Au commencement était le chiffre

Débat
Publié le 18 mai 2015

La polémique du moment provoquée par Robert Ménard provient du pourcentage qu’il a avancé selon lequel les enfants de la ville de Béziers dont il est maire seraient 64,6% à être musulmans. Le débat d’aujourd’hui ne saurait porter sur les questions éthiques ou politiques issues de cette affaire, mais seulement de ce pourcentage et son traitement médiatique, qui en disent long sur l’impact des « chiffres » dans notre société.

Tout d’abord s’est vérifié une nouvelle fois le théorème selon lequel un « chiffre » est toujours juste. Personne, en effet, ne semble s’être interrogé vraiment sérieusement sur l’exactitude du pourcentage avancé par Robert Ménard, alors même qu’il n’est pas si difficile de le faire : une telle proportion suggère que la communauté musulmane est d’un poids si considérable dans la ville de Béziers qu’on ne voit pas par quel miracle l’édile actuel a pu conquérir la mairie aux dernières élections, vu sa couleur politique qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas précisément celle qui a les faveurs majoritaires des musulmans. Le chiffre avancé, donc, pose question. Et c’est là que se pose un problème sérieux : comment aborder une question d’actualité comme celle-là sans que la façon même de le faire reflète un avis, ou au contraire ouvre involontairement la porte à un point de vue contestable ?

Politiquement parlant, vouloir porter la contradiction à Robert Ménard en posant la question de l’exactitude du pourcentage est en effet risqué, car susceptible de forcer à une « défense en profondeur » qui risque bien d’être inaudible. Demander la preuve que le pourcentage est exact, c’est courir le risque qu’il le soit (au moins en ordre de grandeur) et donc de devoir éventuellement se replier par la suite sur des arguments tels que « en quoi ce pourcentage pose-t-il problème ? », qui auraient alors la faiblesse de ne pas avoir été mis en avant dès le début.

S’illustre ainsi toute la différence entre un raisonnement de nature mathématique et un raisonnement à connotation politique : pour le premier, le fait qu’un argument soit avancé avant un autre n’a pas d’importance pour que celui qui le reçoit en accepte ou non la validité. En politique, il en va tout autrement. Dès lors, un enseignant qui voudrait utiliser ce pourcentage de 64,6% pour une discussion avec ses élèves sur l’utilisation des « chiffres » dans la société aurait-il la possibilité de le faire de façon véritablement neutre ?

Parfois, en rester à un regard purement mathématique sur des questions politiques est déjà un engagement implicite fort : dans mes souvenirs de lycéen, il y a ce débat où l’un des élèves avait proposé que le travail des femmes était l’une des causes de la hausse du chômage. Inutile de dire que le débat avait alors aussitôt dérivé vers tout autre chose que de savoir si l’analyse mathématique pouvait ou non soutenir cette affirmation. Ceux qui demandaient à ne raisonner que sur des données statistiques étaient soupçonnés sans retard de ne le faire que de façon hypocrite, pour ne pas avouer clairement leur vision rétrograde de la place des femmes dans la société. Y a-t-il un moyen raisonnablement objectif de déterminer dans quels cas l’angle mathématique est légitime pour traiter une question de société de ce genre ?

Si nous nous refusons à employer les mathématiques pour envisager une question politique, les choses ne sont pas nécessairement meilleures. En effet, le fait que la polémique née des propos de Robert Ménard se soit tenue à l’écart de la question de l’exactitude du chiffre a pour effet implicite de valider ces fameux 64,6%. La seule objection un peu construite que j’ai lue de ce pourcentage est si dérisoire qu’elle en devient contre-productive : elle porte sur le fait qu’il a été obtenu en comptabilisant les prénoms « connotés », alors qu’il ne suffit certes pas de s’appeler Mohamed pour être musulman ou Marie pour ne pas l’être. User d’une telle argumentation est, de mon point de vue, se tirer une balle dans le pied en cherchant la petite bête, car utiliser l’origine des prénoms comme indicateur statistique est, en l’espèce, plutôt raisonnable (ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’on le fait). En revanche, et là Robert Ménard a effectivement commis une erreur mathématique coupable, une estimation sur les orientations religieuses des Biterrois fondée sur un indicateur tel que l’origine des prénoms ne peut évidemment pas être exacte au dixième de pour cent près. Je n’ai pas trouvé le nombre d’enfants dont la scolarité dépend de la municipalité de Béziers, mais un calcul de coin de table suggère qu’ils doivent être de l’ordre de 10 000 (selon l’INSEE, les enfants dont la scolarité dépend des communes constituent un gros dixième de la population française, et Béziers compte un peu plus de 73 000 habitants). Sur une telle population, un chiffre au dixième de pour cent près correspond à une précision de l’ordre de quelques individus. Sans même parler des erreurs de comptage, vu les biais inévitables de l’indicateur statistique, prétendre à une telle précision est pour le moins sujet à caution (à ceux qui en doutent je présenterai volontiers mon vieil ami prénommé Rachid, qui se trouve être chrétien pratiquant).

Ainsi donc, la précision affichée par le maire de Béziers n’est mathématiquement défendable que si le comptage a été lui-même très précis, ce qui ne pourrait probablement être le cas qu’à l’aide d’un fichier dédié, c’est-à-dire à caractère confessionnel (et donc illégal). À l’heure où j’écris ces lignes, aucun fichier de ce genre n’a pu être trouvé lors de la perquisition menée à l’Hôtel de Ville de Béziers. Si l’inexistence d’un tel fichier se confirme, alors Robert Ménard aura « seulement » commis un grossier abus dans l’utilisation des chiffres, en ayant donné un pourcentage au dixième pour « faire sérieux ».

Dans ce cas il pourra dormir sur ses deux oreilles : à part quelques mathématiciens, ce genre d’abus, tout le monde s’en fiche. Est-ce finalement mieux comme ça ? Autrement dit : vaut-il mieux laisser les questions politiques à ceux dont c’est le métier, ou alors les mathématiciens doivent-ils, lorsque des « chiffres » sont en jeu, faire entendre leur voix, si naïve et parfois contre-productive qu’elle soit dans le bruit et la fureur médiatique ?

ÉCRIT PAR

Benoît Rittaud

Maître de conférences hors-classe - Université de Paris 13, Sorbonne Paris Cité

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