Autour de 1930, trois brillants doctorants et amis de l’École normale supérieure de Paris introduisent, à la suite de leurs camarades créant en 1934-1935 le groupe Bourbaki, la théorie axiomatique et la théorie de la démonstration de Hilbert dans le contexte français. Ils ont hélas le destin commun de disparaître prématurément. Le logicien Jacques Herbrand (1908-1931) décède à seulement vingt-trois ans des suites d’un accident de chute en haute montagne. Albert Lautman (1908-1944), un philosophe bien formé en mathématiques, et Jean Cavaillès (1903-1944), un philosophe et historien de la théorie des ensembles, sont tués en 1944 par l’occupant allemand.
Albert Lautman
Albert Lautman a joué un rôle crucial dans « l’édification du structuralisme de Bourbaki » (Patras 2008, p. 41). Ses travaux ont été revus et commentés par des personnalités aussi importantes que Paul Bernays, John Barkley Rosser, Max Black, Ferdinand Gonseth, Gilles Deleuze ou André Lichnerowicz. Il a été abattu en 1944 par les nazis en tant que juif et combattant de la résistance, politiquement à gauche. Il est moins connu que Cavaillès comme philosophe (dont les cours à l’École Normale Supérieure étaient entre autres suivis par Jean-Toussaint Desanti, Gilles-Gaston Granger, Jacques Merleau-Ponty et Jules Vuillemin). Lautman est aussi peu connu comme combattant de la résistance, mais il a la même importance exceptionnelle que son ami Cavaillès pour l’histoire des idées 5Les travaux de Lautman ont été réédités en 2006, les études de Cavaillès en philosophie des sciences ont été rééditées en 1994. ]. Deux monographies françaises récentes sur Cavaillès et Lautman ((Benis Sinaceur 2013 2)) et (Barot 2009, 1) ) montrent l’intérêt croissant suscité par leur travail en France, où Cavaillès n’a naturellement jamais oublié son rôle de chef de la Résistance. Pour une bibliographie détaillée sur Cavaillès, voir (Cavaillès 1998) ; (Cortois 1996) est un très précieux résumé de la philosophie de Cavaillès en anglais. Des études sur Lautman sont p. ex. (Heinzmann 1987), (Chevalley 1987) et (Petitot 1987) ; pour une bibliographie exhaustive, voir (Lautman 2011).
Lautman avait Herbrand en tant qu’instructeur quotidien en mathématiques (leur rencontre remonte à 1923). Ensemble, ils sont devenus amis et compagnons intellectuels d’abord de Claude Chevalley, puis de Charles Ehresmann, tous deux fondateurs du groupe Bourbaki (voir (Jacques Lautman)). Après un semestre à Berlin et deux ans à Osaka, Lautman soutient en 1937 son doctorat avec une thèse principale et une complémentaire, respectivement intitulées Essai sur les notions de structure et d’existence en mathématiques et Essai sur l’unité des sciences mathématiques dans leur développement actuel 6Réimprimé in (Lautman 2006).. Il a partagé avec Poincaré l’opinion selon laquelle le formalisme et l’intuitionnisme sont des échecs en tant que positions fiables concernant les fondements de la mathématique 7Cinq éléments caractérisent le formalisme : i. La révision de la classification traditionnelle des sciences mathématiques en géométrie et arithmétique. ii. Le rejet de la conception classique de la preuve et la connaissance mathématique en tant que construction. iii. La conception de rigueur qui souligne plutôt l’abstraction que l’immersion dans l’intuition et le sens. iv. L’utilité et la justification de certaines utilisations d’expressions dans le raisonnement est indépendante du contenu (sémantique) de ces expressions. v. Le mathématicien a une liberté de créer des instruments de raisonnement qui permettent de poursuivre ses objectifs épistémiques Detlefsen 2004, 236sqq. Dans l’introduction de son célèbre ouvrage sur « Mathematische Grundlagenforschung, Intutionismus, Beweistheorie » Arend Heyting entend sous “intuitionnistes contemporains” les mathématiciens qui approuvent la position suivante : i. Les mathématiques n’ont pas seulement une signification formelle, mais également une signification concernant le contenu. ii. Les objets mathématiques sont immédiatement saisis par l’esprit pensant, de sorte que la connaissance mathématique devient indépendante de l’expérience Heyting 1934, 3. En tant que structuraliste dans le style Bourbaki, Lautman avait des opposants « intuitionnistes » et « formalistes ». Parmi les premiers, on compte les philosophes français Pierre Boutroux et Maximilien Winter, qui ont formulé leurs thèses dans les ouvrages L’idéal scientifique des mathématiciens (1920) et La méthode dans la philosophie des mathématiques (1911).
