Ces fichues variables

Tribune libre
Écrit par René Cori
Publié le 8 septembre 2017

Bien plus que le recours à des symboles, c’est l’utilisation de variables qui distingue selon moi le langage mathématique de la langue usuelle. Et ce sont ces variables et les règles, presque jamais explicitées, auxquelles elles sont soumises qui posent de gros problèmes aux élèves, et parfois aussi aux professeurs !

C’est au collège que se fait, progressivement, ce qu’il est convenu d’appeler « le passage du numérique à l’algébrique », qui consacre l’utilisation de lettres pour désigner des nombres, connus ou inconnus. Mais les lettres sont présentes dès l’école primaire, par exemple pour nommer des objets géométriques (points, droites…).

Désigner par une lettre un objet bien déterminé n’est pas problématique et se fait aussi bien dans le langage courant qu’en mathématiques. Appeler D telle droite qu’on vient de dessiner au tableau ou appeler « Monsieur X » tel personnage d’une émission de radio, cela relève de la même démarche.

Là où les choses se compliquent, là où le langage mathématique se singularise, c’est lorsque les variables y sont quantifiées, ce qui est le cas dans l’immense majorité des énoncés des propriétés que nous enseignons à nos élèves. Cette procédure très particulière n’a pas d’analogue dans la langue usuelle. Bien sûr, on peut y restituer l’idée de la quantification à l’aide de constructions syntaxiques appropriées, mais celles-ci sont très différentes de la façon qu’a le langage mathématique de quantifier les variables.

Dans la proposition « Pour tout réel x, si x⩾1, alors x2⩾x », la lettre x ne sert pas à nommer un objet précis. Pour dire la même chose dans la langue naturelle, on n’éprouve pas le besoin d’utiliser une variable. On dira par exemple « Tout réel supérieur ou égal à 1 est inférieur ou égal à son carré », expression où la variable x ne figure pas du tout. Cela illustre le fait que, dans la proposition initiale, la variable x est muette. Si l’on veut faire intervenir une variable (par exemple en disant « Tout réel x supérieur ou égal à 1 est tel que x2 est supérieur ou égal à x »), on est obligé de recourir à des tournures de phrase que la langue usuelle n’utilise jamais.

Pour ne rien arranger, dans le parler des mathématiciens, les quantifications sont très souvent implicites. Les propositions conditionnelles (du type « si…, alors… ») sont systématiquement porteuses d’une quantification universelle qui est omise. Ainsi, la proposition précédente sera le plus souvent réduite à « Si x⩾1, alors x2⩾x », la quantification sur x étant sous-entendue.

Les manuels scolaires, de la sixième à la terminale, sont truffés de propositions de ce type, sans que rien ne soit jamais dit sur le statut des variables ni sur les quantifications implicites.

Ce n’est pas fait pour faciliter la tâche de l’élève !

L’intérêt d’expliciter les quantificateurs apparaît clairement au moment où il s’agit de nier une proposition conditionnelle où la quantification universelle sur la variable n’est qu’implicite. Car si le quantificateur universel peut être omis, il est en revanche impossible de se passer du quantificateur existentiel qui lui correspond dans la négation.

Une expérience faite plusieurs fois auprès de professeurs de mathématiques en formation révèle qu’assez peu d’entre eux parviennent à formuler la négation de la proposition « Si un quadrilatère a deux angles droits, alors c’est un rectangle », tandis que la même tâche est réussie pratiquement à 100 % lorsque la quantification est explicitée. Il s’agit pourtant d’une formulation très banale, et être en mesure d’en donner la négation peut s’avérer utile, en particulier lorsqu’on cherche à prouver que la propriété exprimée est fausse !

Le refus, tenace, d’utiliser des quantificateurs, héritage de l’époque post-maths modernes, serait dû au fait que ces notions sont trop difficiles pour nos élèves. Cet argument est absurde. Les propositions mathématiques, même très élémentaires, comportent presque toujours des quantificateurs. Les manuels scolaires de tout niveau en regorgent, mais en les cachant soigneusement. Une explicitation de ces quantificateurs (sans recourir aux symboles ∀ et ∃) et quelques indications sur l’usage des variables et sur le fait qu’elles sont souvent muettes : voilà qui simplifierait grandement, j’en suis convaincu, la tâche des professeurs et des élèves.

Post-scriptum

Ce texte appartient au dossier thématique « Mathématiques et langages ».

Article édité par Jérôme Germoni.

