Vingt-quatre tétraèdres pour un cube
Piste bleue Le 5 octobre 2021 Voir les commentaires
Le volume du tétraèdre régulier ?!
Connaissez-vous le volume d’un cube de côté $a$ ? Bien sûr, c’est presque la définition, sa mesure est $a^3$ et son unité, si $a$ est en $\mathrm{cm}$, est en $\mathrm{cm}^3$. Mais connaissez-vous le volume d’un tétraèdre régulier de côté $a$ ?
Dites le haut et fort, n’ayez pas peur de l’avouer, la réponse est le plus souvent non et de toutes façons, qui se soucie du volume du tétraèdre régulier ?!
Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un tétraèdre ?
C’est un petit voyage vers le calcul de ce volume que je vous propose. Et j’espère que vous trouverez la promenade assez intéressante pour motiver la formule magique de la fin.
Pour cela nous allons nous ramener au bon vieux cube, que nous allons découper, de plusieurs façons différentes, en vingt-quatre tétraèdres, tous de même volume. Le volume d’un tétraèdre sera donc un vingt-quatrième de celui du cube, c’est la clef.
$6\times 4=24$
Quand on rencontre un cube dans la vie de tous les jours, particulièrement pendant les vacances, c’est souvent sous la forme d’un dé à six faces. Un petit tangram volumique facile à imaginer est de décomposer ce cube en six pyramides à bases carrées en rejoignant chacun des huit sommets du cube au centre par une arête, ce qui définit des triangles s’appuyant sur les $4\times 3=12$ arêtes du cube.
Le patron de cette pyramide n’est pas évident à définir, s’il y a bien un carré de base, et que la hauteur de la pyramide est clairement la moitié du côté, quelles sont les longueurs des deux jambes des triangles isocèles (« iso skelos » ἴσος σκέλος veut dire « mêmes jambes » en grec) qui l’entourent ? C’est plus facile en découpant cette pyramide en quatre parts (rouge, vert, bleu, jaune), comme un gâteau, en passant par les sommets, comme l’illustre cette animation.
Quelles sont les faces de chacune des parts ? Il y a un quart de carré pour la face horizontale de base, c’est un triangle rectangle isocèle, il y a ensuite deux faces verticales là où le couteau a tranché le long de la hauteur, elles sont faciles à déplier vu qu’on sait que cette hauteur est verticale et de longueur la moitié du côté. Il y a finalement la troisième face, dont on connaît maintenant tous les côtés, c’est un triangle isocèle, les deux jambes sont les hypoténuses des triangles verticaux et le petit côté appartient au carré de base. Ce patron se découpe parfaitement dans une feuille A4 : pliez en deux dans la longueur, pointez le milieu, reportez (par pliage, avec un compas ou la règle) la moitié du grand côté sur le milieu horizontal, pour créer le triangle rectangle isocèle (découper la partie hachurée puis recoller les segments extérieurs ayant même longueur) :
Ce patron contient quatre triangles, de côtés $\color{red}{1}$, $\color{orange}{\sqrt{2}}$, 2 et $\color{brown}{\sqrt{3}}$ ; une fois monté, c’est un tétraèdre. Il est loin d’être régulier, la base est un triangle rectangle isocèle (un demi-carré), les deux faces verticales sont les mêmes triangles rectangles et la grande face isocèle est composée de deux de ces triangles rectangles. Combien a-t-on de ces tétraèdres pour le cube ?
Quatre par face, soit vingt-quatre ! Voici la première décomposition du cube en tétraèdres, tous égaux (animation ici).
On peut paver l’espace tout entier de bien des manières avec ce tétraèdre !
Les indivisibles de Cavalieri
Avec le tétraèdre précédent, on pave certes le cube mais on est bien loin du tétraèdre régulier. Peut-on transformer ce tétraèdre tout de guingois en le rendant plus symétrique ? Euclide a montré par exhaustion qu’ils avaient même volume, Daniel Perrin le raconte. Mais en fait, pour vraiment transformer l’un en l’autre, on a besoin de plus que de découper et recoller rigidement.
Ce qui va nous aider est une idée fabuleuse due à un Italien du XVIIe siècle,
Cavalieri : les indivisibles. Il s’agit de comprendre un objet comme un empilement de couches parallèles très très fines, tellement fines qu’on ne peut plus les diviser. C’est une tentative audacieuse pour son époque de se frotter à l’infini ! Découper un objet en 100 couches parallèles, c’est envisageable. On peut faire glisser ces couches les unes par rapport aux autres, le volume de cet objet ne varie pas. Mais chacune peut encore être divisée en disons 100 couches parallèles, amenant à 10 000 couches parallèles qu’on peut faire glisser les unes par rapport aux autres. Ce sont les mêmes tranches qu’on déplace donc le volume est toujours inchangé. Le coup de force de Cavalieri est de passer à la limite et de décréter que cette propriété tient pour une infinité de couches parallèles qu’on fait glisser continûment les unes par rapport aux autres.
