Conférences

Tribune libre
Publié le 12 août 2009

Il y a peu, alors que je racontai à quelles conférences j’allais participer cet été, on me demanda si je ne perdais pas mon temps en y allant. Ne pouvais-je pas trouver sur internet les articles qui m’intéressaient ? Comme ce n’est pas la première fois que l’on m’interroge sur l’utilité de ces déplacements, je choisis d’en parler ici.

En été, les conférences fleurissent, pendant les mois sans enseignement à l’université, propices donc à rassembler les enseignants-chercheurs de tous les continents. Appelées aussi « congrès », « colloques », « symposia » , « séminaires » ou « ateliers », elles sont plus ou moins spécialisées. Parfois, elles s’adressent aux seuls spécialistes d’un domaine, voulant faire le point sur un problème précis. D’autres fois, à l’occasion de l’anniversaire (le plus souvent des 60 ou 70 ans) d’un chercheur, elles rassemblent des spécialistes de plusieurs domaines, de ceux dans lesquels la personne fêtée a travaillé. Il y a aussi des conférences généralistes, adressées à toute la communauté mathématique d’un pays ou de plusieurs pays ayant des liens de coopération. Et il y a aussi les « écoles d’été », adressées principalement aux chercheurs débutants, qu’ils soient en thèse ou post-doctorants, et leur permettant de s’initier rapidement à un domaine de pointe.

L’organisation d’une conférence demande une certaine somme d’argent, afin de payer au moins le séjour des conférenciers et les repas de tous les participants. Quant aux voyages, ils sont en général financés par chaque participant séparément, grâce à son institution ou à un projet de recherche dont il est membre. La somme totale est ridicule comparée aux sommes englouties par des domaines de recherche nécessitant de la technologie coûteuse ou par les grandes manifestations sportives. Mais il me semble bon néanmoins d’expliquer pourquoi cet argent n’est pas gaspillé.

En 1971, le mathématicien roumain Grigore Moisil publia à Editura Enciclopedica Româna un petit livre intitulé « Îndoieli si certitudini », c’est-à-dire « Doutes et certitudes ». Il y abordait tour à tour divers aspects méconnus de la vie de la recherche. Voici par exemple, concernant notre thème, un extrait du chapitre « Întîlniri », c’est-à-dire « Rencontres » (je traduis librement) :

Paraissent tellement de livres et de revues de mathématiques, qu’il n’est jamais possible de tous les lire. Tu ne lis alors que les ouvrages visiblement liés à tes préoccupations. Mais ceux qui ne le sont pas ? ou qui leur sont liés, mais de manière invisible ? Et nombreuses sont les choses que personne n’écrit mais qui se savent. […]

Mais il y a encore autre chose. Pour un travail que l’on fait, du temps passe entre le début et la fin. Parfois ce n’est qu’un truc qui empêche de le finir. Bien sûr, une conversation avec autrui peut t’apporter ce petit éclaircissement que tu recherches depuis longtemps. […]

Et si le théorème qui t’intéresse est enveloppé de vingt pages qui le précèdent et de quinze qui le suivent ? Comment savoir qu’au milieu se trouve ce qui t’intéresse ? Principalement si le titre t’abuse ?

Voilà les choses que tu apprends lors d’une conversation.

Puis tu écoutes quelqu’un qui te dit ce que tu connais bien, mais il te le dit différemment. Et tu as une sensation de clarté.

Et tu parles avec un autre et tu constates que vous êtes tous les deux intéressés par les mêmes problèmes. Alors la force de chacun est redoublée.

Et tu ne sais pas si ce que tu as fait intéresse ou pas autrui et tu apprends que tu n’es pas seul. Qu’il y a d’autres personnes qui croient que tel problème est intéressant. […]

Se sont rassemblées une fois, à un séminaire international, une dizaine de personnes intéressées par le même problème. Venait de paraître un ouvrage difficile. Ils l’avaient partagé en dix et chacun, évidemment, avait lu l’ouvrage en entier, mais il avait accepté la mission de déchiffrer un dixième.

La mathématique, autant celle pure que l’appliquée, se fait au niveau mondial. Tu ne peux pas t’isoler ni dans ta tour d’ivoire, ni dans ta chaumière. Il faut vivre dans le monde.

Je ne peux pas résister à l’impulsion de préciser que les lignes précédentes gagnent à être replacées dans le contexte de la Roumanie des débuts de l’« époque Ceausescu » (commencée en 1965). Débuts qui avaient donné l’illusion de la libéralisation du régime communiste, après les vingt premières années pendant lesquelles la terreur et l’extermination des opposants atteignirent une ampleur inimaginable. Peut-être Moisil croyait-il que la situation allait continuer à s’améliorer, le pays à s’ouvrir, et en particulier que les mathématiciens allaient pouvoir voyager à l’étranger rencontrer leurs collègues. Il s’est trompé, du moins en ce qui concerne la vingtaine d’années qui suivit…

Pour accéder au cœur des théories, pour comprendre leur croissance et leur interaction, le contact avec d’autres chercheurs est indispensable. On ne grimpe pas seul sur les hautes montagnes enneigées. De plus, les textes mathématiques sont des partitions qui nécessitent une interprétation de maître pour laisser s’épanouir leurs richesses. Et comme en musique, des interprètes différents mettront en évidence des aspects différents. Pour cette raison, il est éclairant de parler avec plusieurs connaisseurs des théories et problèmes qui nous intéressent.

L’auteur d’un travail apportera, lui, des renseignements sur ses motivations, sur la vision générale poursuivie. En l’entendant parler, on comprendra mieux ce qui fut pour lui le centre de sa recherche. Et si on a la chance d’écouter une personne généreuse, à la vision large, on pourra entrevoir le rêve qui la guide. Quant aux autres connaisseurs, ils verront des réinterprétations, des connexions avec d’autres domaines, des simplifications d’arguments.

Parmi eux, il y a ceux qui n’ont pas de résultats célèbres à leur actif mais qui savent guider autrui dans d’étonnants terroirs mathématiques. Mais de nos jours, dans une optique selon laquelle on ne valorise plus que la quantité des publications, il y a le risque que ces personnes ne puissent plus trouver les financements pour voyager, enrichir les autres de leur vision, et contribuer à propager les belles idées… L’esprit de finesse dans le financement est donc bien nécessaire afin de préserver l’esprit de géométrie.

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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