ÉCRIT PAR

René Cori

Maître de conférences retraité - Université de Paris

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Commentaires

  1. FDesnoyer
    septembre 8, 2017
    7h12

    Bonjour M. Cori,

    sans avoir lu votre article (mais sûrement grâce à la formation en logique que aviez proposée au PAF il y a quelques années), j’ai proposé de petits exercices sur les quantificateurs aux TS hier et, je me permets de vous demander le statut que vous donneriez à l’expression « x²-1<-x » ? (volontairement non quantifiée ?) Bien cordialement, François Desnoyer

    • René Cori
      septembre 9, 2017
      17h50

      Cher François Desnoyer,

      Merci pour votre lecture de mon texte et pour votre intervention.

      L’expression que vous proposez (x²-1 < -x) est une proposition qui parle d’un objet nommé x. Je présume que le domaine est fixé et que la lettre x ne peut désigner ici, par exemple, que des nombres réels. Cette proposition affirme donc une propriété de l’objet x et, sans autre indication, la variable x n’y est pas muette. Je ne pense pas qu’on puisse considérer qu’il y a une quantification implicite. Il faut vraiment connaître le contexte pour pouvoir dire plus. Or cette expression peut apparaître dans des contextes variés, correspondant à diverses tâches proposées aux élèves. Par exemple, les phrases suivantes pourraient figurer dans un exercice : 1. « Résoudre dans l’ensemble des nombres réels l’inéquation x²-1 < -x » ; 2. « Déterminer l’ensemble des réels x tels que x²-1 < -x » (qui a exactement la même signification que 1) ; 3. « Montrer qu’il n’existe pas de réel x tel que x²-1 < -x » ; 4. « Appelons x la plus petite des racines du polynôme P. La proposition x²-1 < -x est elle vraie ? » Notez qu’aucune de ces phrases n’est une expression mathématique : s’y mêlent des expressions mathématiques et des éléments d’un dialogue entre auteur et lecteur, ou entre professeur et élève. Dans les expressions mathématiques qui apparaissent dans 1, 2 et 3, la lettre x est muette, alors que ce n’est pas le cas dans 4. Bien cordialement, René Cori

  2. B !gre
    septembre 8, 2017
    9h18

    Je pense que c’est un sujet qui peut bénéficier de l’introduction (ou du renforcement) de l’algorithmique dans les programmes de mathématiques. La notion de variable est trop centrale en algorithmique pour qu’on puisse la passer sous silence.

    • René Cori
      septembre 9, 2017
      17h52

      Bonjour,
      je suis pleinement d’accord avec vous, mais il est absolument indispensable de bien marquer la différence entre la notion de variable en informatique et en mathématiques. Les programmes le suggèrent et certains ouvrages essayent de le faire, mais le résultat n’est pas convaincant, pour l’instant, et il y a un risque que cela apporte plus de confusion que d’éclaircissement. Il faut dire que la formation des enseignants sur ces sujets reste très insuffisante.

      Merci pour votre commentaire. Bien cordialement,

      René Cori

  3. Romain Joly
    septembre 8, 2017
    14h14

    Je ne remets pas en cause tout ce qui est dit dans cet article et encore moins la nécessité de passer un jour ou l’autre par les quantificateurs. Je rebondis juste sur l’anecdote finale : si les étudiants ne savent pas faire la négation d’une proposition aussi simple écrite en phrase mais y arrivent avec les quantificateurs, c’est pour moi plutôt une preuve qu’on leur apprend trop les quantificateurs.

    En effet, cela veut dire qu’ils ne comprennent finalement pas l’énoncé, mais qu’ils sont capables d’appliquer la recette apprise sur la négation des quantificateurs sans réfléchir. Pour faire régulièrement l’expérience avec des L1, si on leur demande de contredire la phrase « si j’ouvre la porte, il se met à pleuvoir », ils savent qu’il faut ouvrir la porte et constater qu’il fait toujours beau (exercice à adapter bien sûr à la météo). Donc la notion de la négation d’une implication est là… mais semble se perdre dès qu’on met des maths dedans parce qu’ils éteignent le « bon sens » dès qu’il s’agit de maths. J’ai peur que trop d’usage des quantificateurs les poussent plutôt dans ce chemin. Pour des profs de maths, je préférerais qu’ils ne connaissent rien aux quantificateurs mais mettent leur simple bon sens en action.

    Ceci dit, on a bien sûr tous un moment où la proposition est trop complexe pour s’en sortir sans quantificateurs.

    • Patrice Ossona de Mendez
      septembre 9, 2017
      10h05

      C’est parfois plus compliqué, et c’est en fait la notion même de négation qui n’est pas comprise. Ainsi, si on demande à un jeune élève la négation de « s’il fait beau demain, il ne pleuvra pas » on obtient fréquemment des réponses telles que « s’il fait beau demain, il pleuvra » et même « s’il ne fait pas beau demain, il pleuvra ».

