[Rediffusion d’un article publié en juillet 2015]

Ze Blaque Borde

Piste verte Le 11 septembre 2021  - Ecrit par  Serge Cantat Voir les commentaires (5)
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Le tableau noir, ou « blackboard », est sans doute l’outil préféré du mathématicien professionnel. Ce début du mois de juillet marque le terme d’une semaine de conférences organisée à Lyon autour de la géométrie et des systèmes dynamiques. Intitulé « Géométries en action », ce colloque a été l’occasion de fêter les soixante ans d’Étienne Ghys, bien connu des lecteurs de ce site. Et comme de coutume, le tableau noir a occupé pas mal les organisateurs de cette conférence !

Piste verte ou bleue : un domaine skiable pour lire ou relire à la rentrée !
Rediffusion d’un article publié en juillet 2015.

Objet nécessaire

Si vous voulez créer un laboratoire de mathématique accueillant, il n’y a pas cinquante règles auxquelles prêter attention. Tout d’abord un lieu attrayant, soit par l’environnement intellectuel et culturel, soit par l’environnement touristique, soit par son isolement sauvage ; plusieurs options s’ouvrent à vous suivant que vous souhaitez une structure qui accueille des gens de passage (centre de conférence) ou que vous préférez un centre de recherches permanent, avec des chercheurs qui s’installent sur le long terme. En tous cas, choisissez un lieu autour duquel il soit plaisant de se promener. Une fois cette première règle remplie, il vous faut une bonne bibliothèque ; c’est important pour l’accès aux textes (qui peut être électronique), et pour l’ambiance propice au travail.
Et maintenant viennent les règles clé qui ne coûtent presque rien :

  • du très bon café, dans une ambiance agréable (même si vous avez un excellent distributeur de café, jetez-le s’il clignote de toutes les couleurs en faisant un bruit de hall de gare) ;
  • des tableaux noirs, des craies, des stylos et du papier.

Si vous oubliez de mettre des tableaux noirs de bonne qualité à la disposition des membres de votre institut et des visiteurs de passage, vous ratez quelque chose d’essentiel. Et il en faut partout : près du café, dans la bibliothèque, dans des recoins avec quelques fauteuils, etc. Il en faut certainement dans les salles de conférences (de grands tableaux qui coulissent), et dans les bureaux ; mais il en faut d’autres, dont l’emplacement peut paraître incongru à qui n’a pas réalisé que les mathématiques sont une activité sociale.

Pour ceux qui ne sont pas convaincus, voici un exemple de tableau photographié et commenté ci-dessous par l’auteur du cliché :

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Une conférence, du café, un tableau

« Après le café ! Aujourd’hui, avant dernier jour de la conférence « Recent Progress in Lagrangian and Hamiltonian Dynamics » en l’honneur de John Norman Mather. À la pause, quatre-vingts mathématiciens se ruent dans la salle de café. On est un peu à l’étroit, ça parle de toutes sortes de choses, dans toutes sortes de langues, il y a du café et des petits gâteaux. Heureusement, les murs de la salle de café sont tapissés de tableaux... Pause terminée, tout le monde s’en va pour suivre la conférence suivante ; je sors mon appareil photo. Difficile de démêler les restes de ces conversations : j’y vois bien des actions, des points périodiques, mais je dois dire que le reste est du chinois pour moi. » (Reprise d’un commentaire d’Étienne Ghys.)

Objet insolite

À l’université de Warwick, il y a des logements pour les professeurs invités. Ils sont situés dans des maisons modernes aux formes courbes. Eh bien, certaines chambres ont leurs murs tapissés d’un tableau noir, ce qui est impressionnant vu la courbure des murs !
A posteriori c’est assez lugubre mais l’existence de ces chambres montre bien jusqu’où le désir du tableau peut aller.

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Chambre de la Math House — Warwick
Emma McNally, artiste, dessinant sur le mur d’une des chambres de la « Math House » de Warwick.

À Cuernavaca, le tableau noir est un peu vert (c’est souvent le cas). Il est installé dehors, sous une palapa, et il aurait appartenu à Lefschetz. Je ne sais si c’est vrai mais un peu de mystère ne gâche rien.

