Comment choisir 1.000 parmi 100.000

Tribune libre

De la hiérarchie militaire chez les Tatars

Version espagnole
Publié le 12 mai 2010

Comment choisir 1.000 éléments dans un ensemble de 100.000 ? Nous présentons ici la méthode utilisée par certains Tatars, telle qu’elle est rapportée par Marco Polo.

Supposons que l’on ait un tas de cailloux devant nous, et que l’on doive en extraire 17. Nous pouvons les prendre un par un et les compter, jusqu’à ce qu’on arrive à 17. La même méthode peut bien sûr être utilisée pour en extraire 239 d’un tas assez gros, ou bien 1.000. Mais plus on doit en choisir, plus la tache est rébarbative, et plus on a de chances de se tromper.

Cette tache peut être grandement facilitée si nous devons extraire un certain nombre d’éléments non pas d’un ensemble brut, sans aucune structure interne, mais d’un ensemble préalablement structuré. Par exemple, on peut d’abord faire des tas de 10 cailloux, que l’on peut ensuite regrouper 10 par 10, et ainsi de suite. Supposons maintenant que l’on doive choisir 239 cailloux. On peut alors choisir 2 gros tas de 100 cailloux chacun, puis 3 tas de 10 cailloux et enfin 9 cailloux dans un tas de 10 restant. Cela correspond bien sûr à une manière de structurer notre ensemble de cailloux selon la numération décimale.

Mais la même manière hiérarchique de structurer un ensemble peut être utilisée différemment pour en extraire un certain nombre d’éléments. Je voudrais présenter ici la méthode décrite par Marco Polo en 1298 dans le chapitre LXX “Ci devise du Dieu des Tartares et de leur loi 3Les intertitres sont dus aux copistes. du récit “Le devisement du monde 4J’utilise la version française de Louis Hambis, publiée aux Éditions Klincksieck, Paris, 1955, et rééditée aux Éditions La Découverte & Syros, Paris, 1998. de son périple en Orient. Voici d’abord l’organisation décimale de l’armée tatare (appelée tartare par Marco Polo) sous Kubilaï Khan :

Ils sont ordrés en cette manière que je vous deviserai. Sachez que quand un seigneur des Tartares va en guerre, il prend avec lui cent mille hommes à cheval ; il ordonne son affaire ainsi comme vous ouïrez : il met un chef à chaque dizaine, un à chaque centaine, un à chaque millier et un tous les dix mille, de sorte qu’il n’a à se consulter que avec dix hommes ; ceux qui sont sire de dix mille hommes n’ont à se consulter que avec dix autres ; et celui qui est seigneur de mille n’a affaire qu’avec dix hommes ; et aussi celui qui est seigneur d’une centaine n’a affaire qu’avec dix. C’est ainsi comme vous avez ouï que chacun répond à son chef. Dix chefs de dix répondent à un chef de cent, dix chefs de cent répondent à un chef de mille, et dix chefs de mille répondent à un chef de dix mille ; et en cette manière chaque homme ou capitaine, sans autre souci ni fatigue, a seulement à trouver dix hommes, en si belle ordonnance que c’en est merveille.

Il n’est pas clair pour moi si chacun des chefs fait partie du sous-ensemble de soldats qu’il dirige ou non. Mais cela n’a pas d’importance pour ce qui nous intéresse, qui est la méthode d’utiliser cette structure hiérarchique pour faire le choix énoncé dans le titre de ce billet :

Et quand le seigneur de cent mille veut pour quelque raison mander une compagnie en quelque direction, il commande à un chef de dix mille qu’il lui donne mille hommes ; et le chef de dix mille commande aux chefs de mille de lui donner chacun sa quote-part, qui est de cent hommes ; et chaque chef de mille aux chefs de cent hommes, et chaque chef de cent hommes commande aux chefs de dix que chacun donne un homme, d’où l’on arrive aux mille hommes. […] Cette pratique est maintenue en si bon ordre que tous sont également envoyés à leur tour et que chacun sait quand il doit être choisi à son tour. Davantage, chacun obéit aussitôt lorsqu’il a été choisi ; chacun obéit à ce qui lui est commandé plus que n’importe quels autres gens du monde.

Tout cela est bien sûr de la théorie. Celle-ci est inapplicable pour organiser durablement des armées immenses si le peuple dont sont extraites ces armées n’est pas convaincu de l’importance du respect rigide des commandements. C’est un problème d’histoire sur lequel je ne m’avancerai pas, de comprendre comment les Tatars dont il est question ici sont devenus un tel peuple. À ce sujet, Marco Polo écrivait ceci juste avant les descriptions précédentes :

Ce sont les gens au monde qui plus durement travaillent et supportent fatigue, font la plus faible dépense et se contentent d’un petit manger ; et voilà pourquoi mieux sont que d’autres pour conquérir cités, terres et royaumes.

Voici l’application de l’algorithme tatare au choix de 239 soldats parmi 1.000, que j’ai rédigée en essayant d’imiter le style rythmé de Marco Polo, qui me fait penser au piétinement des chevaux se mettant en ordre avant la charge :

Quand un chef de mille veut pour quelque raison mander un détachement de deux cent trente-neuf cavaliers en quelque direction, il commande aux chefs de cent hommes que chacun commande aux chefs de dix hommes de donner deux hommes ; et qu’ils commandent de plus aux trois premiers chefs de dix hommes de donner un homme ; et aux neufs premiers chefs de cent hommes il ordonne de plus que chacun lui donne un homme.

Ou si, encore plus simplement, il faut choisir 17 cavaliers parmi 100 :

Lorsqu’un chef de cent cavaliers veut mander 17 cavaliers en quelque mission, il commande aux chefs de 10 hommes de lui envoyer chacun un homme, et aux sept premiers d’entre eux de lui en envoyer chacun un deuxième.

Et voici une illustration de cette manière de choisir :

Un choix à la tatare

Il serait intéressant de comprendre pourquoi c’est l’algorithme  précédent, faisant chercher  des soldats dans les groupes hiérarchiques les plus bas,  qui a été privilégié par les Tatars, plutôt que celui expliqué à l’aide de cailloux, consistant à regrouper des groupes entiers d’un niveau hiérarchique immédiatement inférieur. J’y vois deux avantages. Premièrement, chacun des groupes hiérarchiques les plus bas se trouve en général peu diminué, et il lui est plus facile d’aller se reconstituer dans une réserve d’hommes. Deuxièmement, si ces groupes les plus bas sont disposés à des endroits différents, cela a l’avantage de ne laisser aucun de ces endroits sans surveillance. J’attends les avis des spécialistes d’histoire de l’organisation militaire ou de la société tatare !

L’extension de l’écriture décimale en Europe au Moyen-Âge est-elle due en partie à la volonté d’imiter des structures de l’organisation tatare à l’époque où ces derniers avaient constitué le plus grand empire jamais présent sur terre ? En tout cas, ce ne serait pas la dernière fois que l’ébahissement devant des résultats obtenus par des empires asiatiques allaient provoquer des changements de structure dans le reste du monde…

 

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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