Aurais-je signé ?

Tribune libre
Écrit par Michèle Audin
Version espagnole
Publié le 22 mars 2013

Un livre récent porte le titre « Aurais-je été résistant ou bourreau ? » La question est traduite ici, de manière plus douce (mais aussi provocatrice) en « aurais-je signé le serment d’allégeance à Mussolini ? ».

Dans une lettre datée du 18 novembre 1931, le mathématicien italien Vito Volterra (1860-1940) répondit au président de l’Université de Rome (qui était située rue de la Sagesse) qu’il ne signerait pas le serment d’allégeance à Mussolini, car ce serait contraire à ses idées politiques, dont témoignait son action comme sénateur.

Par ce serment, les signataires s’engageaient, non seulement à être fidèles au régime fasciste, mais aussi à former des citoyens dévoués à ce régime.

Il y avait alors en Italie mille deux cent cinquante professeurs d’université. Douze d’entre eux refusèrent de signer ce serment, et parmi eux, un seul mathématicien, Vito Volterra. Les signataires, c’est-à-dire, et ici le calcul est facile, plus de 99% des professeurs d’université, obéissaient à des motivations assez variées.

Tous n’étaient pas des fascistes convaincus (mais certains l’étaient).

Tous n’étaient pas non plus des lâches (mais certains l’étaient).

Beaucoup avaient des raisons respectables de signer : certains hésitèrent longtemps, puis signèrent parce qu’ils crurent que ce serait un bon moyen de continuer à travailler, et même pour certains, de continuer à défendre leurs idées politiques.

Vito Volterra

Tous ceux qui signèrent n’étaient pas des lâches, mais tous ceux qui ne signèrent pas firent preuve de courage.

Ce n’est pas un syllogisme. Ils savaient qu’ils perdraient leur poste. Et ils le perdirent. Vito Volterra, qui était âgé de soixante et onze ans, fut suspendu le 31 décembre, dut demander sa retraite, et partit pour l’étranger. Il perdit aussi sa place à l’Accademia dei Lincei (académie des sciences).

Après la première guerre mondiale, Volterra avait inventé un modèle mathématique pour expliquer pourquoi on pêchait moins de sardines dans l’Adriatique qu’avant la guerre — moins de sardines et plus de requins. C’est un système d’équations différentielles que l’on appelle aujourd’hui un système « proie-prédateur ». De ce modèle mathématique suit un résultat apparemment paradoxal : la pêche augmente le nombre de sardines 4Voici quelques extraits d’un article grand public que lui-même écrivit sur ce sujet en 1926 :

Soient maintenant deux espèces (animales par exemple). La première tire sa nourriture du milieu et, si elle était seule, augmenterait exponentiellement. La seconde ne trouve pas de nourriture dans le milieu et, si elle était seule, diminuerait exponentiellement. Si la seconde espèce se nourrit de la première, qu’arrivera-t-il ?
[…]
Les fluctuations des nombres d’individus de chacune des espèces sont donc périodiques.
[…]
Supposons que l’on détruise des animaux de l’une et l’autre espèce (pêche).
[…]
On voit que, lorsque l’intensité de la pêche croît, le nombre d’individus de la première espèce croît et celui de la seconde espèce décroît, c’est-à-dire que la pêche a une influence favorable, ce que vérifient des statistiques relatives à l’Adriatique avant, pendant, et après la guerre.
!

Les prédateurs étaient déjà au pouvoir en Italie, de sorte que, parmi les signataires du serment, beaucoup perdirent quand même leur poste et certains choisirent de quitter l’Italie, en particulier après l’adoption de l’antisémitisme et l’instauration de lois racistes 5Par exemple, le géomètre Tullio Levi-Cività (1873-1941), dont le nom est resté attaché à un outil important de la géométrie différentielle,la connexion de Levi-Cività, perdit son poste en 1938.. Si Volterra revint en Italie et mourut à Rome en 1940, Guido Fubini 6Guido Fubini (1879-1943) était un géomètre lui aussi, même si son nom est surtout connu aujourd’hui pour un théorème de théorie de l’intégration., qui avait dû accepter une invitation de Princeton en 1939, mourut à New York en 1943.

La question au conditionnel qui fait le titre de ce billet est une question vraiment idiote (et un peu provocatrice). « Je » n’est pas dans les conditions de l’Italie de 1931…

Je conclurai donc sur un commentaire à l’indicatif : si c’est du refus des douze (et de Vito Volterra) que nous pouvons nous honorer aujourd’hui, les 99% laissent peu de doute sur ce que « je », c’est-à-dire nous, ferons lorsque l’occasion se présentera.

À moins que l’histoire nous ait appris quelque chose ?

Post-scriptum

Malgré son titre et le contenu de son chapeau, c’est la lecture d’une réédition récente d’un autre livre, « Ni droite ni gauche – L’idéologie fasciste en France » de l’historien Zeev Sternhell, qui a inspiré ce billet.

Le logo de ce billet, auquel il fallait une image à la fois mathématique et romaine, est une photographie d’un cosmatesque de l’église Santa Maria Maggiore de Rome.

ÉCRIT PAR

Michèle Audin

Mathématicienne et oulipienne - Université de Strasbourg et Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo)

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