1949 : André Weil, « Nombre de solutions d’équations dans des corps finis »

Tribune libre
Publié le 18 novembre 2019

 

« Les équations que nous considérons ici sont du type
\[a_0x_0^{n_0}+a_1 x_1^{n_1}+\dots+a_r x_r^{n_r}=b.\]

De telles équations ont une histoire intéressante. » C’est ainsi, délibérément replacé par son auteur au sein d’un courant de pensée déjà ancien (Gauss et Jacobi) que commence ce court article article d’André Weil, paru en 1949 au Bulletin of the Americal mathematical society, un article qui en à peine 12 pages, va profondément changer le cours de la géométrie algébrique.

De quoi s’agit-il ?

C’est un lieu commun que de dire que les mathématiciens s’intéressent aux équations — c’est souvent sous cette forme qu’ils expriment les problèmes qui se posent à eux, la question étant alors de les résoudre (expliciter leurs solutions) ou, plus généralement, de fournir des informations sur leurs solutions.

Carl Friedrich Gauss (1777-1855). Retour ligne automatique
Portrait fait en 1840 par Christian Albrecht Jensen

On étudie par exemple au lycée les équations du second degré en une inconnue, de la forme \(ax^2+bx+c=0\) et on apprend à les résoudre en considérant le discriminant \(\Delta=b^2-4ac\). En particulier, lorsqu’on cherche des solutions en nombres réels, on apprend qu’il y en a deux lorsque le discriminant est strictement positif, une seule («double») lorsque ce discriminant est nul, et aucune sinon. Rappelez-vous de ce \((-b\pm \sqrt{b^2-4ac})/2a\) — « moins \(b\) plus ou moins racine de \(b^2 – 4 a c\) sur \(2a\) ».

Dans le cas d’André Weil, les inconnues sont des éléments d’un «corps fini», c’est-à-dire d’une sorte de nombres que l’on peut additionner, soustraire, multiplier et diviser, de sorte que les règles usuelles du calcul soient satisfaites, et tels que cette sorte de nombres n’ait qu’un nombre fini de représentants. L’exemple le plus simple d’une telle structure est fourni par le calcul binaire: deux nombres \(0\),~\(1\), avec les relations \(1+1=0\) et \(1\times 1=1\). Plus généralement, si \(n\geq 2\) est un nombre entier, on peut considérer l’ensemble des \(n\) entiers \(0,1,\dots,n-1\), muni d’une addition et d’une multiplication qui consiste à additionner ou multiplier ces nombres puis à n’en retenir que le reste de la division par~\(n\). Lorsque \(n\) est un nombre premier, on démontre que l’on peut diviser par tout élément autre que zéro et on obtient ainsi un corps fini à \(n\) éléments.

Reprenons l’équation du second degré en une inconnue, mais dont les paramètres \(a,b,c\) appartiennent à un corps fini à \(p\) éléments. Au moins lorsque \(0\neq 2\) dans le corps, la méthode du lycée fonctionne bien et on peut écrire les racines par la formule classique \((-b\pm \sqrt{b^2-4ac})/2a\), où la seule question est de savoir si le discriminant \(b^2-4ac\) est un carré dans le corps fini considéré, ou pas.

Pour préciser ce fait, considérons, pour fixer les idées, une équation à coefficients entiers, disons \(x^2+x+1=0\), et imaginons qu’on cherche à résoudre l’équation correspondante lorsqu’on interprète ses coefficients comme des entiers modulo \(p=3\), \(5\), \(7\), \(11\), \(13\)… Son discriminant est \(\Delta=-3\). Lorsque \(p=3\), il y a une racine double \(x=1\). Lorsque \(p=5\) ou \(p=11\), \(-3\) n’est pas un carré modulo \(p\) (cela peut se vérifier à la main, la « vraie » explication relève d’un théorème de Gauss qui s’appelle la loi de réciprocité quadratique). En revanche, lorsque \(p=7\), on a \(2^2=4\equiv -3\), et lorsque \(p=13\), on a \(6^2=36\equiv -3\); on trouve ainsi les deux solutions \(x= (-1-2)/2\equiv 2\) et \(x=(-1+2)/2\equiv 4\) modulo \(7\), et les deux solutions \(x=(-1-6)/2\equiv 3\) et \(x=(-1+6)/2\equiv -4\) modulo~\(13\).

Revenons à l'article de Weil

Première page de l’article de Weil — Number of solutions of equations in finite fields.Retour ligne automatique
Bulletin of AMS, 55 (1949), 497-508

Fixons maintenant un nombre premier, \(p\), et considérons l’équation \[a_0x_0^{n_0}+a_1 x_1^{n_1}+\dots+a_r x_r^{n_r}=b\]
écrite dans le chapeau. Les éléments \(a_0,\dots,a_r,b\) en sont des paramètres (disons des nombres entiers, pas tous multiples de \(p\)) et \(x_0,\dots,x_r\) en sont les inconnues que l’on imagine dans un corps à \(p\) éléments ; les exposants \(n_0,\dots,n_r\) sont bien sûr des nombres entiers.

La première partie de l’article de Weil démontre un encadrement du nombre~\(N_1\) de solutions de cette équation, encadrement de la forme
\[ \bigl|N_1 – p^r\bigr| \leq (p-1)p^{(r-1)/2} M,\]
où \(M\) est un entier explicite qui ne dépend que des exposants \(n_0,\dots,n_r\).

