Ce groupe m’agace !

Écrit par Étienne Ghys
Publié le 23 mai 2009

Depuis trente ans, une question mathématique me turlupine. Souvent, j’ai cru trouver la réponse mais je me trompais à chaque fois. Enfin, deux prépublications concurrentes viennent d’être rendues publiques et répondent toutes les deux à la question. Hélas, ces deux réponses sont contradictoires ! Au moins l’une des deux démonstrations n’est donc pas correcte. Laquelle ? Toutes les deux peut-être ?

Mon intention n’est pas ici d’expliquer la question, horriblement technique, mais de raconter cette petite histoire. Souvent un problème précis peut servir de moteur pour la recherche mathématique. Même lorsqu’on ne le résout pas, les diverses tentatives d’approches utilisées par les divers « assaillants » permettent une meilleure compréhension du paysage avoisinant, ce qui est parfois plus important que le problème initial. Dans ce texte, il n’est pas nécessaire de comprendre les mots mathématiques en italiques : ils sont reliés à la question technique et n’ont pas d’intérêt véritable dans mon histoire : on peut les prendre comme des « boîtes noires ». J’espère cependant avoir l’occasion d’en expliquer le sens dans d’autres articles à venir : vous verrez que cette question technique est finalement très intéressante !

Il y a trente ans, je me demandais si l’invariant de Godbillon-Vey est un invariant topologique. Je me le demande toujours… En 1981, Dennis Sullivan — mon mentor de l’époque — me souffle une idée : « Tu devrais essayer de construire des contre-exemples dans le groupe affine par morceaux de l’intervalle, avec des pentes qui sont des puissances de deux. ». Je venais de faire connaissance avec un groupe, dont je ne savais pas encore qu’il s’appelait le groupe de Thompson, et qui allait m’accompagner comme un ami pendant toutes ces années. Mais cette semaine, il m’agace !

En 1983, alors que j’étais post-doc à New York, je rencontre Alex Freyd qui me donne une copie de ce qu’il appelle « son meilleur article non publié ». Un article traitant de théorie de l’homotopie très abstraite, mais dans lequel le même groupejoue un rôle crucial. J’y apprends en passant que ce groupe a été introduit par Richard Thompson en 1964 dans un article qui parlait d’autre chose encore : de logique (encore plus abstraite pour moi). Je m’inspire de cet article, reprends la suggestion de Sullivan, et je démontre quelques mois plus tard que l’invariant de Godbillon-Vey n’est pas topologique. Je suis satisfait… jusqu’à la rédaction détaillée d’un article, qui restera toujours un brouillon puisqu’il est faux ; j’avais très mal compris ce qu’est la cohomologie des groupes.

Puis, de retour en France, je travaille autour de ces questions avec Vlad Sergiescu. Sans succès pour la question de Godbillon-Vey mais quand même, nous comprenons pas mal de choses sur le groupe de Thompson et nous écrivons un article dont nous sommes assez fiers. C’est l’occasion de rencontrer Ross Geoghegan, un collègue américain de passage en France qui a grandement contribué à l’étude du groupe de Thompson. Depuis quelques années, il se demandait si ce groupe ne serait pas une réponse négative à une question célèbre du fameux mathématicien-physicien Von Neumann, dans les années 1920 : Un groupe non moyennable contient-il un sous-groupe libre non commutatif ?

La question est lancée : Le groupe de Thompson est-il moyennable ?

Depuis cette époque, je pense régulièrement à ce problème. A certaines périodes, j’y ai travaillé avec beaucoup d’énergie. Parfois au contraire, de manière très légère. Par deux fois, j’ai cru pouvoir montrer que le groupe est moyennable et une fois j’ai cru pouvoir montrer le contraire.

Je ne suis pas le seul à être intrigué par la question. Dans la petite communauté de la théorie géométrique des groupes, le débat est devenu de plus en plus vif… Parfois, une preuve de la moyennabilité ou de la non moyennabilité est annoncée et tout le monde s’affaire à la vérification. Jusqu’à présent, toutes les preuves étaient fausses… Déprime. Les années passent. Un colloque tout spécial est organisé en 2004 en Californie pour fêter le quarantième anniversaire du groupe ! En juin dernier, un autre colloque sur le sujet à Marseille (le logo de ce billet est la photo de groupe). Après la dernière conférence, l’un des organisateurs propose un vote « Pensez-vous qu’il est moyennable ? ». Le résultat est décevant : égalité parfaite entre les partisans du oui et du non !

Le 23 février dernier, les courriers électroniques s’affolent à nouveau. Azer Akhmedov dépose une annonce que le groupe n’est pas moyennable sur la base de prépublications Arxiv. Probablement suite à des commentaires de collègues, pointant telle ou telle erreur, d’autres versions de l’annonce paraissent les 27 février, 24 mars et le 30 avril. Cette fois, le groupe ne serait pas moyennable ?

Mais la semaine dernière, ça recommence. Le même jour, je reçois cinq messages de collègues me signalant que Shavgulidze a démontré le contraire : le groupe serait moyennable ! l’un de ces messages provient d’ailleurs de Azer Akhmedov, l’auteur de la prépublication affirmant le contraire… Je reçois une note de trois pages, contenant l’esquisse de la preuve, écrite en russe, que j’essaye de déchiffrer tant bien que mal. Puis, je reçois un texte d’une quinzaine de pages, toujours en russe, qui contient la preuve complète. Mais cette preuve est-elle correcte ? La difficulté principale n’est pas le russe… mais que je ne comprends pas grand chose à l’approche générale et qu’il y a des calculs absolument mystérieux pour moi.

Depuis une semaine, j’ai toujours ces trois pages à proximité et je les regarde sans cesse… Je croyais m’en être débarrassé depuis quelques temps, mais je suis repris par le virus du groupe de Thompson. Oui, ce groupe commence à m’agacer ! Aujourd’hui, je dispose de deux prépublications contenant deux preuves démontrant des résultats en contradiction. L’un des deux est faux. Lequel ? Peut-être que les deux sont faux ?

Mais quoi qu’il arrive, nous comprenons tellement mieux ce type de questions aujourd’hui qu’il y a trente ans. La question de la moyennabilité n’est peut-être pas si importante : elle sert d’aiguillon pour guider et stimuler la recherche.

Si vous voulez m’aider, voici la note de trois pages.

ÉCRIT PAR

Étienne Ghys

Directeur de recherche CNRS émérite, Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences - École normale supérieure de Lyon

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Commentaires

  1. MarkSapir
    mai 30, 2009
    14h45

    The mysterious “colleagues” that forced Akhmedov to withdraw his paper once is Victor Guba, who constructed counterexamples to both main non-amenability statements of the paper. I know all that because both Akhmedov and Guba copied their messages to me. There is also a newer counterexample for the new (April) version of the paper and Akhmedov promised to withdraw the paper, although he has not done it yet. As I understand from Guba’s comments, there is nothing reasonable in Akhmedov’s approach, and the paper is written in an almost unreadable way. The full paper by Shavgulidze, on the other hand, allows line-by-line checking, and if there are no serious errors in the computation, it should be correct. I checked the main line of the proof myself. Guba is reading the text and has found several misprints and miscalculations which all have been corrected in the newer version of Shavgulidze’s text.