L’opposant « formaliste » n’était pas David Hilbert mais Rudolf Carnap et le cercle de Vienne vers 1935-1937. Comme Cavaillès et Herbrand, Lautman se rendit à la fin des années vingt en Allemagne (Berlin, 1929). La tradition française néo-kantienne enrichie par l’expérience allemande de la fertilité des relations structurelles l’a amené à s’opposer au caractère réductionniste et « statique » de l’empirisme logique. Il soutient que ce sont des théories avec leur riche organisation interne, et non des concepts isolés ou des notions primitives liées par des propositions logiques primitives, qui doivent être les objets de la philosophie scientifique. La réalité mathématique ne doit pas être conçue comme « étant statique » mais comme le résultat de la possibilité de déterminer certains êtres par rapport aux autres 8Voir (Lautman 2011, p. 186). La section sur Lautman est un extrait d’un travail commun (non publié) avec Jean Petitot..
Commandant d’une batterie d’artillerie anti-aérienne, le capitaine Lautman est fait prisonnier en juin 1940 lorsqu’il couvre le rembarquement des troupes anglaises et est dirigé vers l’Oflag IV à Hoyerswerda en Silésie. Avec 28 autres camarades il creuse un souterrain de 80 mètres et arrive à s’enfuir le 18 octobre 1941. Démobilisé en France, il est revoqué comme juif. Il devient un des responsables de l’Etat-major haute-Garonne et accepte une charge d’organisateur des passages en Espagne. Le 15 mai 1944, lors d’un rendez-vous avec un des passeurs, il est arrêté par la police allemande. Le 1er août, il est exécuté au camp de Souges par un peloton de sous-officiers allemands (Jacques Lautman).
Jean Cavaillès
Jean Cavaillès travailla à partir de 1928 comme secrétaire au Centre de documentation sociale (comme son ami Raymond Aron) et combina ses études sur la théorie des ensembles et la philosophie avec l’étude de la situation socioculturelle de l’Allemagne au début des années trente. Un séjour de longue durée en Allemagne devenant nécessaire pour la documentation bibliographique de sa thèse complémentaire sur l’émergence de la théorie des ensembles abstraite (Cavaillès 1938), il y rencontre Emmy Noether, avec laquelle il travaille sur la correspondance mathématique très importante pour la compréhension de la théorie des ensembles entre George Cantor et Richard Dedekind (Cavaillès 1937). Le volume a été fini en 1933, mais n’a pu paraître à Paris qu’en 1937 : Noether, en tant que juive, ayant démissionné de son poste en 1933, émigre à Princeton et y mourut en 1935.
L’ouvrage de Cavaillès (Cavaillès 1938) visant à établir l’histoire de la théorie des ensembles de sa « préhistoire » (Bernhard Bolzano) à l’axiomatique d’Ernst Zermelo et d’Adolf Fraenkel est encore aujourd’hui considéré comme un classique contenant notamment des analyses détaillées des travaux de Georg Cantor et de Richard Dedekind. Dans la tradition de Poincaré, Cavaillès s’intéresse à la compréhension de la construction mathématique (créations), qui, maintenant, se trouve placée dans son évolution autonome, c’est-à-dire indépendamment de la physique et de l’histoire de la philosophie.
Rejetant l’attitude hypothétique-déductive recherchée par ses amis et fondateurs du cercle Bourbaki qui réfutaient l’esprit « intuitionniste » de leurs enseignants, Cavaillès cherche à se situer entre Hilbert et Brouwer dans sa position sur les fondements de la mathématique, qu’il appelle « formalisme modifié ». La connaissance des semi-intuitionnistes français (surtout Émile Borel) lui épargne ainsi l’impasse de l’empirisme logique qu’il connaît par sa participation au Congrès de Prague de 1934
(Cavaillès 1935, 3). Sous l’influence des résultats de Kurt Gödel, il considère, d’une part, la preuve de contradiction d’un formalisme strict comme superflue et rejette, d’autre part, les restrictions imposées par l’intuitionnisme à la logique et aux mathématiques.
Bien entendu, la réputation de Cavaillès dépasse de loin le cercle restreint des spécialistes de la philosophie des mathématiques. Sa popularité repose sur le rôle remarquable qu’il a joué en tant que fondateur de l’organisation de résistance française « Cohors » et qu’il a payé de sa vie. Gabrielle Ferrières dans son ouvrage Jean Cavaillès, Philosophe et combattant (Ferrières 1950), témoigne de cette double vie. L’activité de résistance tire sa légitimité théorico-morale notamment de la théologie dialectique de Karl Barth. L’émergence du nazisme le mène de la pensée pacifiste au patriotisme et du moralisme théorique au réalisme : tandis que le même changement chez ses camarades de l’École Normale Supérieure, Sartre et Aron, reste au niveau théorico-politique, le philosophe en tire les conséquences pratiques vers la résistance militaire à l’exclusion de toute concession. Arrêté en 1943 par le contre-espionnage allemand, il fut abattu au début de 1944 à Arras.
L’ouvrage de Cavaillès (Cavaillès 1938) visant à établir l’histoire de la théorie des ensembles de sa « préhistoire » (Bernhard Bolzano) à l’axiomatique d’Ernst Zermelo et d’Adolf Fraenkel est encore aujourd’hui considéré comme un classique contenant notamment des analyses détaillées des travaux de Georg Cantor et de Richard Dedekind. Dans la tradition de Poincaré, Cavaillès s’intéresse à la compréhension de la construction mathématique (créations), qui, maintenant, se trouve placée dans son évolution autonome, c’est-à-dire indépendamment de la physique et de l’histoire de la philosophie.