Il y a déjà deux leçons à tirer d’un tel encadrement. Tout d’abord, le terme « principal » dit que \(N_1\) est de l’ordre de \(p^r\). Le nombre de \((r+1)\)-uplets \((x_0,\dots,x_r)\) à coefficients dans le corps à \(p\) éléments
est \(p^{r+1}\) ; ainsi, une proportion d’environ \(1/p\) vérifient l’équation donnée. Et l’encadrement donne une estimation précise de l’erreur, en gros \(p^{(r+1)/2}\).

D'autres corps finis

Mais on sait, depuis les travaux de Gauss et Galois au début duxx<sup>e</sup> siècle, qu’il existe d’autres corps finis, construits à partir de ceux-là par adjonction de solutions d’équations polynomiales, exactement de la même façon que les nombres complexes sont obtenus en ajoutant une « racine carrée de \(-1\)» (le nombre~\(\mathrm{i}\)). On obtient ainsi, pour tout nombre premier~\(p\) et tout entier~\(n\geq1\), {un} (et un seul) corps fini de cardinal~\(p^n\).

La seconde partie de l’article de Weil étudie alors comment varie le nombre~\(N_n\) de solutions d’une équation telle que ci-dessus dans le corps fini à~\(p^n\) éléments, lorsque \(n\)~varie. S’inspirant de travaux d’Emil Artin, Helmut Hasse, F.~K.~Schmidt, et lui-même, par analogie avec la [?fonction zêta de Riemann], Weil introduit la série génératrice (dite aujourd’hui {fonction zêta de Hasse–Weil})
\[Z(t) = \exp\left(\sum_{n=1}^\infty N_n \frac{t^n}n \right).\]
A priori, cette série est juste une façon compacte et algébriquement efficace de regrouper tous les entiers~\(N_n\) simultanément.

Via des techniques de théorie algébrique des nombres (sommes de Jacobi, sommes de Gauss), Weil démontre~:
-# que cette série s’exprime comme une fraction rationnelle à coefficients entiers, ce qui signifie que les entiers~\(N_n\) vérifient des relations de récurrence linéaire à coefficients entiers ({rationalité}) ;
-# que cette fraction rationnelle est essentiellement inchangée lorsque \(t\) est changé en \(1/pt\) ({équation fonctionnelle}) ;
-# que les zéros et les pôles de cette fraction rationnelle sont tous des nombres complexes dont le module est de la forme~\(p^{-m/2}\), où \(m\) est un entier dans l’intervalle \([0;2r]\) ({analogue de l’hypothèse de Riemann}).

Les conjectures de Weil

André Weil (1906-1998). Photographie prise en 1956 par Konrad Jacobs

Ce n’est que parvenu à la dernière page de son article qu’André Weil propose les trois énoncés qui sont encore connus du nom de «~{conjectures de Weil}~». Sur la base des exemples qu’il avait pu traiter, Weil fait aussi la suggestion que les degrés des polynômes qui apparaissent seraient des «nombres de Betti». Sans en donner la définition précise, disons juste qu’en topologie, les nombres de Betti sont des nombres entiers qui décrivent grossièrement la topologie d’un objet géométrique, tel le nombre de trous qu’on aurait fait dans une sphère en caoutchouc. C’est ainsi une idée vraiment révolutionnaire que propose ici André Weil, que des questions de théorie des nombres soient régies par des quantités géométriques analogues à celles qui, au début du xxe  siècle, ont permis à la topologie tant de progrès.

C’est cette suggestion que Grothendieck poursuivra dans les années~50-60, par la construction d’une «cohomologie de Weil» dont les propriétés (dont une formule des traces à la Lefschetz) lui permettront de prouver, en toute généralité, la rationalité et l’équation fonctionnelle de la fonction zêta de Weil. C’est Deligne qui complétera l’histoire en 1974, en établissant la localisation des zéros et des pôles, analogue de l’hypothèse de Riemann.

Aujourd’hui, les conjectures de Weil apparaissent encore comme une propriété fondamentale des équations diophantiennes dans les corps finis dont les applications dépassent d’ailleurs le strict cadre posé par Weil. Pour ne donner qu’un exemple, mentionnons que c’est en comparant le nombre de solutions d’équations sur des corps finis que Victor Batyrev a pu démontrer en 1995 que certaines variétés algébriques complexes ont mêmes nombres de Betti.

Post-scriptum

Le lecteur ou la lectrice qui désirerait entreprendre l’étude de ces questions pourra débuter par la page de l’encyclopédie en ligne Wikipedia consacrée aux conjectures de Weil (et ses références) même si le cas des courbes (établi par Artin, Hasse en genre 1, et Weil lui-même en genre quelconque) n’y est que trop rapidement évoqué. Beaucoup d’ouvrages de géométrie algébrique exposent d’une manière ou d’une autre ce cas, qu’il suivent la preuve de Grothendieck, Mattuck, Tate (reposant sur la géométrie d’une surface produit), ou celle de Stepanov (plus élémentaire, en ce qu’elle n’utilise « que » le théorème de Riemann–Roch, voir cette [présentation au séminaire Bourbaki->http://www.numdam.org/item/SB_1972-1973__15__234_0/] par Bombieri).

Un article de Serre, {Analogues kählériens de certaines conjectures de Weil) (Annals of mathematics, 1960), met en évidence comment elles découlent d’une propriété « hermitienne » qui inspira à Grothendieck une de ses « conjectures standard » sur les motifs.

Je mentionne aussi l’exposé d’Hélène Esnault à la Bibliothèque nationale de France dans la série Un texte, un mathématicien, {M. Weil, est-ce bien rationnel ?}.

Je remercie Clément Caubel pour ses suggestions précises.

Retrouvez tous les billets publiés à l’occasion des 80 ans du CNRS.

ÉCRIT PAR

Antoine Chambert-Loir

Professeur - Université Paris Cité

Partager