Conte Géométrique : La petite histoire de M. Boulette

Tribune libre
Publié le 21 mai 2015

Si nous avons un peu le temps d’observer, nous pouvons trouver…. des mathématiques même pendant l’attente d’un bus, d’un train, d’un avion… ou lors d’une file d’attente devant un musée, ou dans un restaurant… Bref, à condition d’oublier une variable parfois tyrannique : le temps ! Puis, prendre note sur un petit carnet de ce que l’on peut observer. C’est un exercice pas facile mais agréable à la fois d’atelier d’écriture et d’atelier mathématique. On révise des mathématiques en observant la vie autour de nous et les règles de grammaire en écrivant ; l’imagination est au galop (c’est une question d’entraînement) et, faute de développer l’esprit mathématique de nos jeunes, ceci peut développer le talent d’écrivain qui sommeille en (chacun ?) de nous. Voici un exemple.

Dès mon arrivée au pub « O’CONWAY’S », je l’ai aperçu. Il était là, assis, au fond de la salle, dans une légère pénombre et gigotait sans cesse.

J’aurais voulu déguster tranquillement le plat du jour : un cabillaud accompagné d’une demi-bulle de riz et d’une demi-tomate couverte de chapelure mais je n’ai pas pu.

Mon voisin bougeait nerveusement et a fini par secouer la banquette sur laquelle nous étions tous les deux assis.

Le sort – joueur farceur qui m’a mené en bateau ce 25 mars – nous avait réunis sur cette banquette. Elle aurait pu être confortable ; elle avait tout pour l’être. Assis, j’avais une belle vue sur le bar central du pub et sur les clients, la plupart étant des voyageurs pressés de boire un café ou une bière, de déguster un plat ou de consommer rapidement un croque-monsieur. Il n’y avait pas de croque-madame.

Et pourtant… Je m’étais dit qu’il ne fallait pas accepter l’invitation de la serveuse à aller m’asseoir, sur la banquette, à côté de ce type très étrange. Je ne le sentais pas. Ne me demandez pas pourquoi.

J’avais eu comme un pressentiment dès que la serveuse m’eut accompagné, m’invitant à occuper la table à côté de ce drôle d’individu. J’avais ressenti comme une force irrationnelle me dire : « laisse tomber le déjeuner ici ; contente-toi de prendre quelque chose au bar ». Non. J’étais comme dans une voiture sans frein dans une descente rapide : inutile d’ouvrir la porte pour descendre, au prix d’y laisser sa peau.

Cet individu, que j’ai côtoyé pendant quelques moments, en ce début de printemps, était habité par un mouvement perpétuel. Je croyais observer une planète tourner sur son orbite. Plus que décrire une ellipse, comme toute honnête planète du système solaire, cet individu bougeait en décrivant… une sphère. Oui, une sphère ou un espace compact, si vous préférez. Il y a des gens qui font des gestes amples, qui remplissent l’espace. Lui, non. Il remplissait une petite boulette autour de son petit corps. Tout le mouvement se déroulait nerveusement dans un espace confiné, là où son petit bras pouvait arriver : son bras était le diamètre de la sphère ou du compact.

Vous rigolez ?

Pas moi ! Mon cabillaud avait du mal à descendre tranquillement par les voies prévues dans ces cas-là. Le riz avait plus de facilité à se faufiler dans la tuyauterie de mon corps. J’étais presque sûr que ce cabillaud avait repris la direction de l’océan, là où il avait été victime d’un filet de pêcheurs nordiques.

Vous pouvez vous demander ce que faisait cet homme ; oui, que faisait-il ? Il faisait plein de petits gestes pour dire au monde qui l’entourait dans le pub : « J’existe ! Me voilà ! Vous ne me voyez pas ? Alors je bouge encore un coup sur la banquette ! Tant pis pour mon voisin et son cabillaud ».

Cheveux coupés en brosse, barbe négligée pour se donner un style, des yeux bleus globuleux, pas plus haut que le bar, il agitait ses petites fesses en goutte d’huile sur la banquette. J’avais du mal à les voir, mais aucun souci pour les imaginer ! Le dossier de celle-ci tapait sur ma tête à chacun de ses mouvements. J’avais presque envie de dire : « Aïe ! J’ai mal, arrêtez de bouger Monsieur ! » J’ai fini par laisser tomber cette idée, mais l’ai gardée dans un coin de ma tête.

De temps en temps, je cherchais son regard, question de transformer mon hostilité naissante en complicité. Pas possible, car il était trop pris à tourner sur lui-même !

Il a attrapé sa serviette et l’a pliée en deux parties jusqu’à former deux carrés égaux. Il l’a passée plusieurs fois, sans arrêt, sur sa bouche ; mais, au juste, pour essuyer quoi ? Il avait fini de manger depuis un moment et il n’avait plus rien sur les lèvres, même pas un atome de son faux-filet gourmand accompagné de frites. Il avait avalé le tout en deux coups et trois mouvements. Le gourmand ! D’ailleurs, sa gourmandise justifiait pleinement ses rondeurs.

Et il a essuyé ses lèvres, et il a recommencé. Puis, il a jeté la serviette sur la table, mais celle-ci avait décidé de n’en faire qu’à sa tête. À la place de reprendre sa forme carrée usuelle, celle donnée par son maître, M. Boulette, elle s’est ouverte en deux parties et s’est installée sur la table en forme de tente. Comme elle était mignonne la petite tente sur la table de M. Boulette ; mais ça faisait désordre ! Voyons ! Un toit sur une table ce n’est pas la même chose qu’un carré ; la première occupe de l’espace, le deuxième, une petite portion plane.

