Il est dur de penser que je ne reverrai plus Benoît. C’était une force de la nature, une présence physique impressionnante, un discours toujours prêt sur toutes les questions du monde, un esprit toujours en mouvement. Pour répandre ses idées, il était d’une générosité inépuisable, en même temps qu’il avait un appétit dévorant et jamais satisfait de reconnaissance et d’honneurs. Il faut dire qu’en matière de reconnaissance il avait dû attendre longtemps. Son oncle Szolem Mandelbrojt, qu’il vénérait et qui fût mon patron de thèse, n’appréciait pas la direction de recherche qu’il avait prise, la linguistique sous l’angle mathématique, et très peu reconnaîssaient l’originalité et la fécondité de ses premiers travaux (Marcel-Paul Schutzenberger, lui même un outsider, est la plus notable exception). Szolem avait recommandé à Benoît la lecture des travaux de Fatou et de Julia sur l’itération, et Benoît, toujours vorace, avait suivi la recommandation. Szolem ne pouvait pas deviner que, plusieurs décennies plus tard, cela devait aboutir à l’ensemble de Mandelbrot.
Benoît était un visionnaire, et sa vision était géométrique. Il ne se satisfaisait pas de la courbe en cloche, il allait explorer la queue des distributions de probabilité, aussi bien pour la fréquence des lettres dans les textes que dans la description des cours de la Bourse. Cela lui vaut actuellement une grande considération chez les économistes. J’ai eu la révélation de sa vision géométrique au milieu des années 1960, quand il s’est demandé si l’ensemble des valeurs d’un processus de Lévy croissant (un objet que les anglo-saxons appellent aujourd’hui « Lévy Flight », un vol de Lévy) n’était pas ce que j’avais appelé un ensemble de Salem, une sorte d’objet « rond » du point de vue de l’analyse de Fourier. C’était vrai, et pas très difficile à démontrer directement. Mais Benoît en avait une approche très personnelle, qui devait se révéler de grande portée : il voyait cet ensemble comme ce qui restait de la droite quand on en ôtait des intervalles distribués au hasard selon une certaine loi (random cut-outs). Cette intuition se rattache aux multiplications aléatoires et aux « cascades de Mandelbrot » qu’il a proposées comme modèles de turbulence en s’inspirant de Landau et de Kolmogorov, et que Jacques Peyrière et moi avons mises en forme en démontrant ses conjectures.
Ainsi il « voyait » certains processus en supprimant le temps, en se référant à l’image. Le cas le plus célèbre est l’image du mouvement brownien plan, dont il a conjecturé que la frontière extérieure avait comme dimension de Hausdorff 4/3, ce qui a été démontré par Greg Lawler et Wendelin Werner avant de devenir une conséquence de la théorie des SLEs introduite par Oded Schram et développée par Schram, Lawler et Werner.
Bien sûr l’essentiel de cette vision géométrique est traduite par le terme qu’il a forgé de géométrie fractale. Il ne faut pas chercher à définir une fractale, c’est juste un objet à étudier dans le cadre de la géométrie fractale. Et la géométrie fractale est un champ mathématique dont avant Benoît, on connaissait bien certaines fleurs, des arbres singuliers et des fruits savoureux, mais à l’état sauvage, ou cultivé dans des petits jardins. C’est Benoît qui a ouvert le champ en en montrant l’étendue des applications et en lui donnant un nom. La création du vocable est inséparable du concept, et Benoît avait une sorte de génie de la langue, pour faire accéder les fleurs singulières à la civilisation. Les exemples auxquels je pense sont « le flocon de neige » à la place « la courbe de Von Koch » et surtout « l’escalier du diable » au lieu de « la fonction de Lebesgue construite sur l’ensemble triadique de Cantor ».
Il faudra dire par ailleurs l’influence de l’œuvre de Benoît en mathématiques et dans les sciences en général. Je me suis borné à écrire ce que l’annonce de sa mort a fait surgir dans mon esprit. Au cours de ma vie, j’ai appris à mesurer la place des grandes idées comparées à celle de l’habileté et des techniques. Benoît avait de grandes idées et de belles visions, qui donneront pendant longtemps du travail à faire aux mathématiciens et à d’autres. Je crois que l’avenir reconnaîtra sa place unique dans la science plus et mieux qu’on ne l’a fait jusqu’aujourd’hui.
18h19
Remercions Jean-Pierre Kahane pour ces mots si émouvants, et qui, venant de l’un des mathématiciens les plus proches de Benoit Mandelbrot, nous font très chaud au coeur.
Je ressens moi aussi son départ comme un immense vide, tant sur le plan personnel que scientifique. J’ai eu la chance de collaborer avec Benoit Mandelbrot, et je peux également attester de sa très grande générosité. Une simple conversation était l’occasion pour lui de lancer à son interlocuteur quantité d’idées, d’intuitions, de pistes dans les directions les plus variées. Auparavant, comme de très nombreux collègues, je l’avais rencontré par l’intermédiaire de ses livres, best-sellers déroutants pour le jeune étudiant trop habitué à la forme si classique des livres de mathématiques usuels, mais véritables cavernes d’Ali-Baba, et qui expriment si bien sa personalité: sa façon de concevoir la science se reflétait dans son écriture, mettant l’accent sur les phénomènes les plus concrets, et guidée par une prodigieuse intuition géométrique, qui faisait de lui un visionnaire hors du commun. Il avait d’ailleurs su forger des lunettes prodigieuses pour seconder cette vision: il fut pionnier dans l’utilisation de l’informatique comme outil d’expérimentation mathématique.
Jean-Pierre Kahane fait allusion au fait que Benoit Mandelbrot n’a pas reçu une reconnaissance à la hauteur de son mérite, manque tout relatif d’ailleurs puisque, si les plus hautes distinctions lui ont été refusées en France, ce ne fut pas le cas sur le plan international: prix Wolf, prix du Japon…. nul n’est prophète en son pays! J’avancerai une explication: Benoît Mandelbrot ne s’est jamais cantonné à une seule discipline, et sa façon même de concevoir la science l’a amené à s’intéresser aux domaines les plus divers. Dans chacun, il a souvent été perçu comme un intrus, l’étranger qui vient soudain dire aux spécialistes là ou ils se trompent et leur montre, sous leurs yeux, la pépite qu’ils n’avaient jamais su voir. Comment s’étonner dès lors que ces « spécialistes’’ soient furieusement agacés par une telle personnalité?
Pour moi, Benoît Mandelbrot était le dernier Grand Pontife de la science, « pontife’’ étant compris au sens étymologique de « celui qui construit des ponts’’, peut-être la préoccupation la plus importante pour des scientifiques.
21h36
«Every man dies. Not every man iterates towards infinity.»