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J’ai passé le dernier weekend de novembre dans le magnifique château de Goutelas. Ce week-end est traditionnellement organisé pour les étudiants de l’ENS de Lyon. Cette année les cours ont été donnés par Tadashi Tokieda, un mathématicien d’origine japonaise qui travaille à Cambridge et parle parfaitement français (en tous cas, mieux que moi ! ). J’ai aussi testé son niveau de russe et il me paraît très bon.
Tadashi est lumineux et attachant, et je pourrais écrire une série de billets seulement sur sa personnalité. Mais mon but est différent : je voudrais parler de sa façon de faire et de raconter les mathématiques. Je ne veux pas dire que sa façon de voir les choses est la meilleure pour tous mais elle est clairement personnelle et provient de choix conscients. Je suis sûre que chacun doit trouver sa façon de faire les mathématiques. Dans les meilleures écoles d’art on apprend bien sûr à connaître et à copier les grands peintres des époques précédentes, mais c’est pour ensuite mieux les oublier !
Je vais aborder deux questions en parallèle : comment Tadashi fait des mathématiques (j’espère que j’ai bien compris ! ) et comment Tadashi les explique aux autres (j’espère que j’ai bien compris ! ). Cet article n’est bien sûr pas exhaustif, je ne donne qu’un petit sketch impressionniste !
Tadashi fait à la fois de la physique et des mathématiques. En fait, je ne lui ai jamais demandé comment il se considère — comme un mathématicien ? comme un physicien ? comme un philologue ? ou comme un magicien ? ou juste comme une personne qui cherche à comprendre ce monde et à s’exprimer par tous les moyens qu’elle possède ?… La question reste ouverte… En tous cas, Tadashi a sans aucun doute fréquenté des mondes scientifiques (et pas si scientifiques…) différents. C’est pourquoi il peut prendre du recul quand il parle de chacun de ces mondes.
Les mathématiciens souvent sont très fiers d’être précis. Nous aimons donner les définitions strictes, avec tous les détails. Et en quelque sorte, c’est insurmontable pour nous de laisser les petits détails de côté. On a une angoisse de dire que les nombres premiers sont les nombres qui n’ont pas de diviseurs sauf ceux qui sont évidents comme le jour ! On a tendance à dire que les nombres premiers sont les nombres naturels strictement plus grands que 1 qui ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes. J’ai envie de bâiller quand je l’écris ! (ou peut-être c’est parce qu’il est deux heures du matin ? ..)
Par contre les physiciens se disent souvent fiers d’être imprécis et donc créatifs. Mais parfois la faute d’observation est plus grande que les quantités que nous sommes en train de mesurer ! Bien sûr, ces deux portraits sont un peu caricaturaux… Mais il y a un peu de vérité dans chaque, n’est-ce pas ?… Tadashi propose de mélanger ces deux manières de voir pour expliquer notre monde merveilleux, de retrouver les lois de la nature, les formuler avec rigueur mais sans obsession sur les formulations. J’ai envie d’appeler cette approche l’impressionnisme mathématique.
Pour son premier cours, Tadashi a choisi une chambre dans un château où il n’y avait aucune table. Juste un tapis rouge et plein de place pour s’asseoir ! Il a choisi un petit coin pour lui-même et il nous a dit de nous approcher le plus possible. Tadashi ne fait pas de cours de maths, il fait des tours de magie. Mais il est un magicien insolite — il veut que ses mains soient vues de près.
Tadashi prend une feuille de papier avec un carré découpé dedans. Il propose d’y insérer un cercle dont le diamètre est plus grand que la diagonale du carré.
C’est impossible, Tadashi nous montre un petit trou carré et un grand cercle qui n’a aucune chance (il me semble ! ) d’entrer dedans.
