À force d’expliquer à mes amis (non mathématiciens) que ce avec quoi on torturait leurs enfants à l’école ou au lycée n’était pas des maths 4On commence l’enseignement de « pas des maths » très tôt. Je me souviens de ma fille rentrant de l’école un soir et me disant : « Papa, ça fait deux 0 de suite que j’ai pour mes multiplications et je ne comprends pas ce que je fais faux ». J’ai regardé son cahier et constaté que les résultats qu’elle avait obtenus étaient effectivement très faux. Mon oeil a alors été attiré par le résultat de sa multiplication par 5 dont tous les chiffres étaient des 0 ou des 5, et j’ai réalisé qu’elle commençait par additionner la retenue avant de faire la multiplication… Ceci me fait penser que les enfants ne retirent aucun savoir, autre que purement mécanique, de l’utilisation de cet algorithme qui a été développé, il y a longtemps, pour les experts (comptables) ; les lointains descendants de ces experts l’ayant remisé aux oubliettes au profit d’un algorithme nettement plus efficace (l’utilisation d’une calculette), on pourrait peut-être envisager l’utilisation d’un algorithme moins rapide, mais plus formateur (au sens de formation et pas de formatage…). , j’ai fini par me faire poser la question : « Bon d’accord, mais alors c’est quoi des maths ? ». Cette question m’a un peu pris au dépourvu : je sentais instinctivement la différence entre c’est « des maths » et c’est « pas des maths », mais je n’avais jamais vraiment cherché à comprendre où elle se situait (la réponse que j’ai donnée ce soir-là était du genre 5Un physicien expliquerait que c’est à peu près ce que l’on est en droit d’attendre d’un mathématicien. : « les maths, c’est ce qui a l’air d’être des maths et n’est pas pas des maths« .
En creusant un peu, j’ai découvert que j’appelais « pas des maths » tout ce qui n’évoquait que l’ennui d’une tache routinière sans signification, et « des maths » ce qui était susceptible de provoquer un certain plaisir instantané (l’effet Haha de Martin Gardner). Ce plaisir se manifeste dans des circonstances très variées 6Pour donner un exemple, j’ai passé un mois à l’Institut
Tata de Bombay il n’y a pas très longtemps, et pour aller en
ville le taxi était un moyen de transport extrêmement pratique.
Les taxis de Bombay sont équipés d’un compteur (obtenir
qu’il soit utilisé demande un peu de discussion…), mais il
faut multiplier le prix par 13,5 pour obtenir le prix à payer
(le savoir facilite la discussion finale). Après quelques
jours où j’ai vainement essayé de multiplier de tête par 13,5
en utilisant l’algorithme appris à l’école, j’ai enfin
réalisé
que 13,5=15-1,5, et donc qu’on pouvait s’en sortir
en multipliant par 10, en rajoutant la moitié et en enlevant un dixième
au résultat. Je me souviens avoir ressenti un petit plaisir
à cette découverte et donc d’avoir fait « des maths ».
En résumé, calculer \((1-\frac{1}{10})(1+\frac{1}{2})\times 10\)
et trouver \(13,5\), c’est « pas des maths »; réaliser que
\(13,5=(1-\frac{1}{10})(1+\frac{1}{2})\times 10\)
c’est « des maths » (certes, pas très sophistiquées). : quand on découvre (ou qu’on vous montre) une astuce permettant de mener un calcul à bien ou une construction géométrique fournissant la solution d’un problème, quand on comprend les subtilités d’une définition, quand on écoute une démonstration et que les différents morceaux qui la composent convergent soudain pour mener au résultat, quand on apprend une nouvelle idée, quand on découvre un objet mathématique aux propriétés surprenantes, quand on découvre un lien entre deux problématiques qui semblent a priori ne pas en avoir, etc. Il me semble que ce plaisir doit correspondre à un certain processus chimique dans le cerveau dont le but est de faciliter la mémorisation de la découverte ou l’envie d’apprendre. A l’opposé, tout ce qui est application pas à pas d’un algorithme n’entraîne qu’ennui profond et ne laisse pas de trace dans la mémoire (heureusement que le cerveau ne garde pas trace de toutes les multiplications, divisions, équations du second degré, systèmes linéaires… qu’il a eu à traiter au cours de son existence !).
En résumé, c’est « des maths » quand du sens apparaît, « pas des maths » quand on fait un calcul sans autre but que de faire fonctionner un algorithme, « des maths » quand on doit faire appel à son libre arbitre, « pas des maths » quand on se contente d’obéir aux ordres, « des maths » quand on part de définitions précises et robustes et qu’on en déduit des recettes utilisables, « pas des maths » quand on se contente d’utiliser aveuglément ces recettes, « des maths » quand on identifie un concept et qu’on lui donne un nom, « pas des maths » quand on empile des définitions sans justification.
Même en tant que mathématicien, on est amené à faire « pas des maths » pour vérifier que ce qu’on entrevoit n’est pas une illusion d’optique, mais on ne le fait jamais à l’aveugle. J’ai énoncé une conjecture il y a quelques années, et pour la vérifier dans un cas particulier, j’avais une intégrale à calculer. Le résultat ne laissait aucun doute : ma conjecture était fausse. Comme elle était particulièrement esthétique et que j’y tenais beaucoup, j’ai refait le calcul et trouvé une erreur. Après correction de cette erreur ma conjecture était toujours aussi fausse… Après quatre itération du processus précédent, ma conjecture avait repris vie, et je ne trouvais plus d’erreur de calcul. J’étais très content, mais c’était un peu le soulagement du randonneur atteignant enfin le refuge, guidé par sa lueur, après un certain nombre de chutes dans l’obscurité ; ce n’était pas la joie pure de celui qui découvre un paysage grandiose après le passage d’un col ou d’un virage.