Rejetant l’attitude hypothétique-déductive recherchée par ses amis et fondateurs du cercle Bourbaki qui réfutaient l’esprit « intuitionniste » de leurs enseignants, Cavaillès cherche à se situer entre Hilbert et Brouwer dans sa position sur les fondements de la mathématique, qu’il appelle « formalisme modifié ». La connaissance des semi-intuitionnistes français (surtout Émile Borel) lui épargne ainsi l’impasse de l’empirisme logique qu’il connaît par sa participation au Congrès de Prague de 1934 (Cavaillès 1935). Sous l’influence des résultats de Kurt Gödel, il considère, d’une part, la preuve de contradiction d’un formalisme strict comme superflue et rejette, d’autre part, les restrictions imposées par l’intuitionnisme à la logique et aux mathématiques.
Bien entendu, la réputation de Cavaillès dépasse de loin le cercle restreint des spécialistes de la philosophie des mathématiques. Sa popularité repose sur le rôle remarquable qu’il a joué en tant que fondateur de l’organisation de résistance française « Cohors » et qu’il a payé de sa vie. Gabrielle Ferrières dans son ouvrage Jean Cavaillès, Philosophe et combattant (Ferrières 1950), témoigne de cette double vie. L’activité de résistance tire sa légitimité théorico-morale notamment de la théologie dialectique de Karl Barth. L’émergence du nazisme le mène de la pensée pacifiste au patriotisme et du moralisme théorique au réalisme : tandis que le même changement chez ses camarades de l’École Normale Supérieure, Sartre et Aron, reste au niveau théorico-politique, le philosophe en tire les conséquences pratiques vers la résistance militaire à l’exclusion de toute concession. Arrêté en 1943 par le contre-espionnage allemand, il fut abattu au début de 1944 à Arras.
Références
Barot, Emmanuel 2009. Lautman, Paris : Les Belles Lettres.->1
Benis Sinaceur, Hourya 2013. Cavaillès, Paris : Les Belles Lettres.->2
Cavaillès, Jean 1935. L’École de Vienne au Congrès de Prague, Revue de métaphysique et de morale 42, p. 137-149.->3
Cavaillès, Jean et Noether, Emmy (éd.) 1937, Briefwechsel Cantor-Dedekind, Paris (réimprimé in [Cavaillès 1962]).->4
Cavaillès, Jean 1938. Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, Paris (réimprimé in [Cavaillès 1962]).->5
Cavaillès, Jean 1962. Philosophie mathématique, Paris.->1
Cavaillès, Jean 1970. On logic and the theory of science. Translated by T. S. Kisiel, in J. Kockelmans and T. Kisiel (eds.), Phenomenology and the natural sciences.->6
Cortois, Paul 1996. The Structure of Mathematical Experience According to Jean Cavaillès. Philosophia Mathematica (3) vol. 4, p. 18-41.->7
Cavaillès, Jean 1994. Œuvres complètes de philosophie des sciences, (B. Huisman ed.), Paris : Hermann.->8
Cavaillès, Jean 1998. Philosophia Scientiae 3 (1) 1998. Special issue on Jean Cavaillès. Bibliography by Paul Cortois, p. 157-174.->9
Chevalley, Catherine. 1987. Albert Lautman et le souci logique. Revue d’histoire des sciences 40 (1) : p. 49-77.->10
Detlefsen, Michael 2004. Formalism, in : Stewart Shapiro (ed.), The Oxford Handbook of Philosophy of Mathematics and Logic. Oxford : Oxford University Press, 236-317.->11
Ferrières, Gabrielle 1950. J.C., philosophe et combattant, 1903-1944 (avec une étude de G Bachelard), Paris (nouvelle édition Paris 1982 : J.C, un philosophe dans la guerre, 1903-1944).->12
Heinzmann, Gerhard 1987. La position de Cavaillès dans le problème des fondements des mathématiques, et sa différence avec celle de Lautman. Revue d’histoire des sciences 40(1), p. 31-47.->13
Heyting, Arend 1934. Mathematische Grundlagenforschung, Intuitionismus, Beweistheorie. Berlin : Springer.->14
Lautman, Albert 2006. Les Mathématiques, les idées et le réel physique, Paris : Vrin.->15
Lautman, Albert 2011. Mathematics, Ideas and the Physical Real, London/New York : Continuum International Publishing Group ; traduction anglaise de [Lautman 2006].->16
Lautman, Jacques, Présentation de [Lautman 2006], p. 7-13.->17
Patras, Frédéric 2008. Carnap, l’Aufbau, et l’idée mathématique de structure. In Mathématiques et expérience. L’empirisme logique à l’épreuve (1918-1940) (J. Bouveresse et P. Wagner, éd.), Paris : Odile Jacob – Collège de France, 2008, p. 33-54.->18
Petitot, Jean 1987. Refaire le « Timée ». Introduction à la philosophie mathématique d’Albert Lautman. Revue d’histoire des sciences, XL (1) : p. 79-115. Version complète disponible sur HAL.->19
Post-scriptum
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