      La notion de négation est si problématique, qu’elle a amené à abandonner (ou à tenter d’abandonner) les questions posées par un programme informatique auxquelles l’utilsateur devait répondre par « oui » ou « non ». Exemple type : quelle est la négation de « Êtes-vous sûr de ne pas vouloir quitter ce programme sans sauvegarder vos données » (exemple réel traduit de l’anglais) ?

  4. FDesnoyer
    septembre 9, 2017
    12h06

    Bonjour,

    pour ma part, avant même l’introduction des quantificateurs, je constate une réelle incapacité à la négation de phrases mathématiques !

    C’est bel et bien le problème dans les programmes du secondaire en ce qui concerne le raisonnement, on veut des élèves qui démontrent mais on ne fait que leur faire singer ce qu’on leur donne 🙁

    Après, je suis un peu choqué de comprendre que vous préfèreriez que l’on enseigne pas de logique aux futurs Certifiés / Agrégés de mathématiques ? (même si j’ai moi-même fait mon bagage par mes lectures et non par des cours institutionnels)
    Pour l’anecdote je me souviens encore de notre ébahissement devant M. Cori nous affirmant que la phrase suivante était vraie : « Si ça vous intéresse, je suis né en 1905. » (nous étions stagiaires PAF tous en exercice)

    Tout comme j’ai été surpris que sur 40 étudiants à l’IUFM nous n’ayons été que 2 à avoir une petite idée des thèses de Bourdieu, la logique est une part du bagage mathématique et la sociologie de l’éducation une part du bagage de l’enseignant, y compris scientifique.

    Mésinterprété-je votre message ?
    Bien amicalement,

    F.D.

    • René Cori
      septembre 9, 2017
      17h58

      Rebonjour François,

      Je suis très surpris que vous pensiez que je préférerais « que l’on n’enseigne pas de logique aux futurs Certifiés / Agrégés de mathématiques » ! D’où tenez vous cela ? J’ai relu mon texte ci-dessus avec beaucoup d’appréhension mais heureusement je n’y ai rien trouvé de tel ! Ce qu’il a pu m’arriver de dire, et que je redis ici sans hésiter, c’est que je préférerais que l’on n’enseigne pas de logique aux futurs enseignants PLUTÔT QUE DE LEUR ENSEIGNER DES INEPTIES DANS CE DOMAINE, ce qui est hélas arrivé…

      Pour la petite histoire, ce que je vous ai dit de la phrase « Si ça vous intéresse, je suis né en 1905. », ce n’est pas qu’elle est vraie (ça, je n’en sais rien, ça dépend de vous !), mais que sa contraposée est un peu déroutante, surtout si l’on a en tête le théorème bien connu qui dit que toute proposition conditionnelle est équivalente à sa contraposée… Je raconte ce genre de choses pour inciter les collègues à prendre autant que possible des exemples dans les mathématiques et pas ailleurs.

      À propos de votre dernier paragraphe, j’approuve à 100% l’affirmation « la logique est une part du bagage mathématique » mais je me garde bien de me prononcer sur la sociologie et les thèses de Bourdieu ! Les maths, c’est déjà assez compliqué pour moi…

      Bien cordialement,

      René Cori

      • FDesnoyer
        septembre 9, 2017
        22h28

        Bonsoir M. Cori,

        je répondais au message de Romain Joly et ne manque pas de savoir votre attachement à l’enseignement de la logique,

        désolé pour ce malentendu,

        bien cordialement,

        F.Desnoyer

  5. René Cori
    septembre 9, 2017
    17h55

    Cher Romain Joly,

    Merci pour votre lecture et vos commentaires.

    Je voudrais d’abord préciser que je ne suis pas du tout partisan des recettes à appliquer mécaniquement !

    D’ailleurs, le problème (pour moi) n’est pas de savoir comment enseigner les quantificateurs, mais avant tout de faire savoir que dans la plupart des propositions mathématiques, il y a des quantificateurs, même s’ils sont parfois bien cachés. Il ne s’agit pas de « passer un jour ou l’autre par les quantificateurs » ! Ils sont là, tout le temps et partout !

    Maintenant il y a quelques points sur lesquels nous sommes en désaccord.

    D’abord, à propos de la proposition citée dans ce que vous appelez « l’anecdote finale » (qui n’a hélas rien d’anecdotique !), vous semblez la considérer comme très simple : eh bien je puis vous assurer qu’elle n’est pas simple du tout. Faites l’expérience !

