De la beauté

Tribune libre
Publié le 30 juillet 2010

L’été est arrivé depuis déjà quelques semaines. La nature est enfin réveillée après un hiver qui l’a obligée à bien se cacher. L’hiver comme l’automne nous amènent tous les ans à admirer les couleurs magnifiques des forêts, des feuilles ou bien les montagnes enneigées. Quelle beauté que ces paysages ! J’avoue que l’été m’inspire personnellement encore plus. En effet, je suis plus souvent à l’extérieur, je peux quitter mon bureau et retrouver avec plaisir le beau campus universitaire dans lequel il se trouve, je vais plus volontiers dans des endroits éloignés du ciment citadin.

La beauté, c’est aussi le sujet que j’ai proposé aux collègues littéraires pour animer nos séances du séminaire « Mathématiques et Lettres » 2011. Les deux années précédentes nous avions partagé sur le thème de la « mesure ».

Je reviendrai dans un prochain billet sur ces échanges avec nos collègues de l’Université Lille 3, puisqu’en septembre nous allons ouvrir un nouveau parcours à l’intérieur de la licence de mathématiques : « Mathématiques et Lettres ».

Ce sujet trouve toute sa place dans l’univers des mathématiciens. Ceux-ci parlent régulièrement d’un beau théorème, d’un beau résultat, d’une belle formule, d’une jolie configuration, de magnifiques images de courbes, de surfaces…

Bien évidemment, la notion de beauté se décline différemment d’un mathématicien à l’autre. Fort heureusement. Signe de l’ouverture et de la liberté dans le large domaine des mathématiques, contrairement à l’idée reçue d’une discipline rigide et froide.

Quelques exemples et citations de mathématiciens célèbres pourront mieux illustrer ce propos.

Hermann Weyl dans son livre « Symétrie et mathématique moderne » déclare :

« Selon un premier sens, symétrique veut dire quelque chose de bien proportionné, bien équilibré et la symétrie indique alors cette sorte d’harmonie entre les diverses parties grâce à quoi elles s’intègrent dans un tout. Disons tout de suite, que la beauté est liée à cette symétrie-là. Ainsi, Polyclète, (né vers 490 avant J.-C.) qui écrivit un ouvrage sur les proportions et que les Anciens louaient pour la perfection harmonieuse de ses sculptures, utilise le mot et Albrecht Dürer également lorsqu’il établit un canon de proportions pour le corps humain. Dans ce sens-là, l’idée de symétrie n’est en aucune façon restreinte aux objets qui occupent un certain espace ; le synonyme « harmonie », désigne ainsi des applications acoustiques et musicales plutôt que des applications géométriques. »

l y a donc des concepts qui se dégagent dans le texte de Weyl : « harmonie » et « proportion ».

Godfrey H. Hardy, grand spécialiste de la théorie des nombres, lie la notion de beauté à celle de « vrai », de « simple ». Dans son livre « A Mathematician’s Apology », il arrive même à donner une idée de « vrais théorèmes » en s’exprimant d’une façon déstabilisante pour un lecteur non averti. En effet, lorsqu’il écrit que chaque théorème « conserve la même fraîcheur et la même importance que lorsqu’il a été découvert : 2000 ans n’ont pas laissé une ride ». Un vrai théorème garde une forme de jeunesse pour toujours. Il donne ensuite des exemples.

