Coup d’œil sur la lemniscate de Bernoulli

Tribune libre
Écrit par Hamza Khelif
Version espagnole
Publié le 20 juin 2010

En 1694 Jaques Bernoulli publia dans Acta Eruditorum une courbe qu’il appela lemniscate, du grec lêmniskos et latin lemniscatus qui signifient ruban

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Sa forme ressemble à celle d’un lemnisque : « Terme d’antiquité. Nom de rubans attachés autour des couronnes ou aux palmes des vainqueurs et des suppliants ». Petit dictionnaire des mots rares et anciens de la Langue française par Didier Méral.

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Ses recherches sur la courbe élastique l’ont amené à définir cette courbe dont le calcul de la longueur d’un arc conduit plus tard à l’introduction des fonctions elliptiques. 7Morris KLINE. Mathematical Thought from Ancient to Modern Times. Oxford University Press 1990 (Volume 2, pp-412, 416-419)

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La lemniscate de Bernoulli est l’ensemble des points du plan dont le produit des distances à deux points fixes \(F\) et \(F´\), les foyers de la lemniscate, est constant (définition bipolaire).

C’est l’inverse de l’hyperbole équilatère définie par l’équation cartésienne
\(x^2-y^2=a^2\) (ou \(r^2=a^2/\cos{2\theta}\) en coordonnées polaires) par rapport au cercle défini par l’équation \(x^2+y^2=a^2 \)( \(r^2=a^2 \) en polaires) (cf. fig.1 de la Planche 1) où \(a\) est un réel strictement positif; \(F\) et \(F´\) sont les inverses des foyers de l’hyperbole et les tangentes au point double sont les inverses des asymptotes définies par \(x^2-y^2=0\) de cette hyperbole (tangentes à l’infini, globalement invariantes).

Planche 1

Une équation cartésienne de la lemniscate est donc \[(x^2+y^2)^2=a^2(x^2-y^2) \quad (\mbox{ou } \quad r^2=a^2\cos{2\theta}).\]

Si le cercle et l’hyperbole sont des coniques, i.e. des courbes du second degré, la lemniscate, elle est une quartique (courbe du quatrième degré) bicirculaire. Ce dernier vocable signifie grosso modo que le polynôme formé des termes de plus haut degré en \(x\) et \(y\) est divisible par \((x^2+y^2)^2\).

On montre que la lemniscate est aussi:
– un cas particulier d’ovale de Cassini (définition bipolaire) ;
– un cas particulier de courbe de Booth (courbe définie par l’équation \((x^2+y^2)^2=a^2x^2+\epsilon b^2y^2\) avec \(\epsilon=1\) ou \(\epsilon=-1\)) ;
– un cas particulier de spirale sinusoïdale (équation polaire);
– la podaire par rapport à \(O\) de l’hyperbole équilatère dont elle est l’inverse;
– en tant que podaire, l’enveloppe des cercles de diamètre d’extrémités son centre et un point de cette hyperbole ;
– l’ensemble des milieux des segments de longueur \(FF’\) dont les extrémités décrivent les cercles de rayon \(a\) et de centres \(F\) et \(F’\).

Il s’ensuit que la lemniscate de Bernoulli est une courbe du trois-barres. Le mécanisme pour la tracer (Cayley) est constitué d’un parallélogramme (croisé) articulé \(ABCD\) de côtés \(AC=BD=a,AB=CD=a\sqrt{2}\). Les points \(C\) et \(D\) sont fixés au plan ; quand les points \(A\) et \(B\) décrivent respectivement les cercles de centres \(C\) et \(D\) et de rayon \(a\), le milieu \(M\) de \((A,B)\) décrit la lemniscate de foyers \(C\) et \(D\) (cf. fig.6 de la Planche 1).

La lemniscate de Bernoulli est une courbe synodale de toutes ses cordes issues du point double (deux courbes joignant un point \(A\) à un point \(B\) situé plus bas, placées dans un champ de pesanteur uniforme sont dites synodales si lorsqu’on lâche en \(A\) un point matériel sans vitesse initiale, il met le même temps pour arriver en \(B\), qu’il suive l’une ou l’autre des deux courbes).