    Et je dis que les collègues y arrivent lorsque la quantification est explicite (la phrase « Si un quadrilatère a deux angles droits, alors c’est un rectangle » étant par exemple remplacée par « Tous les quadrilatères qui ont deux angles droits sont des rectangles ») ; il ne s’agit pas du tout de passer à une formalisation avec les symboles de quantificateurs.

    Ensuite, concernant votre exemple « si j’ouvre la porte, il se met à pleuvoir », vous dites que les étudiants « savent qu’il faut ouvrir la porte et constater qu’il fait toujours beau ». Mais savoir ce qu’il faut faire pour « contredire » la phrase (d’ailleurs c’est « il suffit » plutôt que « il faut »), ce n’est pas du tout la même chose qu’écrire une proposition qui exprime la négation de la propriété initiale. Si beaucoup de vos étudiants arrivent à donner « j’ouvre la porte et il ne se met pas à pleuvoir » comme négation de la phrase que vous leur soumettez, eh bien vous avez beaucoup de chance ! Je dois d’ailleurs dire que je suis très réservé quant à l’utilisation de phrases non mathématiques (« de la vie courante ») pour illustrer et expliquer les problèmes de langage et de raisonnement mathématique, mais c’est un autre sujet.

    Enfin, je dois dire que je ne vois pas du tout comment on peut comprendre, et a fortiori enseigner, les mathématiques sans rien connaître aux quantificateurs, quelles que soient la quantité et la qualité du bon sens dont on dispose.

    En tout cas merci d’avoir alimenté le débat. Bien cordialement,

    René Cori

    • Alain Busser
      septembre 11, 2017
      6h05

      Ces fichues variables : Positivons un peu sur la négation !

      Bonjour ô amis logiciens (ou pas) ;

      Je ne suis pas d’avis que ce débat s’arrête là car il répond à l’actualité : Dans les nouveaux programmes (ou plutôt « aménagements ») de Seconde, il est dit que le prof de maths a la charge d’apprendre à ses élèves à distinguer la logique de la vie courante et celle des mathématiques (en particulier, sur la disjonction et l’implication). Or le plan académique de formation de La Réunion ne propose aucun stage pour aider les profs à faire eux-mêmes cette distinction (histoire de pouvoir ensuite l’enseigner). Aussi proposé-je un atelier IREM sur le sujet. Mes réflexions et expérimentations m’ont amené à ces points de vue :

      • Avoir du mal à nier une implication me semble plus relever de difficultés liées à l’implication, qu’à la négation
      • Multiplier les exemples mathématiques dans un cours de logique, risque de détourner de la logique, les élèves allergiques aux maths (si, si, il y en a !)
      • Connaître les quantificateurs aide à comprendre les erreurs d’induction et revêt donc un caractère indispensable pour le sacro-saint « socle commun »
      • Passer, en Seconde, directement de Scratch à Haskell, me paraît risqué ! À l’inverse Python connaît les mots de la logique comme « in », « forall » ou « any » ; ce langage permet aussi de décrire des ensembles par compréhension, ce qui amène à la notion de propriété (ou prédicat) chère à Frege
      • L’actualité c’est aussi la disparition récente de Raymond Smullyan, qui avait beaucoup publié sur les notions de croyance et de mensonge, et sa lecture amène rapidement à des questions sur la négation (mais aussi sur les implicites : L’axiome « si c’est écrit par le prof c’est vrai » explique peut-être les quantificateurs universels implicites). Faire de 2019 (centenaire de sa naissance) l’année Smullyan apporterait beaucoup à la réconciliation entre les citoyens et la logique. En attendant, je compte utiliser certains de ses écrits (sur l’implication essentiellement) dans mon atelier IREM.
      • Une quantification universelle c’est juste une conjonction globale sur tous les éléments de l’univers du discours ; cela se comprend immédiatement sur un ensemble fini et dessiner des patatoïdes comme on le faisait autrefois, aidait pas mal à comprendre même l’implication. Voir par exemple le jeu de Carroll
      • Le programme a raison d’insister sur la différence entre variables informatiques et variables logiques, mais ne donne pas de repère pour aider à cette distinction, et il n’y a pas de ressource Éduscol sur la partie « logique » des nouveaux programmes de maths (mon sentiment est que tout est fait pour attirer l’attention exclusivement sur l’algorithmique ; domaine qui d’ailleurs peut être utile à l’enseignement de la logique)

  6. Christian
    septembre 10, 2017
    13h56

    C’est bonne une raison pour promouvoir les noyaux purement fonctionnels d’OCaml, Haskell, Clean, SML, Erlang, Scheme, Racket etc. comme premier langage de programmation. C’etait le cas encore avant le raz-de-maree de Python, venu des Etats-Unis.