  • Le premier est la démonstration donnée par Euclide de l’existence d’un nombre infini de nombres premiers (2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19…) par une méthode de « reductio ad absurdum ».
  • Le deuxième exemple est la démonstration donnée par Pythagore de l’« irrationalité » de la racine carrée de 2, ce nombre ne peut pas s’écrire sous la forme d’un nombre rationnel.
  • Le troisième exemple de « beau » résultat est « le théorème des deux carrés » de Fermat. « Les nombres premiers (sauf 2) peuvent être partagés dans deux classes ; les nombres premiers 5, 13, 17, 29, 37, 41… dont le reste de la division par 4 donne 1 et les nombres premiers 3, 7, 11, 19, 23, 31… dont le reste de la division par 4 donne 3. Tous les nombres de la première classe, mais aucun de ceux appartenant à la deuxième, peuvent s’exprimer comme somme de carrés de deux nombres entiers, ainsi

\(5=1^2+2$2\) \(13=2^2+3^2\) \(17=1^2+4^2\) \(29=2^2+5^2\)… alors que 3, 7, 11 et 19 ne peuvent pas s’exprimer de cette façon.

Hardy cite aussi la beauté des théorèmes issus de la « théorie des ensembles » (Mengenlehre) comme celui du caractère « non dénombrable » du continu.

Les exemples donnés par Hardy sont un banc d’essai – dit le grand mathématicien anglais – et « si le lecteur est incapable de les apprécier, il est improbable qu’il sache apprécier quelque chose des mathématiques. »

Pour Hardy, les mathématiques, comme la poésie et la musique peuvent accroître le bonheur des mathématiciens et des autres personnes…

La notion de beauté pour les mathématiciens se révèle parfois à travers les choix des thèmes qu’ils abordent pour rendre les mathématiques plus attrayantes. Par exemple, dans l’ouvrage « Anschauliche Geometrie » de David Hilbert et Stefan Cohn-Vossen, l’attention est portée sur des sujets comme les courbes et les surfaces les plus simples, les réseaux de points, les configurations, la géométrie différentielle, la cinématique et la topologie. Sur chaque sujet, les auteurs attirent l’attention sur des résultats qui frappent par leur « simplicité » et leur « force », autant de critères qui sont liés à la beauté mathématique. Dans certains cas ils osent même dénombrer les théorèmes qui leur semblent remarquables sur un sujet donné. C’est ainsi qu’ils consacrent un très long paragraphe aux 11 propriétés de la sphère, la surface la plus simple et la plus familière au monde. Evidemment cette surface possède bien d’autres propriétés, mais Hilbert et Cohn-Vossen estiment qu’il n’y en a que 11 à mettre en valeur car celles-ci parlent davantage que les autres à l’intuition.

Même les problèmes non résolus peuvent exercer un charme sur les mathématiciens ou toute autre personne sensible. Voici deux exemples bien connus : la conjecture de Goldbach et le problème des nombres premiers jumeaux.

  • Goldbach (1690-1764) avait remarqué dans tous ses tests le fait suivant : tout nombre pair (sauf 2) peut s’écrire comme la somme de deux nombres premiers ; par exemple 4 = 2 + 2, 6 = 3 + 3, 8 = 5 +3, 10 = 5 + 5, 12 = 5 + 7, 14 = 7 + 7… 48 = 29 + 19… 100 = 97 + 3… Ce fait est-il toujours vrai ? Nous n’avons pas de réponse à ce jour, le mystère reste entier.
  • Les nombres premiers jumeaux sont des nombres premiers distants de 2, ils se présentent en couple de la forme \(p\) et \(p + 2\), comme 3 et 5, 11 et 13, 29 et 31, etc. Alors, existe-t-il une infinité de tels couples ? Encore une fois, nous ne savons pas répondre à cette question.

Nous voyons bien dans ces exemples la beauté qui s’exprime par « l’attirance » vers un comportement présumé, établi, et qui fait planer une sorte de mystère autour des objets mathématiques.

En matière de comportement, un théorème qui occupe une place privilégiée dans les mathématiques est celui de Hadamard et de la Vallée Poussin qui nous informe sur la répartition des nombres premiers. Si on note \(A(n)\) le nombre de nombres premiers compris entre \(1\) et \(n\), alors la distribution des nombres premiers \(A(n)/n\) est presque \(1/log(n)\).