On note également la propriété suivante notée par Abel (1826) dans une lettre à Holmboe 8Œuvres complètes de Abel, Tome II, XX. Extraits de quelques lettres à Holmboe, Page 261 :

On peut diviser la lemniscate de Bernoulli en \(n\) parties égales, par la règle et le compas, si et seulement si \(n=2^k\) (\(k>0\)) ou \(n=2^k p_1p_2…p_{j}\) avec \(k\geq0\) et les \(p_{i}\) des nombres de Fermat premiers tous différents. (Comparer avec le théorème de Gauss-Wantzel pour le cercle).

Sans restreindre la généralité, on peut considérer les courbes unités, i.e. prendre \(a=1\).

La représentation paramétrique \(x(t)=\cos(t)\), \(y(t)=\sin(t)\) du cercle est à l’origine de la dénomination des fonctions cosinus et sinus circulaires et la trigonométrie circulaire.

La représentation paramétrique \(x(t)=\cosh(t)\), \(y(t)=\sinh(t)\) (d’une branche) de l’hyperbole est liée à la dénomination des fonctions cosinus hyperbolique et sinus hyperbolique et la trigonométrie hyperbolique.

Pour la lemniscate de Bernoulli Abel remarque que le calcul de la longueur d’un arc de cette courbe mène à l’intégrale \(\int_{0}^{t}du/\sqrt{1-u^4}\).

Il fait alors le lien avec la relation
\[\arcsin(t)=\int_{0}^{t}du/\sqrt{1-u^2},\]
et, par analogie avec la restriction de la fonction sinus circulaire à l’intervalle
\([-\pi/2,\pi/2]\), réciproque de l’arcsinus, il construit alors une fonction périodique, la fonction sinus lemniscatique (premier exemple de fonction elliptique), définie par \(t\mapsto sl(t)\), réciproque de la fonction
\(x \mapsto t=\int_{0}^{x}du/\sqrt{1-u^4}\).

La longueur d’un quart de la lemniscate est \(\int_{0}^{1}du/\sqrt{1-u^4}\).
On note cette longueur \(\overline{\omega}/2\). La longueur de la lemniscate est donc \(2\overline{\omega}\) (\(2\overline{\omega}a\) si \(a\neq 1\)), où
\[\overline{\omega}=2\int_{0}^{1}du/\sqrt{1-u^4}=2\int_{0}^{\pi/2}du/\sqrt{1+\sin^2u} = 2,6220575542921198104648395…\]
est la constante de la lemniscate (comparer avec la constante du cercle \(\pi=2\int_{0}^{1}du/\sqrt{1-u^2} = 3,141592653589793238462643383…\)). Gauss découvre le 30 mai 1799 la remarquable relation entre le « pi » circulaire et le « pi script » lemniscatique \(\overline{\omega}=\pi/M(1,\sqrt{2})\) où \(M(a,b)\) est la moyenne arithmético-géométrique de \(a\) et \(b\).

L’aire de la partie du plan que la lemniscate délimite (\(a\) positif quelconque) est
\[S = 2\left( (1/2)\int_{-\pi/4}^{\pi/4}r^2d\theta \right) = a^2\int_{-\pi/4}^{\pi/4}\cos(2\theta) d\theta = a^2.\] La fonction sinus lemniscatique \(sl\) est impaire et périodique de période \(2\overline{\omega}\).

On définit ensuite la fonction cosinus lemniscatique \(cl\) par \(cl(t) = sl((\overline{\omega}/2)-t)\) (cf. fig.5 de la Planche 1).

