Les bibliothèques ont changé. Mais cela ne concerne pas seulement l’usage que nous en faisons. Les bibliothèques se sont élargies au point que leurs limites semblent s’évanouir.
Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, l’impression première fut de bonheur, d’un bonheur extravagant.4Jorge Luis Borges, La Biblioteca de Babel, Ficciones, Alianza Editorial, Madrid, 1997. Voici les extraits que je me suis permis de traduire : « Cuando se proclamó que la Biblioteca abarcaba todos los libros, la primera impresión fue de extravagante felicidad. » « Yo me atrevo a insinuar esta solución del antiguo problema : la Biblioteca es ilimitada y periódica. Si un eterno viajero la atravesara en cualquier dirección, comprobaría al cabo de los siglos que los mismos volúmenes se repiten en el mismo desorden (que, repetido, sería un orden : el Orden). Mi soledad se alegra con esa elegante esperanza. » Pour les éditions françaises, Jorge Luis Borges, Fictions, traduction de Nestor Ibarra, Gallimard, 1957, 1965 (1994 pour l’édition bilingue revue par Jean Pierre Bernés).
Les bibliothèques ont changé. Mais cela ne concerne pas seulement l’usage que nous en faisons. Les bibliothèques se sont élargies au point que leurs limites semblent s’évanouir. Ma bibliothèque personnelle ne croît pas comme avant, probablement parce que je suis arrivé à l’âge où l’on préfère le plaisir de relire à celui de lire. Mais grâce à la Bibliothèque Nationale de France, la British Library ou la Biblioteca Nacional de España, j’ai maintenant des milliers d’œuvres à portée d’un clic.
Pour les maths, c’est pareil. Nous avons ici une bibliothèque magnifique, réunie au cours d’une cinquantaine d’années, mais j’avoue que j’y vais de moins en moins. Je trouve dans les revues électroniques, MathSciNet, ArXiv ou même Google la plupart des références dont j’ai besoin pour le travail de tous les jours. Mais pour le plaisir – et bien souvent pour le travail : les bonnes maths et les belles maths ont l’habitude de rester – ce sont d’autres sites qui sont devenus indispensables pour moi. Je parle de Numdam, JSTOR, Project Euclid, des projets de numérisation des vieux documents mathématiques qui ont rendu encore plus vastes les bibliothèques mathématiques du monde.
J’ose insinuer cette solution à l’ancien problème : la Bibliothèque est illimitée et périodique. Traversée dans toutes les directions, un voyageur éternel verrait au bout des siècles que les mêmes volumes se répètent dans le même désordre, qui, répété, serait un ordre : l’Ordre. Ma solitude se réjouit de cet élégant espoir.
Comme les personnages de Borges, nous pourrions avoir l’impression que tout cela existe ab aeterno et rêver donc que cela existera ad aeternum. Il y a cinq ans, dans une annexe – intitulée Notes et Commentaires – du volume IX des Œuvresde Poincaré, j’avais trouvé presque par hasard un article de Lorentz et là-dedans une phrase qui m’avait amené à abandonner quelques idées reçues. L’article original avait été publié dans la revue Acta Mathematica. Je pouvais faire une copie, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’aller chercher le fichier électronique. J’ai alors découvert une belle édition électronique sur le site de l’Institut Mittag-Leffler.
J’ai gardé avec émotion le fichier pdf avec la table des matières du volume 38 – en hommage à la mémoire de Poincaré – jusqu’au moment, il y a quelques jours, où j’ai voulu cliquer sur le papier de Lorentz. Cela n’a pas marché. J’ai vérifié moi-même : les anciens fichiers ont disparu et on me redirige vers le site de Springer. Je trouve finalement l’article de Lorentz dans une triste page.5En ignorant la volonté de Mittag-Leffler, le volume 38 est daté de 1915, alors qu’il a été imprimé le 11 mars 1921. G. Mittag-Leffler, Au lecteur : « Le présent volume était à peu près imprimé il y a 5 ans, mais sous la pression des malheurs qui pendant cette période ont frappé les différents peuples de la terre, on a cru ne devoir le publier que maintenant. » Je crains pour mon espoir. 6Profitons – en future mémoire, « wie dies sein muß » – que nous pouvons encore aller en arrière et retrouver ce que Poincaré expliquait au public de l’Exposition Universelle de 1904 : Henri Poincaré, L’état actuel et l’avenir de la physique mathématique. Bulletin des Sciences Mathématiques, 28 (1904), 302-324.