Objet symbolique

Le tableau noir est également un accessoire de mode ! Il suffit pour s’en convaincre d’aller consulter les pages internet des chercheurs et des laboratoires. Très souvent, vous trouverez une photographie devant un tableau : la photographie de type portrait, qui montre le mathématicien tout fier, face à l’objectif, avec le tableau dans son dos barbouillé d’une formule ou d’un dessin qui n’est pas sans connexion avec ses intérêts mathématiques ; et la photographie de type action, sur laquelle l’impétrant
est pris sur le vif, comme un sportif, entrain d’expliquer un concept en griffonnant quelques lignes à la craie.
Dans les deux cas, le tableau joue le rôle de décor, d’accessoire de mode, pour mettre en valeur l’heureux savant.

C’est la même idée pour les laboratoires qui veulent faire leur publicité. Par exemple, la photographie suivante (téléchargée ici) fait partie d’une exposition photographique sur le thème des mathématiciens et de l’Institut Henri Poincaré.

Un problème à deux corps

À chaque tableau sa craie. C’est un problème à deux corps, et il faut y faire un peu attention. Depuis quelques années, il y a un engouement incroyable pour les craies japonaises de grande qualité, par exemple les « Hagoromo « Fulltouch » chalk » ; les mathématiciens, surtout américains, tels des adolescents s’échangeant les dernières astuces du jeu vidéo à la mode, discutent de l’achat de ces craies prisées sur les forums.

Conclusion

Bref, le tableau est un objet important, et même à l’heure de l’ordinateur et d’internet, nombreux sont les orateurs qui n’imaginent pas faire un exposé autrement qu’à la craie sur un bon tableau noir. Certains leur ont même dédié des sites web ici ou ... Et c’est là que le calvaire commence pour l’organisateur de conférence car les mathématiciens semblent un peu seuls au monde à conserver cette technique ancestrale. Pour un petit colloque dont les participants tiennent dans une salle d’une centaine de place, pas de problème, car les universités disposent encore de bons amphithéâtres de cette taille. Mais lorsqu’au moins trois cents personnes font le déplacement, les lieux de conférences se font plus rares, plus high-tech, et bien moins propices à la craie.

Il faut alors écrire des courriers explicatifs à nos confrères orateurs : « Nous sommes sincèrement désolés et nous espérons que vous pourrez donner un exposé avec des transparents projetés sur un écran (fournir par exemple un fichier pdf), car il n’y a pas de tableau dans l’amphithéâtre et nous ne disposerons donc que de deux petits tableaux mobiles sur la scène. », puis recevoir leurs réponses gênées...
Et simultanément, vous cherchez un ou deux tableaux mobiles de plus et vous discutez des problèmes de sécurité avec le cerbère qui surveille l’amphithéâtre (les tableaux ne doivent pas obstruer les sorties d’urgence, oui on passera l’aspirateur parce que la craie c’est sale...), et vous comptez et recomptez les tableaux dont vous disposez...

Et ils ont bien raison, les orateurs, car jusqu’à maintenant rien d’efficace n’a pu remplacer l’apport didactique d’une formule ou d’un dessin en action : la dynamique du tracé d’une figure en direct au tableau, qui est retouchée quelques minutes plus tard, puis reste en permanence comme un rappel sur l’un des tableaux de l’amphithéâtre, tout cela, on ne le trouve pas (sauf à y passer des heures) dans nos ordinateurs. D’ailleurs, l’une des initiatives récemment saluées qui propose d’expliquer les cours de sciences sur le web en libre accès, la Khan Academy, conserve le tableau noir comme outil pédagogique central !

Bref, le tableau, c’est important. Et j’ai en fait écrit ces lignes quelques jours avant la conférence fatidique pour évacuer le stress de l’organisateur en manque de tableaux.

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Comme un jeune homme ! (B. Malgrange, vu par É. Ghys)
Marseille, Centre international de rencontres mathématiques.
Malgrange a 84 ans mais, face à son tableau, il est comme un jeune homme.
Enthousiasmant !
Post-scriptum :

La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient pour leur relecture attentive, les relecteurs dont le nom ou pseudonyme est le suivant : Bruno Duchesne, Griforg et ERHCNRS.

Article édité par Serge Cantat

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Pour citer cet article :

Serge Cantat — «Ze Blaque Borde » — Images des Mathématiques, CNRS, 2021

Crédits image :

Une conférence, du café, un tableau - Photographie et commentaire par Étienne Ghys
Comme un jeune homme ! (B. Malgrange, vu par É. Ghys) - Photographie et commentaire d’Étienne Ghys

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