Cholesky

Tribune libre
Publié le 4 décembre 2014

Connaissez-vous Cholesky ?

Moi, non, avant le 6 novembre. J’ai reçu alors de Claude Brezinski l’annonce d’un livre qu’avec Dominique Tournès il faisait paraître chez Birkhäuser (en fait Springer) sous le titre « André Louis Cholesky, mathematician, topographer and army officer ». Puis il m’a donné connaissance du livre, qui dit tout ce que l’on sait aujourd’hui de cet homme et de son œuvre. Le livre a une particularité : il est en anglais, bien sûr, mais sept pages sont en français. Je vais me borner à commenter ces sept pages.

Les lecteurs de la revue d’histoire des mathématiques les connaissent déjà . Claude Brezinsky a publié là en 2005 ce qu’il avait découvert dans les manuscrits d’André Cholesky communiqués par son petit-fils : c’était la méthode de Cholesky exposée par son auteur, les sept pages en question.

La méthode de Cholesky pour la résolution des systèmes d’équations linéaires est enseignée depuis longtemps en analyse numérique. Roger Temam m’a communiqué une copie de son cours de 1977 qui la décrit, la commente et l’exploite. A cette époque, nos bureaux à Orsay étaient voisins, j’en ai peut-être eu connaissance, j’ai oublié. En tous cas il n’y avait aucune référence à un écrit de Cholesky ; la méthode avait été décrite après sa mort par un officier de ses amis, et le bouche à oreille avait fait le reste.

C’est que la méthode est jolie. Elle s’applique à un système d’équations linéaires dont la matrice des coefficients est symétrique et définie positive (je préfère dire : de type positif, mais le terme en usage est « définie positive »). Cela veut dire que c’est la matrice des produits scalaires de vecteurs qui engendrent l’espace, autrement dit qu’elle s’écrit \(M={^t}V.V\), où \(V\) où désigne la matrice des vecteurs écrits en colonne, et \({^t}V\) sa transposée. Mais les produits scalaires ne dépendent pas de la base orthonormale choisie dans l’espace, et on peut choisir la base de façon que le premier vecteur soir un multiple du premier vecteur de base, le second vecteur une combinaison linéaire des deux premiers vecteurs de base, et ainsi de suite ; alors \(M\) prend la forme \({^t}W.W\), où la matrice \(W\) est triangulaire, tous les termes au-dessous de la diagonale étant nuls. Ainsi, pour résoudre un système \(Y=MX\), il est indiqué d’écrire \(Z = WX\) et \(Y={^t}W Z\) , deux systèmes très faciles à résoudre.

C’est ce que fait Cholesky, en explicitant les produits de matrices, et sans utiliser le terme de « définie positive ». Il observe d’abord deux choses : c’est qu’il a été conduit à ce type de système linéaire par l’application de la méthode des moindres carrés, mais qu’il s’introduit aussi dès qu’on remplace un système \(Y=AX\) par le système \({^t}AY={^t}A A X\). Puis il explicite les calculs à faire pour calculer les entrées de \(W\) à partir de celles de \(M\) et montre l’économie de sa méthode en termes d’opérations à effectuer et d’erreurs d’arrondis à apprécier ; il dit aussi qu’on obtient ainsi le rendement maximum de la machine « tout en se mettant à l’abri des fautes fréquentes dans la transcription des chiffres lus ». Dans ce membre de phrase il avait d’abord écrit « erreur », puis il a rayé et remplacé par « faute » ; c’est assez révélateur du soin de sa rédaction, et d’autant plus remarquable que cette rédaction, qui date de 1910, n’a jamais été communiquée à l’extérieur. Compte tenu de l’estimation des erreurs, ou plutôt, comme il le dit, « de l’approximation avec laquelle les résultats sont obtenus », la méthode « permet de réduire au strict minimum le nombre de décimales à employer dans les calculs », ce qui « compense largement le petit inconvénient d’employer la racine carrée dans la résolution d’équations linéaires ». Il donne ensuite un procédé de calcul des racines carrées par une suite de divisions qui, à chaque étape, double le nombre de décimales exactes « procédé complètement différent des procédés indiqués par les fabricants de machines à calculer.

La vie d’André Cholesky est intéressante, mais pas exceptionnellement remarquable. Il a été bon élève, reçu à l’École Polytechnique, officier chargé de la topographie de terrain, bien apprécié, bien noté, y compris pendant la guerre de 1914 à laquelle il n’a que peu survécu. Heureusement pour que son nom ne sombre pas dans l’oubli, un bon camarade avait noté sa méthode et l’a fait connaître. L’origine était bien la méthode des moindres carrés, qui s’impose quand on a des données surabondantes comme c’est le cas dans les mesures de terrains par triangulation. C’est la topographie qui exigeait ce genre de recherches.

Qui exigeait ? Disons, qui pouvait motiver un officier ayant une bonne formation mathématique. A lire ces quelques pages de Cholesky j’ai été frappé par la rigueur de pensée et d’expression de cet homme, par l’imagination dont il avait fait preuve en introduisant du non-linéaire dans le linéaire , et par l’extrême modestie qui aurait pu faire tomber son nom dans l’oubli.

Quelques jours avant le message de Brezinski j’avais eu à parler comme délégué de l’Académie des sciences à la séance de rentrée des cinq académies de l’Institut sur le thème « 1914 », et j’avais choisi pour sujet « la science dans la guerre et la guerre dans la science » ; il avait été question plus de chimie que de mathématiques, et plus de ce que la guerre avait couté aux mathématiques (la guerre dans la science ) que de ce que les mathématiciens avaient apporté dans la conduite de la guerre , j’avais seulement mentionné le rôle de Paul Painlevé et celui d’Emile Borel. Hélène Gispert, qui connaît mieux que moi les mathématiques qui se cachent, m’en avait fait un amical reproche. Cholesky n’aurait pas eu sa place dans mon petit discours, mais il me fait comprendre le reproche : il y avait au début du vingtième siècle en France un terreau mathématique riche et solide, qui pouvait faire germer des contributions originales à côté des grands noms que retient l’histoire. Cholesky est exemplaire à cet égard, et je remercie Claude Brezinski et ses collaborateurs de l’avoir bien mis en lumière.

Post-scriptum

Quelques références :

Claude Brezinski, M. Gross-Cholesky : Une courte biographie de Cholesky.

Roger Mansuy, Sur la résolution numérique des systèmes d’équations linéaires, manuscrit de 1910 de Cholesky, en ligne et commenté sur le site BibNum.

Brezinski, Claude, Tournès, Dominique : André-Louis Cholesky Mathematician, Topographer and Army Officer
2014, XIII, 311 p. 134 illus. Birkhäuser Basel.

ÉCRIT PAR

Jean-Pierre Kahane

Professeur - Université Paris Sud

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