La fonction \(sl\) est de classe \(C^1\) sur \(\mathbb{R}\) et sa dérivée \(sl’\) est définie par
\[sl'(t) = \sqrt{1-sl^4(t)} \qquad \mbox{ si } t \in [-\overline{\omega}/2, \overline{\omega}/2]+2\overline{\omega}\mathbb{Z}\]
et
\[sl'(t) = – \sqrt{1-sl^4(t)} \qquad \mbox{ si } t \in [\overline{\omega}/2, 3\overline{\omega}/2]+2\overline{\omega}\mathbb{Z}.\]

Sa restriction à \([-\overline{\omega}/2, \overline{\omega}/2]\) est une bijection de cet intervalle dans \([-1,1]\) et sa réciproque notée \(arcsl\) est définie par \(arcsl(x)= \int_{0}^{x}du/\sqrt{1-u^4}\).

Notons en passant l’égalité \(\int_{0}^{\overline{\omega}}sl(t)dt=\pi/2\) et les relations \(sl^{2}{u}+cl^{2}{u}-sl{u}.cl{u}=1\) et \(sl({u+v})=(sl{u}.cl{v}+sl{v}.cl{u})/(1-sl{u}.sl{v}.cl{u}.cl{v})\). 9Évelyne BARBIN et René GUITART. Algèbre des fonctions elliptiques et géométrie des ovales cartésiennes (sic)

On peut considérer les fonctions sinus circulaire, sinus hyperbolique et sinus lemniscatique comme des cas particuliers de ce qu’on appelle le {sinus généralisé}, à savoir la fonction réciproque de la fonction
\(x \mapsto t = \int_{0}^{x}du/\sqrt{1+mu^2+nu^4}\), puisqu’on a \(t = \int_{0}^{\sin(t)}du/\sqrt{1-u^2}\), pour \((m,n)=(-1,0)\), \(t=\int_{0}^{\sinh(t)}du/\sqrt{1+u^2}\), pour \((m,n)=(1,0)\), et pour \((m,n)=(0,-1)\) on a \(t = \int_{0}^{sl(t)}du/\sqrt{1-u^4}\).

Voyons à présent ce que représente le paramètre \(t\) dans les relations \(t=\int_{0}^{\sin(t)}du/\sqrt{1-u^2}\), \(t=\int_{0}^{\sinh(t)}du/\sqrt{1+u^2}\) et \(t=\int_{0}^{sl(t)}du/\sqrt{1-u^4}\).

Pour le cas circulaire, \(t\) représente deux fois l’aire du secteur circulaire \(OAM\) où \(A=(1,0)\) et \(M=(\cos(t),\sin(t))\) (cf. fig.2 de la Planche 1), et pour le cas hyperbolique, le double de l’aire de la partie délimitée par la courbe, l’axe des abscisses et la droite \(OM\) où \(M=(\cosh(t),\sinh(t))\) (secteur hyperbolique \(OAM\) ?) (cf. fig.3).

Pour la lemniscate, si \(t\) est la longueur d’un arc d’origine \(O\) de la lemniscate, \(sl(t)\) est la longueur de la corde qui sous-tend cet arc, en orientant la lemniscate positivement comme indiqué sur la figure 4 de la Planche 1.

Les équations paramétriques \(x=cl(t), y=sl(t)\) représentent la quartique dont une équation cartésienne est \(x^2+y^2+x^2y^2=1\) (ellipse lemniscatique?), tandis que \(x=1/cl(t)\), \(y=sl(t)\) elles représentent la quartique définie implicitement par \(x^2-y^2-x^2y^2=1\) (hyperbole lemniscatique?) (cf. fig.7 de la Planche 1). 10A. I. MARKUSHEVICH. The remarkable sine functions. American Elsevier Pub. Comp. Inc., 1966.

Notons enfin que la lemniscate de Bernoulli n’est pas une variété différentiable à cause du point double.

 

Références

[A] Olivier KNEUSS : Un exemple de fonction elliptique : le sinus lemniscatique

[B] E. H. LOCKWOOD  : A book of curves. Cambridge University Press 1961

ÉCRIT PAR

Hamza Khelif

Enseignant de mathématique - El-Oued - Algérie

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