setminus \mathcal{P}_n$, on construit une suite $(p_n)_{n \geq 1}$ de nombres premiers deux à deux distincts dont on extrait une sous-suite strictement croissante.
Une infinité de nombres premiers... d’après Furstenberg [6]
Pour démontrer qu’il existe une infinité de nombres premiers, Furstenberg utilise la topologie de $\mathbf{Z}$ induite par l’inclusion de $\mathbf{Z}$ dans sa complétion profinie
\[ \widehat{\mathbf{Z}} = \lim\limits_{\longleftarrow} \mathbf{Z}/n\mathbf{Z}.\]
😳 « ??? » 😳 Par chance, il n’est pas nécessaire de savoir ce qu’est une topologie profinie pour comprendre la suite. Mais retenons qu’il existe un «cadre naturel» pour ce qu’on va expliquer et que ça ne sort pas complètement du chapeau 😊.
Commençons par démontrer que l’ensemble des nombres premiers $\mathcal{P}$ n’est pas réduit à un singleton $\{p\}$. Pour cela, il suffit bien sûr de remarquer que $\{2,3\} \subset \mathcal{P}$. Mais on peut faire beaucoup plus compliqué ! Voyons cela, ce qui nous permettra de comprendre l’idée de Furstenberg.
D’après le lemme 1, tout entier entier au moins égal à 2 a un diviseur premier. Ainsi, si $\mathcal{P} = \{p\}$, alors
\[ \mathbf{Z} = \left\{ -1, +1 \right\} \cup p\mathbf{Z}. \]
Or il existe sur $\mathbf{Z}$ une topologie telle que
- tout ouvert non vide est de cardinal infini;
- les ensembles $p\mathbf{Z}$ sont des ouverts-fermés.
Ces deux propriétés découlent du fait que les ensembles $m + p^k \mathbf{Z}$, pour $m$ dans $\mathbf{Z}$ et $k$ dans $\mathbf{N}$, forment une base d’ouverts de cette topologie.
Du coup, si $\left\{\pm 1\right\}$ est le complémentaire de $p\mathbf{Z}$ dans $\mathbf{Z}$, alors c’est un ouvert non vide de cardinal fini, contradiction.
Venons-en à présent à la démonstration de Furstenberg.
L’ensemble des entiers relatifs $\mathbf{Z}$ peut être muni d’une topologie (non discrète) que les arithméticiens connaissent bien et que l’on peut raisonnablement appeler topologie des entiers uniformément espacés.
Concrètement, il s’agit de la topologie engendrée par les progressions arithmétiques, c’est-à-dire par les ensembles $m + n \mathbf{Z}$, pour $m$ dans $\mathbf{Z}$ et $n$ dans $\mathbf{N}^*$.
Ces ouverts constituent d’ailleurs une base de cette topologie puisque $\mathbf{Z} = 0 + 1\mathbf{Z}$ est l’un d’entre eux et que l’intersection de deux de ces ouverts est soit vide, soit égale à $m + n \mathbf{Z}$ en notant $m + n_1 \mathbf{Z}$ et $m + n_2 \mathbf{Z}$ ces deux ouverts et $n$ le plus petit commun multiple de $n_1$ et $n_2$.
De plus, pour tous $m$ dans $\mathbf{Z}$ et $n$ dans $\mathbf{N}^*$ et $k$, comme conséquence de la division euclidienne, on a la réunion disjointe
\[ \mathbf{Z} = \bigcup_{k=0}^{n-1} ((m+k)+n\mathbf{Z}). \]
Ainsi,
- tout ouvert non vide est de cardinal infini;
- les ouverts de la base sont également fermés.
D’après le lemme 1, on a
\[ \left\{ -1, +1 \right\} \cup \bigcup_{p \in \mathcal{P}} p\mathbf{Z} = \mathbf{Z}. \]
Si $\mathcal{P}$ est de cardinal fini et puisqu’une réunion finie de fermés est fermée, alors l’ensemble $\left\{\pm 1\right\}$ est un ouvert non vide de cardinal fini dans la topologie des entiers uniformément espacés.
