Vauban pour les cochons comme Fibonacci pour les lapins
Le 14 avril 2013 Voir les commentairesLire l'article en


Vauban fut un homme de guerre : ingénieur militaire,
il dirigea 53 sièges, répara 300 places fortes et en construisit 33 nouvelles.
En 1703, il avait 70 ans, Louis XIV le nomma Maréchal de France.
Il mourut de mort naturelle en 1706.
Vauban fut aussi un homme de cœur, soucieux du bien commun,
et rédacteur infatigable de divers mémoires,
dont ceux rassemblés en douze volumes sous le nom
des « Oisivetés ou ramas de plusieurs sujets à ma façon ».
Par exemple, désolé de voir les paysans accablés d’impôts divers, endettés et mal nourris,
il propose de généraliser l’élevage des porcs.
Dans « La cochonnerie, ou calcul estimatif pour connaître
jusqu’où peut aller la production d’une truie pendant dix ans de temps »,
il montre qu’une seule truie a une descendance telle que,
après douze générations,
« il y en [des porcs] a autant que l’Europe peut en nourrir ».
Reprenons son calcul.
Pour tenir compte de diverses pertes, maladies, accidents, et de la part du loup,
Vauban estime prudemment que chaque ventrée (son terme pour portée)
est constituée de six cochons,
trois femelles qui intéressent la suite du calcul et trois mâles dont on ne parlera presque plus.
Dans son modèle,
une truie met bas une première fois dans sa deuxième année,
puis deux fois par an quatre ans de suite,
avant de devenir stérile dans sa septième année.
Ainsi, la première année, il y a $1$ truie.
La seconde année, celle-ci a une ventrée, il y a donc $3$ nouvelles truies.
La troisième année, il y a deux ventrées de la première truie
et une ventrée de chacune de ses filles, donc en tout cinq ventrées,
c’est-à-dire $15$ nouvelles truies.
La quatrième année, un calcul analogue fournit
\[
(1 \times 2 + 3 \times 2 + 15 \times 1) \times 3 = 69
\]
nouvelles truies ;
ici, $1 \times 2$ veut dire que la première truie a deux ventrées,
$3 \times 2$ que chacune de ses filles a deux ventrées,
et $15 \times 1$ que chacune de ses petites-filles a une ventrée :
on multiplie le nombre des ventrées par $3$ pour obtenir $69$.
Le lecteur aura compris que les calculs
\[
(1 \times 2 + 3 \times 2 + 15 \times 2 + 69 \times 1) \times 3 = 321
\]
\[
(1 \times 2 + 3 \times 2 + 15 \times 2 + 69 \times 2 + 321 \times 1) \times 3 = 1491
\]
fournissent les nombres de nouvelles truies après cinq et six ans.
Jusqu’ici, le nombre de termes à additionner à l’intérieur des parenthèses
a augmenté à chaque calcul.
Pour la suite, chaque année, une nouvelle génération d’aïeules devient stérile,
de sorte qu’il y a toujours cinq termes à additioner dans les parenthèses ;
par exemple :
\[
(3 \times 2 + 15 \times 2 + 69 \times 2 + 321 \times 2 + 1491 \times 1) \times 3 = 6921
\]
nouvelles truies après sept ans.
Les calculs précédents fournissent donc les sept premiers termes d’une suite
que Vauban calcule jusqu’au onzième :
les sept premiers comme ci-dessus
\[
1, \hskip.2cm
3, \hskip.2cm
15, \hskip.2cm
69, \hskip.2cm
321, \hskip.2cm
1 \hskip.1cm 491, \hskip.2cm
6 \hskip.1cm 921, \
\]
puis quatre de plus pour faire bon poids
\[
32 \hskip.1cm 139, \hskip.2cm
149 \hskip.1cm 229, \hskip.2cm
692 \hskip.1cm 919, \hskip.2cm
3 \hskip.1cm 217 \hskip.1cm 437 .
\]
Après onze ans, l’aïeule aura donc engendré,
en comptant les mâles, plus de 6 millions de cochons.
En notation plus moderne, désignons par $T(n)$ le nombre des truies nées pendant l’année $n$.