On en déduit, en choisissant une base et par glissement continu de toutes les couches, des propriétés des aires et des volumes, par exemple on retrouve que l’aire d’un triangle, ne dépend que des longueurs de sa base et de sa hauteur. De même, le volume d’une pyramide ne dépend que de l’aire de sa base et de la longueur de sa hauteur (la distance entre le sommet et la base). C’est-à-dire, en posant la base sur le plan horizontal comme il se doit, qu’on peut déplacer à loisir le sommet (appelez le l’apex pour frimer) de la pyramide dans son plan horizontal pourvu qu’on ne change pas son altitude.
Cependant, le patron du tétraèdre régulier ne contient que des triangles équilatéraux tandis que celui du tétraèdre précédent n’a aucun triangle équilatéral, ce n’est donc pas une simple application du principe de Cavalieri, en maintenant fixée une face de base qui va nous permettre de « régulariser » notre tétraèdre. Nous verrons qu’il nous faudra deux applications du principe de Cavalieri pour en venir à bout !
En dupliquant un objet et en le découpant de la même manière en tranches, on voit qu’on peut redisposer ces tranches en alternant une couche de l’un et une couche de l’autre. On aboutit ainsi à un objet qui est deux fois plus haut et deux fois plus volumineux. En passant à la limite, cet objet a subi une affinité de rapport deux dans la direction verticale. On pourrait faire en sens contraire, prendre une couche sur deux et obtenir un objet deux fois moins volumineux et deux fois moins haut. En approfondissant cette idée, on démontre que le volume dépend linéairement de sa hauteur : si on double la hauteur, le volume double aussi.
Remarquez qu’on peut faire subir des révolutions à nos solides : choisir une face oblique comme nouvelle base et faire basculer le solide jusqu’à ce que le sommet redescende à la base (nous ne sommes rien, soyons tout...). La hauteur n’est alors plus la même ! Avec ce principe, on voit que la mesure du volume d’un pavé droit est le produit de ses trois dimensions, le produit de deux constituant l’aire de la base et le troisième la hauteur. Mais un pavé, qu’il soit droit ou pas, a un volume qui est le produit de l’aire d’une base par la hauteur issue de cette base. Ce n’est pas si évident qu’il y parait dans le cas général !
Bon, une pyramide n’est pas un pavé, et son volume ne dépend que de l’aire de sa base et de sa hauteur, mais en quelle proportion ?
Le tiers de cube
Tout d’abord, des pyramides, il y en a beaucoup de différentes. Le tétraèdre en est une, c’est une pyramide à base triangulaire. Les pyramides d’Égypte ont une base carrée et l’apex bien à l’aplomb, c’est une pyramide droite. Mais on peut imaginer des pyramides avec des bases tout à fait différentes et des hauteurs pas d’équerre du tout !
Le tiers de cube est de celles-là : sa base est un carré, sa hauteur a la même longueur que son côté de base, mais au lieu d’être bien sagement au milieu, il se trouve dans un coin. Le pied de sa hauteur est ainsi un des quatre sommets de la base. Il tient donc dans un cube. On peut remarquer que le plan vertical passant par la diagonale du carré et le sommet coupe la pyramide en un triangle rectangle qui est le même que celui des faces obliques : il a pour côtés une arête du cube, une diagonale d’un carré et cette grande diagonale du cube. On peut donc construire le patron de cette pyramide : il y a le carré de base, deux demi-carrés pour les côtés verticaux, et en reportant la diagonale du carré, on complète par deux grands triangles rectangles.
Encore une fois, si on n’a pas de compas, la feuille A4 peut aussi nous aider, au prix d’un peu plus de ruban adhésif. On la plie en quatre et on marque un petit carré, puis on recolle :
Si on en construit trois de cette forme, on peut les assembler en un cube complet ! En jouant du principe de Cavalieri et de la linéarité du volume en fonction de sa hauteur, on peut faire subir des affinités selon n’importe quel axe et obtenir des tiers de pavés de formes tout à fait diverses. La morale de l’histoire est que le volume d’une pyramide est le tiers du produit de l’aire de sa base par sa hauteur. C’est vrai pour n’importe quelle pyramide, ne s’appuyant pas seulement sur un rectangle mais sur un triangle pour le tétraèdre, ou sur un polygone régulier à beaucoup de côtés, même à la limite continue, s’appuyant sur un cercle : le roi des calculs de volume de l’Antiquité, Archimède, savait déjà que le volume d’un cône est le tiers du cylindre de même base et même hauteur, il le tenait d’Euclide et Eudoxe.