Énervé, M. Boulette l’a attrapée avec ses mains ; il fallait punir cette insolente qui avait osé prendre une initiative sans aucune autorisation. J’ai compris M. Boulette : on n’a jamais demandé aux objets d’avoir une vie, nom d’une pipe !

Puisque la serviette était à nouveau entre ses mains grassouillettes, M. Boulette en a profité pour s’essuyer à nouveau les lèvres ; ce geste devait certainement le rassurer. Puis, il a posé fermement la serviette en papier sur la table en l’écrasant, pour qu’elle n’en fasse pas, à nouveau, qu’à sa tête ! La pauvre serviette – je commençais à la croire animée d’une petite vie – qui peinait pour retrouver sa forme carrée.

Mais M. Boulette n’a pas lâché sa prise. Il l’a tenue fermement.

Une fois ces choses-là rentrées dans l’ordre, M. Boulette a laissé tranquille sa serviette et a attrapé son téléphone portable. Il a regardé l’heure, puis a fait signe, de loin, à la serveuse qui avait osé l’oublier : il a demandé un café en mimant la prise de la anse. Quel talent ! Il a réussi à se faire comprendre à au moins treize mètres de distance. Puissance du langage des mains !

Il a enfin obtenu son petit café napolitain ; il a alors fait plein de sourires à la jolie serveuse brune, aux yeux bleus, effondrée en excuses pour ce malheureux retard. Un bon café Kimbo avec une petite mousse en surface, le tout avalé dans une poussière de secondes. Pas question de déguster. M. Boulette ne m’a pas donné l’air d’être un gourmet, mais plutôt pragmatique.

Finies ces opérations, il fallait en démarrer d’autres. Lesquelles ? Il a mis son écharpe grise autour du cou. Je me suis dit qu’il allait bientôt partir. Eh bien, non ! Il est resté sur la banquette. Il a regardé autour de lui mais pas directement vers moi. C’était clair. Il n’avait pas envie d’entamer un petit échange. Sur quoi, au fait ?

Il a encore bougé et secoué la banquette et le dossier ; j’ai reçu un nouveau coup sur la tête. Pas lui. Forcément. Il était tout petit et compact ! Enfin ! J’ai aperçu la petite sphère de Riemann qui l’entourait. Il bougeait dans cette sphère de façon très disciplinée. Il a ajusté sa veste, il a touché son nez riche en chair, il a passé une dernière fois la serviette sur ses lèvres maintenant totalement desséchées. Les pauvres, quelle torture elles subissaient ! Comme dans les publicités au moment des soldes : tout, absolument tout, devait disparaître !

Il a commencé à déplacer sa petite table. Je me suis dit : « Voilà, il va partir ». Il a pris son pardessus et, à ma grande surprise, il a sorti une magnifique canne en bois. Je l’ai imaginé alors, debout, boîter au milieu de la foule, majestueux. Je me suis dit qu’en marchant il n’allait pas rester dans sa sphère de Riemann, car un corps en déséquilibre pencherait et trouverait son équilibre en basculant, à droite ou à gauche, mais sûrement pas dans une sphère – au mieux dans un ellipsoïde !

Il s’agissait de patienter quelques minutes. « Patience » me répétais-je. Sauf que, avant que des individus pareils démarrent, ils se sentent obligés d’alerter tout leur entourage qu’ils quittent le lieu et que sous peu, tout le monde sera privé de leur précieuse présence. Le départ de M. Boulette a duré quelques minutes avant de devenir effectif. Il voulait, je pense, s’assurer aussi d’avoir le champ libre devant lui. Je n’avais pas tort. Dès que le flot de clients a cessé d’entrer et sortir par l’unique accès au pub, M. Boulette a pris le départ. Tout en étant court sur pattes, ce voisin, a pris des allures majestueuses, grâce aussi, il faut le dire, à sa magnifique canne en bois. Il était fier d’avancer et ça se voyait.

J’ai alors espéré être digne d’un dernier regard, d’un petit salut, d’un modeste au revoir ou d’un triste adieu. Rien de tout ça.

Pourtant, dès mon arrivée à ses côtés, nous avions été obligés d’échanger sur comment je pouvais rejoindre la banquette. En effet, l’espace autour de ma petite table était occupé par de nombreuses valises et par la présence d’autres clients en train de manger. J’avais dû faire quelques manœuvres pour arriver à la place proposée par la serveuse.

M. Boulette doutait que je puisse réussir dans l’entreprise mais le voyant pris par une forme de panique ou, plutôt, par l’envie de rester seul, je m’étais empressé de le rassurer et de lui dire qu’il s’agissait d’un problème facile à résoudre.

Il ne savait pas qu’en face de lui, debout, avec une table entre ses mains, et bientôt à ses côtés, il y avait un géomètre. Faire bouger une table carrée le long d’une courbe est bien plus facile que de savoir s’il y a un carré sur une courbe (Conjecture de Toeplitz ! ). Et pour un mathématicien-géomètre, les solutions apparaissent dans la tête avant leur formalisation ! Bon, je vous l’accorde, pas toujours…

Mais dans ce cas, il n’y avait pas grande chose à faire, mis à part quelques rotations et une paire de translations de la table.

Dans ces cas, vous vous dites que les études de géométrie ont au moins une valeur : celle de rassurer les hommes qui craignent d’être dans une impasse à la première difficulté !

 

Post-scriptum

Je tiens à remercier pour la relecture de ce texte, leur patience et leurs remarques : Aziz El Kacimi, Virginie Leloup et Christelle Rapez.
Au sujet de la Conjecture de Toeplitz voir l’article de Etienne Ghys.

ÉCRIT PAR

Valerio Vassallo

Mathématicien - Université Lille 1 et Cité des Géométries - Gare numérique de Jeumont

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