Mais après il plie le papier de la façon la plus simple, la plus élégante possible, le trou est déployé et le cercle y tombe sans aucune difficulté. Oui, Tadashi triche un peu et utilise la troisième dimension. Mais c’est si beau et si facile ! Je vous conseille de montrer ce tour de magie à votre famille et à vos amis. Ils vont commencer à croire à vos pouvoirs magiques ! Tadashi s’excuse : ce n’est pas moi qui enchante le papier, toute la magie est déjà dans la nature…
Tard le soir, après le dessert, on reste à table à discuter. Tadashi arrive avec trois pièces de monnaie : deux pièces d’un euro et une troisième de cinq centimes, plus petite. D’abord il pose une pièce de cinq centimes au-dessus de la pièce d’un euro et il les fait tomber ensemble. Elles tombent dans le même ordre, la petite au-dessus de la grande. Pas de miracle cette fois-ci, on s’y attendait ! Après Tadashi ajoute la troisième pièce — il fait un sandwich de ces trois pièces avec une petite pièce au milieu et il fait tomber les deux pièces du dessous en laissant entre ces doigts le « toit ».
Les deux pièces qui tombent changent d’ordre ! Cinq centimes sont en bas, et un euro — en haut. Mon ami Martin dit avec un certain désenchantement : ce n’est pas de la magie, c’est de la physique… Tadashi sourit majestueusement.
En Russie j’ai fait mes études dans une école spécialisée en mathématiques. C’était toujours honorable de prédire ce qui va arriver aux objets avant l’expérience— à un morceau de papier à découper, aux élastiques entrelacés, aux pièces de monnaie, aux tissus, aux chiffres… J’étais habituée à penser avant de faire, peut-être à trop penser ? Tadashi pratique l’approche expérimentale aux mathématiques. Juste essayer et voir ce qui se passe ! Pourquoi penser si on peut voir et sentir avec les mains, et beaucoup plus vite ? Exemple : Tadashi prend un long ruban de papier et le plie en forme de S, il attache deux trombones de deux côtés différents. Après il tire très lentement deux bouts du papier… Que va-t-il se passer ? Je suis en train de réfléchir fiévreusement. Cependant Tadashi a déjà tiré sur les bouts. Le morceau de papier reste tout droit dans ses mains, et deux trombones enlacés reposent sur le tapis rouge.
Après cette expérience d’échauffement, Tadashi ajoute encore des trombones, et des élastiques, pour créer une construction beaucoup plus difficile. Mais nous n’avons plus peur, nous la comprenons déjà mieux. Parce que nous l’avons sentie en essayant !
Le lendemain, Tadashi fait un cours au tableau. Il étudie les systèmes physiques — les boîtes qui tournent, les balles qui sautent. Les lois de conservation de ces systèmes nous produisent le théorème de Pythagore, la loi des cosinus, même la formule de Gauss-Bonnet ! Je suis émerveillée — habituellement je cherche les théorèmes dans le noir, sans m’appuyer sur quoi que ce soit. Tadashi me montre que les théorèmes — ils sont déjà là, il suffit juste de les redécouvrir. La nature nous chuchote ses lois dans l’oreille, il suffit d’écouter attentivement !
Le tableau ne suffit pas pour les tours de magie que Tadashi nous montre. Il apporte une petite balle rose très élastique qui rebondit de la façon surprenante : le frottement entre la surface du sol et la surface de la balle est si fort que la balle peut sauter en arc-en-ciel.
On étudie le mouvement, on écrit les équations et on comprend que la vitesse angulaire (la rotation instantanée de la balle) est très importante dans la théorie de la superballe. Vous avez sûrement entendu parler sur la théorie des billards (voir l’article de Aurélien Alvarez et Jean-Christophe Yoccoz pour l’introduction et les liens vers d’autres articles sur les billards). Tadashi nous propose d’étudier les billards avec de la rotation. On ne pousse plus la balle, on l’enroule. Quelle sera la dynamique ?… C’est une question complètement ouverte. À vous de découvrir ! Et n’oubliez pas — commencez par l’expérience (bowling avec des amis ?…) !
Je vous souhaite un bon mois de décembre, habillez-vous bien et allez vous promener. La magie est dans la nature !
Je remercie Marie Lhuissier pour sa relecture attentive.