Voir cette animation.
$8\times 3=24$
Si on double le côté d’un cube, quel est son volume par rapport au cube de départ ? Il suffit de compter, il y en a quatre au rez-de-chaussée et quatre au premier étage, c’est-à-dire deux fois plus en largeur, en profondeur et en hauteur, c’est $2\times2\times2=8$ ! Par le même raisonnement, il en sera de même pour tous les pavés droits. En fait, en y regardant de près, cette propriété est vraie pour tous les volumes : la pyramide de Khéops est construite de grosses pierres toutes semblables à d’énormes briques. Si Khéops avait voulu une pyramide deux fois plus grande, il aurait fallu à son
architecte non pas deux, non pas quatre, non pas six, mais bel et bien huit fois plus de pierres ! Animation ici.
Au contraire, un cube de côté moitié a un volume huitième du cube d’origine.
Quel est le rapport avec notre histoire ? C’est qu’en décomposant ces huit petits cubes de côté moitié en des pyramides tiers de cube, on obtient $8\times 3=24$ pyramides semblables décomposant le cube d’origine. Cette pyramide a donc le même volume que le tétraèdre précédent. Pourtant, en comparant leurs patrons, on voit que ces polyèdres n’ont aucune face en commun, par contre, à part le grand côté du tétraèdre, leurs arêtes sont de longueurs communes ($\frac 12$, $\frac{\sqrt{2}}2$ et $\frac{\sqrt{3}}2$ fois le grand côté).
Ce n’est donc pas une simple application du principe de Cavalieri qui va nous transformer l’un en l’autre. En fait on coupe le tiers de cube selon le plan vertical passant par la grande diagonale et la hauteur, autour de laquelle on la fait tourner de trois quart de tours, jusqu’à le refermer en ce tétraèdre vingt-quatrième de cube, comme le montre cette animation.
Tétraèdre double
Le fait qu’il y a huit petits cubes dans un cube de côté double peut se voir à l’aide de transformations d’agrandissement d’un facteur deux. Une telle transformation n’a pas besoin seulement d’un rapport mais également d’un point, c’est l’œil de l’artiste dans les machines à dessiner en perspective d’Albrecht Dürer, c’est l’objectif de l’appareil photo, c’est le centre de l’homothétie. Et en considérant un cube de côté double, en se plaçant du point de vue de n’importe lequel de ses huit sommets, on conçoit qu’on peut y attacher un cube de côté simple. Cet argument peut s’appliquer également au cas d’autres polyèdres, par exemple du tétraèdre, la pyramide à base triangulaire, qui a quatre sommets. Dans un tétraèdre de côté double, dont le volume est donc huit fois celui de base, il y
a ainsi quatre tétraèdres de côté simple et un volume restant équivalant.
Quelle est la forme de ce volume manquant ? Comptons ses faces : il y a quatre triangles communs aux quatre tétraèdres de côté simple associés à chaque sommet et encore quatre triangles sur les quatre faces triangulaires de côté double du grand tétraèdre, ce qui fait huit triangles. C’est un octaèdre. Si le tétraèdre est composé de quatre triangles équilatéraux, cet octaèdre sera également régulier, composé de huit triangles équilatéraux (voir animation).
Moins connu que le tétraèdre et le cube, l’octaèdre est également un solide de Platon. Il contient trois carrés et quand on le prend en main, on met un de ces trois carrés à l’horizontale, mettant en évidence un axe de symétrie vertical. Il n’est alors pas facile d’imaginer les deux autres carrés et de voir que tous les sommets se valent. Si on pose l’octaèdre, il se stabilise sur une face, et ses symétries sont encore moins apparentes. Ce sont pourtant les mêmes
symétries que celles du cube. Son patron est composé de huit triangles équilatéraux. La feuille A4, pliée en trois dans le sens de la longueur, puis les intersections avec la diagonale reportées sur le côté peuvent nous aider, mais mieux vaut chercher un compas ou un rapporteur.
La conclusion est, qu’à même côté, un octaèdre régulier a un volume quadruple du tétraèdre régulier car les quatre tétraèdres ont même volume que le volume manquant qui compose l’octaèdre. Ce « puzzle » est à l’origine de cet article et fait partie de l’exposition itinérante Math$\alpha$Lyon, issue de « Pourquoi les mathématiques » que nous faisons circuler dans l’académie de Lyon.