Une première chose qui frappe est le lien entre les nombres entiers et le logarithme. Une autre est que ce théorème fut démontré indépendamment par les deux mathématiciens en 1896, le premier étant à Paris, le deuxième à Louvain en Belgique.

On peut ainsi puiser dans l’histoire des mathématiques et multiplier les exemples à l’infini.

Le lecteur, même non mathématicien, pourra trouver plusieurs suggestions dans deux livres que je viens de lire récemment.

Le premier, « Les mathématiques à l’aube du XXIème siècle » écrit par Piergiorgio Odifreddi. Comme le dit Alain Connes dans la préface, il s’agit « d’un véritable parcours initiatique pour découvrir l’extraordinaire vitalité des mathématiques et l’intense difficulté du travail de chercheur ».

Le deuxième, « Les Déchiffreurs : Voyage en mathématiques » est publié chez Belin (2008) et est en cours de ré-édition d’après mes informations. Dans cet ouvrage coordonné par Jean-François Dars et Anne Papillault cinquante mathématiciennes et mathématiciens témoignent de leurs parcours et de leur vision des mathématiques.

Je trouve les témoignages de la mathématicienne, Katia Consani, et du mathématicien, Michael Atiyah, particulièrement adaptés pour terminer ce billet et mettre le lecteur potentiel en appétit.

Le témoignage de Katia Consani est intitulé « Les déchiffreurs ». En voici un court passage :

« Avec les mathématiques nous inventons des théories qui donnent une organisation abstraite à une multitude de possibilités. Et nous parlons de beauté dans une discussion mathématique, lorsque nos efforts pour créer des structures inédites sont récompensés par la découverte de nouvelles relations cachées, que nous n’avions jamais encore vues, dont nous percevons la symétrie intrinsèque et peut-être le lien nouveau et inattendu qui nous mènera vers une autre branche. Le sens de la création artistique est une qualité commune au compositeur et au mathématicien, renfermant souvent des éléments inattendus, où les moments de frustration et de découragement alternent avec les moments d’émotion intense et de bonheur. C’est le côté dangereux de toute création artistique et scientifique, coexistant en mathématiques avec notre quête d’un ordre rationnel ».

Le témoignage de Michael Atiyah, très court, s’intitule : « Rêves ». Le voici :

« Lorsqu’il fait grand jour, les mathématiciens vérifient leurs équations et leurs preuves, retournant chaque pierre dans leur quête de rigueur. Mais quand vient la nuit que baigne la pleine lune, ils rêvent, flottant parmi les étoiles et s’émerveillant au miracle des cieux. C’est là qu’ils sont inspirés. Il n’y a sans le rêve ni art, ni mathématiques, ni vie. »

ÉCRIT PAR

Valerio Vassallo

Mathématicien - Université Lille 1 et Cité des Géométries - Gare numérique de Jeumont

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Commentaires

  1. Gouanelle
    juillet 31, 2010
    10h46

    le 31 juillet 2010 à 10:46, par Gouanelle

    Bonjour,

    Sur ce thème de la Beauté, je me permets cette citation de Fernando Pessoa (écrite sous le nom de Alvaro de Campos) : « Le binôme de Newton est aussi beau que la Vénus de Milo.
    Le fait est qu’il y a bien peu de gens pour s’en aviser. »