Puisque les ouverts non vides de la topologie des entiers uniformément espacés sont de cardinal infini, la remarque précédente permet de conclure que le cardinal de $\mathcal{P}$ est infini.
La démonstration de Furstenberg ne manque pas de charme pour les amateurs de topologie. Cependant le recours au langage de la topologie n’est pas vraiment indispensable et on peut tout à fait récrire l’argument de Furstenberg de manière beaucoup plus élémentaire en ne parlant que de progressions arithmétiques. C’est ce qu’a fait Mercer en 2009 [8].
À quoi bon tout ça?
Peut-être vous demanderez-vous à quoi bon donner une démonstration aussi ésotérique de l’existence d’une infinité de nombres premiers quand Euclide en donne une que tout le monde peut comprendre. En fait, ce n’est pas tant la preuve de Furstenberg en soi qui est vraiment fascinante que l’idée d’importer et d’utiliser de manière fructueuse des outils et des méthodes d’un domaine des mathématiques (en l’occurrence la topologie) dans un autre domaine des mathématiques (ici l’arithmétique).
Quelques années plus tard, en 1977, Furstenberg va montrer la voie une nouvelle fois en important des idées de théorie ergodique pour donner, après Szemerédi en 1975, une nouvelle démonstration d’une célèbre conjecture de Erdős-Turán.
Soit $k$ un entier naturel non nul et $0 < \delta \leq 1/2$. Il existe un entier naturel $N=N(k,\delta)$ tel que tout sous-ensemble de $\{1,\cdots,N\}$ ayant au moins $\delta N$ éléments contienne une progression arithmétique de longueur $k$.
Les lecteurs les plus motivés pourront lire la démonstration de Furstenberg [9], également exposée à l’occasion d’un séminaire Bourbaki [10].
Je remercie vivement Romain Dujardin, ainsi que Olivier Herscovici-Schiller et Gérard Joneaux pour leurs suggestions et remarques qui ont grandement amélioré la lisibilité de ce texte.
Notas
[1] Euclide. Éléments. Livre 9, prop. 20.
[2] c’est-à-dire $1+\displaystyle\prod_{p \in \mathcal{P}_f}p$
[3] avec la convention que $p_m = 0$ si $\mathcal{P}_f$ est vide
[4] Saidak. A New Proof of Euclid’s Theorem. American Mathematical Monthly. Vol. 113, p. 10 (2006).
[5] c’est-à-dire, pour tout entier naturel $n \geq 1$, que les diviseurs premiers de $u_n$ sont des diviseurs premiers de $u_{n+1}$ mais qu’il existe aussi des diviseurs premiers de $u_{n+1}$ qui ne sont pas des diviseurs de $u_n$
[6] Furstenberg. On the infinitude of primes. American Mathematical Monthly. Vol. 62, p. 353 (1955).
[7] Il est facile de voir qu’on peut se restreindre aux ouverts de base dans cette définition si on dispose d’une base de la topologie.
[8] Mercer. On Furstenberg’s Proof of the Infinitude of Primes. American Mathematical Monthly. Vol. 116, p. 355-356 (2009).
[9] Furstenberg. Ergodic behavior of diagonal measures and a theorem of Szemerédi on arithmetic progressions. Journal d’Analyse mathématique. Vol. 31, p. 204-256 (1977).
[10] Thouvenot. La démonstration de Furstenberg du théorème de Szemerédi sur les progressions arithmétiques. Séminaire Bourbaki, no 518, p. 221-232 (1978).
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Para citar este artículo:
Aurélien Alvarez — «Une infinité de nombres premiers, d’après Furstenberg» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
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Une infinité de nombres premiers, d’après Furstenberg
le 16 de mayo de 2020 à 17:13, par Aurélien Alvarez