D’ailleurs, on peut décomposer cet octaèdre en quatre tétraèdres non réguliers : on coupe selon deux des trois carrés que contient l’octaèdre
(animation).
Le patron de ce tétraèdre contient donc deux demi-carrés et deux triangles équilatéraux. Remarquons que pour le monter, on plie le carré en deux demis-carrés selon des plans orthogonaux, c’est-à-dire avec un angle diédral (angle entre deux faces qui s’intersectent le long d’une arête dans un plan perpendiculaire à cette arête) qui est droit.
Comme quart d’octaèdre, ce tétraèdre a le même volume que le tétraèdre régulier mais on peut le voir de manière plus directe : en prenant comme base un des triangles équilatéraux, on peut appliquer le principe de Cavalieri : les deux tétraèdres ont même base et même hauteur (animation).
Il est à noter que l’invariant de Dehn nous permet d’affirmer que, bien qu’ayant les mêmes volumes, les deux tétraèdres ont des angles diédraux qui les rendent incompatibles : on ne peut pas passer de l’un à l’autre par des découpes et recollages rigides astucieux, on doit passer par une « glissade » du type Cavalieri.
Remarquez qu’un demi-octaèdre, composé de deux de ces tétraèdres forme une pyramide à base carrée, qui est pratique à manipuler.
Octaèdre double
Et si on jouait à ce jeu avec un octaèdre ? De la même manière que pour le tétraèdre, chacun des six sommets de l’octaèdre peut être vu comme le centre d’une homothétie de rapport deux, incluant six petits octaèdres dans un grand octaèdre double. De quelle forme sont les manques ? En observant attentivement, on se convainc qu’il y a huit tétraèdres réguliers
(animation).
Ou plutôt, c’est plus facile à manipuler, avec un demi-octaèdre, la pyramide à base carrée, il en faut cinq par sommet, plus une « la tête en bas », et il reste quatre tétraèdres réguliers (animation).
Le volume d’une pyramide vaut donc deux tétraèdres réguliers. On le savait déjà car cette pyramide est composée de deux tétraèdres quarts d’octaèdre qui ont le même volume que le tétraèdre régulier.
$24=4\times 3+8+4$
Ces deux pièces tétraédriques, le tétraèdre régulier et le quart d’octaèdre, peuvent aussi composer un cube entier.
On compose tout d’abord un octaèdre, sur lequel on rajoute un tétraèdre régulier sur chacune des huit faces, c’est la stella octangula de Kepler.
C’est une très belle figure et vous pouvez en voir une version construite par Pierre Gallais et encore d’autres en métal dans cet article.
Puis, selon chacune des trois faces libres des tétraèdres, on ajoute un nouveau quart d’octaèdre, soit quatre dans chaque direction, leur hypoténuse coïncidant avec les quatre arêtes du cube parallèles à cette direction. Il y a donc $4\times 3=12$ quarts d’octaèdre pour compléter le cube. En tout il y a donc $4\times 3+8+4=24$ tétraèdres tous de même volume pour un cube
(animation).
Par conséquent nous avons maintenant trois tétraèdres et une pyramide à base carré tous de même volume, le vingt-quatrième du cube
(animation).
La formule magique !
Nous arrivons au terme de notre voyage et sommes capables de donner la formule du volume du tétraèdre régulier. Nous voyons que si le cube est de côté $c$, le demi-octaèdre a pour grand côté $c$, diagonale d’un carré cassé en deux demi-carrés triangles rectangles isocèles de côtés $\frac c{\sqrt{2}}$, qui est aussi le côté du triangle équilatéral qui compose ses deux autres faces. Le tétraèdre régulier inclus dans le cube a donc pour côté $a=\frac c{\sqrt{2}}$ et son volume est un vingt-quatrième du cube de côté $c=\sqrt{2}\,a$. Par conséquent
\[\text{Vol}(\mathcal{T}_a)=\frac{(\sqrt{2}\, a)^3}{24}.\]
Ça ne sert à rien (essayez un peu de la placer en soirée pour voir), mais j’espère que ce petit voyage au pays des volumes et des polyèdres vous aura plu
(animation).
Références
Merci aux relecteurs, Jean-Yves Degos, Jimmy Dillies et Andrés Navas pour leurs relectures attentives et nombreuses suggestions.
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Pour citer cet article :
Christian Mercat — «Vingt-quatre tétraèdres pour un cube» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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