    Claude Gouanelle

  2. Jean-Paul Allouche
    juillet 31, 2010
    20h21

    Ce texte sur la « beauté » des mathématiques est bien intéressant, mais je voudrais ici en prendre en quelque sorte le contre-pied, ou plus précisément tenter d’expliquer qu’il y a deux sortes de « beautés ». Et donc deux sortes d’émotions. L’une est la beauté structurelle qui éveille ce que je n’aurais pas envie d’appeler une émotion mais un ressenti, et qui correspond au fait de reconnaître une structure. C’est cette sorte de beauté que l’on trouve dans les mathématiques, ou par exemple dans le jeu d’échecs. L’autre peut n’avoir rien à voir avec les structures, ni ne nécessiter de connaissances préalables (contrairement aux mathématiques ou aux échecs), c’est celle qui nous fait fait éprouver une émotion « brute de fonderie » devant une œuvre d’art même d’une autre culture que notre propre culture, ou une pièce musicale. Cette émotion, non seulement n’a que peu à voir, me semble-t-il, (c’est à la fois mon avis et mon immense espoir) avec les propriétés structurelles de l’œuvre (la symétrie dont parle H. Weyl ou les relations que mentionne K. Consani), mais encore elle peut être abîmée par la conscience trop claire de la structure. Je sais bien que les mathématiciens (et j’en fais partie) regrettent tant de ne pas être de « vrais » artistes qu’ils tentent de se convaincre que leur activité est de nature artistique (ou proche d’une activité artistique), mais cette vision est tellement une sorte de pensée unique et tellement inutile à mon humble avis que je tente toujours de m’y opposer : pourquoi diable vouloir qu’il y ait un rapport profond voire une sorte d’identité entre sciences et arts alors que le dialogue croisé entre les unes et les autres — ou mieux entre artistes et scientifiques — peut être bien plus fécond pour les uns et pour les autres ? Il me semble d’ailleurs que l’auteur de l’article et moi convergeons ou convergerions sans peine sur le vrai lien entre mathématiques et arts, à savoir la dernière phrase due à M. Atiyah : « Il n’y a sans le rêve ni art, ni mathématiques, ni vie ».

    Les lecteurs curieux d’autres discours opposant irrémédiablement arts et sciences pourront par exemple se reporter à un texte de J.-M. Lévy-Leblond intitulé La science au désir des arts, dont je ne résiste pas à citer un extrait : « … examinons l’argument selon lequel on peut trouver une forme spécifique de beauté dans la science au cœur même de son fonctionnement : il y aurait de « belles » expériences, de « belles » équations. On a même pu prétendre que la recherche de formulations harmonieuses, de jolies démonstrations, d’expériences séduisantes, serait l’un des plus efficaces moteurs du progrès scientifique. À y regarder de près cependant, cette valeur esthétique que les scientifiques attribuent à leur travail se réduit vite à deux critères, économie et fonctionnalité […] Mais on remarquera que ces deux critères sont ceux à l’aune desquels on apprécie la qualité d’un ouvrage artisanal plus que d’une œuvre d’art. Le scientifique se rapproche certes à cet égard du menuisier et du forgeron, voire de l’ébéniste et de l’horloger, pas nécessairement du peintre ou du musicien […] ». On pourra aussi lire, toujours de J.-M. Lévy-Leblond, un texte intitulé Brèves rencontres de l’art et de la science extrait du livre La pierre de touche (la science à l’épreuve), Gallimard, Folio Essais, 1996, où il écrit par exemple « Si, scientifique professionnel, mon intérêt pour l’art aboutissait à m’y faire retrouver des attitudes et des œuvres semblables à celles que je connais (trop) bien, cet intérêt s’émousserait trop vite… L’art, et l’art contemporain en particulier, m’attire en raison directe de ses différences avec la science, et non pas de leurs éventuelles similarités ». On pourra enfin consulter un texte de l’auteur de ce commentaire et de L. Maillard-Teyssier intitulé Mathématiques, musique et émotion paru dans Mathématiques et Sciences Humaines et disponible à l’url http://msh.revues.org/4292.
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  3. Gouanelle
    août 1, 2010
    12h07

    Dans le sentiment de « Beauté », la part de subjectivité, liée à la culture de chacun, est tellement importante, que les avis sur ce thème seront toujours très disparates et contrastés.
    Un exemple en dehors de mes pratiques (Mathématiques, Peinture et Poésie) : le célèbre Boléro de Ravel, envoûtant pour certains, n’est que rengaine pour d’autres.
    Claude Gouanelle