Les nombres $T(n)$ constituent une suite, complètement définie comme suit :
$T(n) = 0$ si $n$ est négatif ou nul, $T(1) = 1$, et
\[
T(n) = 3T(n-1) + 6T(n-2) + 6T(n-3) + 6T(n-4) + 6T(n-5)
\]
pour $n \ge 1$.
Comme indiqué plus haut par ses onze premiers termes,
la suite des $T(n)$ croît très rapidement.
En fait, sa croissance est exponentielle,
ou plus précisément s’approche rapidement d’une croissance exactement exponentielle,
avec un taux de croissance annuelle de $464 \%$.
Avec une calculette, on obtient facilement d’autres valeurs, par exemple $T(20)$ et $T(30)$.
En voici les ordres de grandeur : $T(20)$ est proche de $3 \times 10^{12}$ (trois suivi de douze zéros), et $T(30)$ proche de $1,5 \times 10^{19}$ (quinze suivi de dix-huit zéros).
Les mathématiciens aiment ajouter que $464 \%$, c’est-à-dire $464$ centièmes,
ou encore $4,64$, c’est la valeur approchée de l’unique nombre réel $c$ tel que
$c^5 - 3c^4 - 6c^3 -6c^2 -6c -6 = 0$ ; un petit ordinateur fournit une approximation plus précise :
$c = 4,643 \hskip.1cm 310 \hskip.1cm 908 \hskip.1cm 249 \hskip.1cm 259$.
En notation condensée, le fait que la croissance s’approche d’une croissance exactement exponentielle de taux $c$
peut s’écrire $\lim_{n \to \infty} (T(n+1) / (T(n)) = c$.
Il existe en ligne une encyclopédie des suites de nombres entiers [1].
La suite de Vauban a une prédécessrice
[2]
célèbre : la suite proposée vers 1200 par Fibonacci.
Un couple de lapins produit chaque mois un nouveau couple,
et chaque nouveau couple est productif dès son deuxième mois ;
de plus, les couples sont éternellement productifs !
Si $F(n)$ désigne le nombre de couples pendant le mois $n$,
l’usage est ici de poser $F(0) = 0$, $F(1) = 1$, et
\[
F(n) = F(n-1) + F(n-2)
\]
pour $n \ge 2$.
Autrement dit, pour $n \ge 2$,
chaque terme est la somme des deux précédents.
Voici le début de la suite :
\[
0, \hskip.1cm 1, \hskip.1cm 1, \hskip.1cm 2, \hskip.1cm 3, \hskip.1cm 5, \hskip.1cm 8, \hskip.1cm
13, \hskip.1cm 21, \hskip.1cm 34, \hskip.1cm 55, \hskip.1cm 89, \hskip.1cm ...
\]
La croissance est aussi exponentielle, avec un taux de croissance de $162 \%$ par mois.
Plus précisément, ce taux est le nombre d’or $\phi$, qui
est le nombre supérieur à $1$ tel que $\phi^2 - \phi - 1 = 0$
[3].
Revenons à Vauban. J’ai découvert son programme de cochon
dans un très joli petit livre de Michel Pastoureau,
« Le cochon, histoire d’un cousin mal aimé »
(Gallimard, 2009)
[4].
Pour mieux comprendre les raisons et les enjeux du texte de Vauban,
nous renvoyons à une page de Pastoureau
[5]. (La page contient une coquille : il faut y corriger $473$ en $479$.)
Pour en savoir davantage sur Vauban, on peut aussi lire le portrait qu’en fit Saint-Simon [6].
Je remercie Paul-Henry Leemann et Roland Bacher qui ont bien voulu se charger de divers calculs relatifs à ce billet.
Notes
[1] Voir http://oeis.org et ici pour plus de détails sur la suite de Vauban.
[2] Après tout, ce féminin est utilisé
par Benjamin Constant, comme le signale
le wiktionaire.
[3] Voir cet article.
[4] Voir La Cliothèque.
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Pour citer cet article :
Harpe, Pierre de la — «Vauban pour les cochons comme Fibonacci pour les lapins» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013
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